Investie par le parlement européen le 18 novembre 2004, la commission Barroso a mis en avant parmi les priorités de son mandat, comme la commission Prodi avant elle, « l’amélioration de la communication sur l’Europe » et l’approfondissement de la « citoyenneté européenne ». Sur le premier thème, un nouveau «plan d’action» a été présenté le 20 juin 2005, qui prévoit le doublement du budget de communication de la commission, l’ouverture de concours spécifiques pour recruter des spécialistes en communication, tandis qu’un nouveau « Livre blanc » a été mis en chantier. En ce qui concerne la citoyenneté, un nouveau « programme pour la citoyenneté active » a été soumis au Conseil et au Parlement européens le 6 avril 2005.

Les résultats du référendum sur le traité constitutionnel en France et aux Pays-Bas qui font suite à des records d’abstention aux élections européennes ont rendu ces réformes encore plus urgentes aux yeux de la commission. Comme l’analysait sobrement le conseiller pour les projets audiovisuels spéciaux de la DG Presse, les causes du problème sont pourtant parfaitement connues : « Les chiffres révèlent l’existence d’une appétence extrêmement forte pour le fait européen et la construction européenne, avec des sentiments d’une nature globalement positive. Le revers de la médaille, c’est que l’Europe que souhaitent les citoyens ne semble pas être exactement celle que les autorités ou les décideurs sont en train de mettre en place » ; qui poursuit : 70 % des personnes interrogées considèrent « que leur opinion n’est pas entendue par les décideurs et qu’elles se trouveront donc mises à l’écart du processus, quelle que soit la façon dont celui-ci sera fondé. La démocratie telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui ne leur est pas perceptible car ces citoyens se sentent exclus du processus lui-même » [1].

Pour autant, la Commission, loin de préconiser une démocratisation des institutions de l’Union, met en avant une stratégie de « communication et d’information » et aussi de « dialogue avec le citoyen », le tout basé sur le seul postulat que celui-ci est mal éduqué et mal informé : « Combattre l’ignorance et l’indifférence est aujourd’hui devenu une nécessité pour l’Union européenne. » Elle continue, dans le même esprit, de placer beaucoup d’espoirs dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et dans l’e-gouvernement, considérant plus ou moins ouvertement que les formes traditionnelles de démocratie sont obsolètes. Les citoyens sont donc « consultés » via des sites Internet, les commissaires invités à développer des « blogs » et les fonctionnaires à s’introduire dans les forums de discussion (éventuellement sans s’identifier comme tels) afin de lutter contre la désinformation qui, comme dans le cas de la directive sur les services (dite « Bolkestein »), y sévirait.

Dans le cadre de la préparation du « futur programme pour la citoyenneté active » – programme doté d’un budget de 235 millions d’euros sur la période 2007-2013 –, une « consultation » sur Internet, via le portail « Votre point de vue sur l’Europe », donne un exemple sidérant de la culture démocratique de la Commission. Cette consultation a eu lieu entre décembre 2004 et février 2005 « à l’aide du mécanisme IPM (élaboration interactive des politiques) » : « L’objectif principal de ce programme est de contribuer à rapprocher les citoyens de l’Union en les associant à la réflexion et aux discussions sur l’Union, et en intensifiant les liens entre les citoyens des différents pays. Ce faisant, le programme vise à relever l’un des défis les plus importants de l’UE, à savoir combler le fossé permanent qui existe entre une minorité de citoyens profondément engagés dans le projet européen et correctement informés sur les institutions de l’UE, et la majorité des citoyens qui ne se sentent pas concernés par ces enjeux. [2]

Les résultats de cette « consultation » et leur interprétation se passeraient presque de commentaires : «Le grand nombre de réponses (1 057) atteste le degré élevé d’intérêt que manifestent tant les citoyens (313 réponses) que les membres d’institutions ou d’organisations (744 réponses) pour la problématique de la citoyenneté européenne active» – souligné par nous [3]. Rappelons cependant que le nombre d’inscrits dans l’Europe des vingt-cinq en vue des élections de juin 2004 s’élevait à 352 703 427 électeurs potentiels et que ce programme de « citoyenneté active » concerne par définition l’ensemble de la population. La Commission n’hésite cependant pas à s’appuyer sur ces chiffres pour affirmer que « le soutien en faveur du nouveau programme – 98 % des répondants se sont déclarés en sa faveur – a été écrasant » [4]. La chose serait tout simplement ridicule si la mention de cette « consultation » et de ce « soutien écrasant » ne figurait pas telle quelle dans l’exposé des motifs du projet de loi transmis par la suite au Conseil des ministres et au Parlement européen pour ratification [5].

