Polarités d'avant-guerre à travers les débats sur les conceptions possibles de la construction européenne
Par Le concierge du Musée le jeudi 8 décembre 2011, 18:12 - Bibliothèque - Lien permanent
On retrouverait aussi sans peine les polarités d'avant-guerre à travers les débats sur les conceptions possibles de la construction européenne qui divisent les élites politiques nationales depuis l'adhésion laborieuse du Royaume-Uni : la Grande-Bretagne la conçoit principalement sur le modèle d'un Commonwealth ouvert, voire d'un espace transatlantique préservant ses liens avec la puissance dominante, les états-unis, en profitant pleinement de son avantage linguistique et de sa destruction avancée de l’État-providence pour attirer les investisseurs mondiaux qui s'en servent comme d'un porte-avions mouillant à l'intérieur des euax territoriales de la politique douanière commune. La France, en fonction du modèle fédéré mais asymétrique de son ancien Empire, où son couple avec l'Allemagne détiendrait le leadership par rapport aux partenaires secondaires, poursuit, sur un autre registre, les lignes de sa stratégie d'alliance avec de plus puissants qui la caractérisait déjà dans la première moitié du siècle. L’Allemagne enfin, depuis sa réunification qui lui redonne sa position continentale dominante d'avant 1914, est de plus en plus sensible au retour du modèle ancien de la Mitteleuropa polycentrique où elle s'impose par son poids propre
Extrait de la conclusion du livre de Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne, 1900-1940. Essai d'histoire sociale comparée, Seuil, 2001, pp. 537-541.
Pour des raisons plus pratiques que théoriques, la comparaison des trois sociétés impériales est arrêtée dans ce livre au cours du second grand cataclysme du XXème siècle. J'espère pouvoir montrer ultérieurement la valeur heuristique du concept de société impériale au-delà de l'époque des empires coloniaux. Avec la fin des colonies et la construction de l'espace économique européen, où les trois nations se trouvent obligées de coopérer tout en changeant de modèle de rivalité, le modèle continental allemand est en fait devenu la norme, au lieu de l'exception, à partir des années cinquante-soixante (1). On retrouverait aussi sans peine les polarités d'avant-guerre à travers les débats sur les conceptions possibles de la construction européenne qui divisent les élites politiques nationales depuis l'adhésion laborieuse du Royaume-Uni : la Grande-Bretagne la conçoit principalement sur le modèle d'un Commonwealth ouvert, voire d'un espace transatlantique préservant ses liens avec la puissance dominante, les états-unis, en profitant pleinement de son avantage linguistique et de sa destruction avancée de l’État-providence pour attirer les investisseurs mondiaux qui s'en servent comme d'un porte-avions mouillant à l'intérieur des euax territoriales de la politique douanière commune. La France, en fonction du modèle fédéré mais asymétrique de son ancien Empire, où son couple avec l'Allemagne détiendrait le leadership par rapport aux partenaires secondaires, poursuit, sur un autre registre, les lignes de sa stratégie d'alliance avec de plus puissants qui la caractérisait déjà dans la première moitié du siècle. L’Allemagne enfin, depuis sa réunification qui lui redonne sa position continentale dominante d'avant 1914 (2), est de plus en plus sensible au retour du modèle ancien de la Mitteleuropa polycentrique où elle s'impose par son poids propre. Il prend même une nouvelle actualité avec l'effondrement du socialisme soviétique qui ouvre des possibilités élargies d'expansion à ce modèle. C'est pourquoi la « république de Berlin » favorise l'entrée des nouvelles nations indépendantes de l'Est européen, les plus intégrables à l'économie de marché où elle peut trouver la main-d’œuvre « flexible » et sous-payée qui libérera (et libère déjà) son patronat le plus mondialisé du compromis social avec les syndicats encore les plus puissants d'Europe, Scandinaves mis à part.
