Les lobbies reconduits à la tête de la Banque centrale européenne
Par Le concierge du Musée le mercredi 2 novembre 2011, 16:30 - Observatoire de l'UE - Lien permanent
Est-il acceptable que les banquiers centraux soient membres de groupes de pression ou de think tanks où ils se réunissent avec les PDG des grandes banques privées pour émettre des recommandations en matière de réglementation bancaire pour le monde entier ? Est-il acceptable que les banquiers passent et repassent du public au privé ?
Traduction d'un article du Corporate Europe Observatory (CEO) publié en anglais sur le site du CEO (Octobre 2011)
Le nouveau président de la banque centrale européenne doit démissionner immédiatement des groupes de pression du secteur financier.
Est-il acceptable que les banquiers centraux soient membres de groupes de pression ou de think tanks où ils se réunissent avec les PDG des grandes banques privées pour émettre des recommandations en matière de réglementation bancaire pour le monde entier ? Est-il acceptable que les banquiers passent et repassent du public au privé ?
Ces deux questions méritent d'être posées au moment même où Jean-Claude Trichet, le Pt de la Banque centrale européenne, passe la main à Mario Draghi. Draghi est un ancien vice-président de Goldman Sachs International, mais il est aussi membre d'un club de l'élite bancaire internationale, le Groupe des 30, comme l'est Trichet. Le groupe des 30 réunit « des représentants de très haut niveau des secteurs privé et public et de l'université » et a été créé en 1978 pour « analyser les répercussions internationales des décisions prises dans les secteurs public et privé, et pour examiner les choix qui s'offrent aux praticiens des marchés et aux décisionnaires politiques » (1).
Dans le contexte de l'eurocrise, des opérations de renflouement massif des grandes banques et du débat en cours sur la manière de réguler le secteur bancaire à la lumière de la crise financière, il devrait être évident que des garanties sont nécessaires pour assurer que le Pt de la banque centrale européenne demeure indépendant. D'aucune manière, il ne doit être mêlé à des activités de lobbying défendant les intérêts privés des grandes banques. Ceci ne devrait-il pas impliquer l'interdiction d'être membre du Groupe des 30 ?
Un club privé
Trichet et Draghi côtoient dans ce club les PDG des plus grandes banques. Le groupe est présidé par Jacob Frenkel de JP Morgan Chase qui s'en fait souvent le porte-parole vis-à-vis du public. On y trouve aussi E. Gerald Corrigan de Goldman Sachs, Guillermo de la Dehesa Romero du Groupe Santander, David Walker de Morgan Stanley et un nombre non-négligeable de banquiers centraux du monde entier (2). Un ami proche de Trichet, Jacques de Larosière, en fait aussi partie. Il est sans doute mieux connu pour avoir été le banquier qui présidait le Groupe de haut niveau de l'Union européenne en 2008-2009 chargé d'émettre des propositions en réponse à la crise financière, avant de rejoindre très peu de temps après The Institute of International Finance, Inc. (IIF), soutenant ses efforts pour vider de son contenu l'Accord de Bâle III sur la nouvelle régulation bancaire internationale – sur le point d'entrer en application dans l'UE (3). Si Trichet n'hésitait pas à énumérer en ligne sur le site de la BCE les médailles et les honneurs reçus au-cours d'une vie bien remplie, sa qualité de membre du Groupe des 30 était étrangement omise (4).
Un lobby ?