Mais la manipulation ne s’arrête pas là. La plupart des organisations ayant répondu sont en fait des autorités régionales et locales – ce qui ne devrait pas surprendre puisque ce programme finance depuis l’origine des jumelages entre villes européennes. La Commission en tire cependant une conclusion beaucoup plus large : cela « démontre combien l’enjeu de la citoyenneté européenne active correspond aux préoccupations présentes aux niveaux de base de la vie politique et à quel point il se fond avec la volonté des citoyens actifs et désireux d’accroître leur conscience européenne ». Les syndicats et les organisations patronales – qui sont rangées dans la même catégorie sans le détail de leur poids respectif dans la « consultation » – n’ont beau représenter que 3,3 % des répondants, ceci conforte pourtant « la Commission dans son choix d’associer étroitement ces organisations à ses initiatives ciblées sur la société civile ». Et si les entreprises ne représentent que 2 % des répondants, celles-ci « peuvent également jouer un rôle dans la diversification des événements et des initiatives ciblés sur la société civile en ouvrant de nouvelles perspectives aux participants et en faisant prendre conscience de la “communauté de valeurs” européenne dans tous les aspects de la vie quotidienne ».

Un partenariat think-tanks / ONG afin de «toucher les masses»

Et si certaines réponses ne sont pas toujours plébiscitaires, cela n’en tempère pas pour autant la volonté des organisateurs d’aller de l’avant dans leur programme pré-établi : « La mise en réseau des think-tanks a été soutenue par près d’un tiers des répondants, un résultat considérable compte tenu du pourcentage très réduit des répondants appartenant à cette catégorie spécifique » – [6] . La Commission tire argument de ce pourcentage pour avancer que « les think-tanks pourraient devenir l’un des nouveaux partenaires potentiels des ONG ou des comités de jumelage » [7]. Cette idée est de nouveau soulignée lors d’un « forum de discussion » s’inscrivant dans le même processus de «consultation». C’est un partenariat think-tanks / ONG qui est envisagé afin de «toucher les masses» : «Les groupes de réflexion peuvent faire office d’interface entre les institutions et le public, en interprétant et en clarifiant les politiques et les pensées, et en les rendant plus accessibles et plus compréhensibles pour les citoyens et les parties prenantes. Les groupes de réflexion pourraient peut-être agir comme des courroies de transmission sur lesquelles les ONG pourraient venir se brancher et se débrancher à souhait, en fonction de la problématique abordée.[8]» Où tout cela débouche-t-il ? À l’issue de ce processus de « consultation », la proposition soumise par la Commission au Conseil et au Parlement prévoit effectivement le financement des think-tanks au titre des crédits de la « citoyenneté active », principale innovation du programme.

D’autres questions portaient sur les valeurs à promouvoir au sein de l’Union européenne, ce qui est l’occasion pour la Commission de démontrer que sa vision économiste s’applique également au domaine politique : « Maintenant que le marché intérieur est en voie d’achèvement, ce qui permet aux Européens d’échanger librement des biens et de partager leurs préférences en matière de consommation, il est urgent de créer un espace politique symétrique où les valeurs communes seraient des biens partagés. » La valeur fondamentale mise en avant par les répondants étant la « démocratie », la Commission surenchérit : « Seule la réalisation de processus pleinement démocratiques et participatifs est susceptible d’envoyer aux parties prenantes le signal qui leur indiquera que leur voix sera prise en compte et qu’il vaut donc la peine de s’investir activement dans la construction européenne. »

Extrait de Benoît Eugène, « Quand l’Union européenne s’adresse aux « masses » », revue Agone, 34 | 2005

Notes

[1] Thierry Vissol, conseiller à la commission européenne pour les projets audiovisuels spéciaux, « Putting Europe in the Picture » op. cit.

[2] « Consultation en ligne sur le futur programme pour la citoyenneté européenne active 2007-2013 (15 décembre 2004-15 février 2005). Présentation et analyse des résultats »

[3] Ibid.

[4] Souligné par nous. Ibid.

[5] « Décision du Parlement européen et du Conseil établissant, pour la période 2007-2013, le programme “Citoyens pour l’Europe” visant à promouvoir la citoyenneté européenne active (présentée par la commission) », 6 avril 2005, Com(2005) 116 final.

[6] Souligné par nous. « Consultation en ligne sur le futur programme pour la citoyenneté… », op. cit.

[7] Ibid.

[8] Forum consultatif sur le futur programme pour la citoyenneté européenne active 2007-2013 (3 et 4 février 2005), rapport de synthèse .