l'histoire sociale de la crise des société impériales pourrait être résumée comme le moment tragique intermédiaire entre le temps des états sans nation, à la merci des aventures militaires, des querelles dynastiques et des révoltes intérieures contre les crises de type ancien, et le temps (lui aussi déjà révolu) des nouveaux empires, figés provisoirement dans le face-à-face bipolaire de l'équilibre de la terreur et de projets sociaux concurrents construits contre le modèle impérial européen hiérarchisé : côté américain, par la promesse partiellement tenue de la consommation de masse pour une immense classe moyenne, côté soviétique, par la promesse, jamais honorée, de l'abondance du communisme sans classe. À y regarder de plus près, ces deux projets alternatifs qui ont profité de la ruine, à la faveur de leur crise, des fondements anciens des sociétés impériales sont en fait les enfants prodigues de celles-ci. La nouvelle société américaine de consommation a prétendu dépasser la société de classe européenne et a attiré tous ceux qui ne trouvaient pas satisfaction à leurs aspirations dans l'ancien monde (3). En revanche, elle n'a pu effacer véritablement l'héritage colonial de la barrière raciale. L'URSS, dans ce qu'elle a gardé du legs du socialisme français et allemand, fut aussi une tentative d'application radicale à une société traditionnelle du rêve d'intégration universelle construit par les intellectuels et les exclus des sociétés impériales contre l'ancienne société de classe d'avant 1914. Elle a encore plus tragiquement échoué, mais a redonné une jeunesse relative au compromis social-démocrate postérieur à 1945 influent en Europe occidentale, moindre mal entre le retour au XIXème siècle de la lutte pour la vie de la « mondialisation », prôné par le néolibéralisme, et l'impasse sociale des dictatures poststaliniennes ou postcoloniales qui renouent avec le nationalisme exacerbé. La crise des sociétés impériales et les catastrophes en chaîne auxquelles elle a abouti ne signifient pas qu'une autre voie que celle de la confrontation suicidaire des trois sociétés centrales n'était pas possible. Au lieu de s'enferrer dans ce jeu de l'orgueil impérial, du point d'honneur national, n » d'un complexe de supériorité mutuellement exclusif, et du refus opposé par les dominants aux réformes internes par attachement à des hiérarchies périmées, dès le début du siècle, les sociétés impériales pouvaient, comme le prônaient certains réformateurs, jeter les bases d'une intégration positive des classes dominées, voire amorcer l'ouverture aux peuples exploités des empires (voies suivies, bon gré, mal gré, dans la seconde moitié du siècle une fois tirées, mais un peu tard, et inégalement, les leçons des catastrophes antérieures). Cet autre arbitrage aurait favorisé d'autres groupes dominants, d'autres dynamiques sociales et d'autres alliances politiques internes aux nations ; elles étaient possible et ont été tentées en France et en Grande-Bretagne dans les périodes réformatrices, elles ne l'ont pas été en Allemagne, ce qui a conduit au premier affrontement. De même l'échec des réformes de Weimar, arrachées à la faveur d'une conjoncture politico-militaire exceptionnelle, a remis en mouvement les autres désastres politiques conduisant à la seconde catastrophe européenne. On a donné dans ce livre quelques pistes d'explication pour ces rebroussements répétés, mais la plus importante renvoie à une histoire sociale des processus de constitution de l'identité réciproque des trois société impériales dans leur confrontation au cours du second XIXème siècle, ce que j'ai appelé la construction des habitus nationaux à partir des dynamiques sociales propres aux trois sociétés. Elle a durablement façonné tant la volonté de puissance des élites que les représentations des peuples dont l'intégration nationale a été si bien parachevée que le consentement l'a emporté sur la révolte, même dans les situations les plus tragiques produites par les erreurs ou les décisions aberrantes de ces mêmes élites. La fracture dynamique vertueuse s'est mise en place dans le second XXème siècle. Elle est peut-être en passe d'être remise en cause à son tour par la révolution néoconservatrice venue d'outre-Atlantique et d'outre-Manche qui a déjà en grande partie dévasté le compromis social positif inventé là-bas entre keynésianisme, fordisme et Welfare State. L'historien doit ici s'arrêter sous peine de changer de rôle, c'est au lectuer de tirer les leçons et réflexions sur le temps présent de la double comparaison présente dans ce livre : celle entre les sociétés impériales affrontées aux crises et qui permet de critiquer les choix d'hier, celle entre hier et aujourd'hui, pour déceler tout le poids « du passé qui ne veut pas passer » et qu'on ne maîtrisera vraiment que par la connaissance critique que procure justement la comparaison entre nations.
Christophe Charle
(1) L'arrivée de populations immigrées de plus en plus nombreuse, issues en partie des anciennes colonies ou des nations dominées, a encore renforcé la convergence autour de ce modèle de l'empire intérieur. (2) Et même supérieur à 1914, avec le déclin économique britannique par rapport à elle et à la France, et la pacification de sa vie politique interne. (3) Pour une analyse originale de la genèse dela nouvelle société américaine à partir des années vingt, plus tard proposée comme projet à l'ancien monde et au Japon, cf. O. Zunz, Why the American Century ?, Chicago, University of Chicago Press, 1998, trad. française, Le Siècle américain, Paris, Fayard, 2000.