Si on en croie les chercheurs qui ont analysé le Groupe des 30, il a toutes les caractéristiques d'un lobby. Il est décrit comme « une organisation du secteur privé ayant exercé une influence considérable sur les résultats de certains débats sur la régulation au-cours des 20 dernières années » (5). « C'est une créature assez unique en cela qu'elle réunit des gens à la fois des secteurs financiers privé et public, et que cela se fait ouvertement » a confié au CEO Eleni Tsingou de l'Ecole de commerce de Copenhague qui étudie le Groupe depuis plusieurs années. « Cela a changé depuis la crise financière, mais pendant la plus grande partie de son existence le Groupe des 30 a évolué dans un environnement où nul ne voyait le moindre problème à ce que les régulateurs et la communauté financière du secteur privé entretiennent des rapports étroits lorsque de nouvelles règles étaient envisagées. » Elle a insisté sur le fait que le travail du Groupe avait deux facettes. « Le Groupe travaille de deux façons. Il y a ce qui est public, essentiellement les rapports, et il y a les réunions entre les membres, où ils peuvent se rencontrer et discuter dans un environnement confidentiel. En cela, cela ressemble à un club. » (6)
Le Groupe a contribué à des régulations inefficaces
Le Groupe lui-même déclare qu'il « a un impact sur la structure actuelle et future du système financier global en délivrant des recommandations opérationnelles directement aux groupes décisionnaires privés et publics ». Cette influence considérable semble s'être exercée sur la régulation bancaire Bâle II qui a échoué si misérablement en 2008. Lors de la négociation de Bâle II, le Groupe des 30 a soutenu le plus grand groupe de pression du secteur, l'IIF, dans le but de promouvoir un système de maîtrise du risque appelé value-at-risk (VaR) (7). Un système qui fut par la suite rendu responsable de beaucoup des calamités de la crise financière en 2008. « Vu le cataclysme qui s'est produit depuis, on a beaucoup dit, y compris dans les cercles d'analystes financiers, que le choix institutionnel généralisé de s'en remettre au VaR fut une terrible erreur. De près ni de loin, les risques évalués par le VaR n'incluaient le plus grand de tous : celui d'un écroulement du système financier » écrivait le New York Times début 2009 (8)..
Indépendance chérie
La composition du Groupe n'a guère varié au-cours des ans et il n'y a pas de raisons de penser que le rôle du Groupe ait fondamentalement changé. À l'heure où Draghi s'installe dans le fauteuil de Pt de la BCE, la question de son indépendance doit donc être posée. L'indépendance de la BCE a été depuis sa naissance un principe fondamental. L'article 130 du traité prévoit que « Ni la BCE, ni les banques centrales nationales (BCN), ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes de l’Union européenne (UE), des gouvernements des États membres de l’Union européenne ou de tout autre organisme. » C'est pris très au sérieux quand un État membre tente d'exercer une influence sur les décisions de la Banque. Mais il est sidérant que personne ne semble jamais s'être interrogé si des groupes de pression privés ne seraient pas en position d'exercer une influence déplacée au plus haut niveau de la Banque.
Draghi doit partir
Au-cours des auditions précédant la nomination du nouveau président, la question des anciennes fonctions de Draghi à Goldman Sachs a été soulevée avec l'hypothèse que cela pourrait constituer un problème. Non sans provoquer la stupeur, voire le ricanement, des amis de Draghi ont prétendu que son rôle en tant que vice-président de Goldman Sachs International avait essentiellement consisté en celui de conseiller (9). Draghi a quitté son poste à Goldman Sachs il y a six ans. Maintenant que le voici nommé à la tête de la BCE, le Groupe des 30 peut toujours compter sur lui et faire valoir son nom lorsqu'il travaille à influencer la régulation financière. Quand le label du Groupe des 30 sera utilisé pour renforcer le poids du lobby financier, le nom de Draghi sera implicitement connecté à ces efforts.
Draghi doit se retirer du Groupe des 30 pour donner un signe de la volonté d'ouvrir un nouveau chapitre de l'histoire de la BCE. Une histoire où le passage de banquier central à banquier privé et réciproquement ne sera plus aussi naturel qu'aujourd'hui. Il est insupportable que le président d'une institution publique supposée indépendante soit membre d'un groupe qui défend les intérêts du secteur financier privé.
Notes: 1 http://www.group30.org/about.shtml 2 http://www.group30.org/members.shtml 3 Ranjit Lall; ”Reforming Global Banking Rules: Back to the Future?”, Danish Institute for International Studies, DIIS Working Paper 2010:16, page 28. http://www.diis.dk/graphics/Publications/WP2010/WP2010-16-Lall-Reforming-global-banking-rules.pdf 4 http://www.ecb.int/ecb/orga/decisions/html/cvtrichet.en.html 5 Eleni Tsingou; “Transnational policy communities and financial governance: the role of private actors in derivatives regulation”, Centre for the Study of Globalisation and Regionalisation, University of Warwick, CSGR Working Paper No. 111/03, Janvier 2003 6 Toutes les citations sont tirées de l'interview d'Eleni Tsingou, 27. Octobre 2011. 7 Ranjit Lall; ”Reforming Global Banking Rules: Back to the Future?”,page 23. 8 The New YorkTimes; ”Risk Mismanagement”, 2.Janvier 2009. http://www.nytimes.com/2009/01/04/magazine/04risk-t.html?pagewanted=all 9 Reuters, 20 mars 2011. http://in.reuters.com/article/2011/03/20/idINIndia-55727920110320