Il y a 13 ans : La réforme du chômage en perspective européenne
Par Le concierge du Musée le vendredi 13 avril 2018, 15:09 - Grandes Conférences du Musée de l'Europe - Lien permanent
Nous republions ce texte issu d'un exposé donné au Cinéma Nova en 2005 dans le cadre d'une réunion sur la précarité et d'une intervention devant les étudiants marseillais mobilisés contre le CPE et réactualisé en 2012. Car il fut une époque où en période d'occupation des Facultés, des intervenants venaient parler d'autre chose aux grévistes que de leur nombril, et où ceux-ci n'écoutaient pas les nouveaux faux impertinents sagement assis en amphi pour faire la claque comme sur les plateaux dont ces "mauvais maîtres" sont si friands...''
Le Concierge
Belgique : Le nouveau train de réformes notamment du chômage décidé par le « gouvernement papillon » (dirigé par le socialiste Di Rupo) prend prétexte de la crise pour en précipiter l'urgence. Y-a-t-il un lien entre ces mesures et la crise?
Il suffit de consulter le dernier rapport disponible remis par la Belgique à la Commission européenne au titre du suivi de la « stratégie européenne pour l'emploi » mise en place par les accords de Lisbonne (voir plus bas) pour conclure qu'il n'en est rien.
«Never waste a good crisis»
Herman Van Rompuy, Bozar, 23/01/2012
Ce rapport [1] date en effet de 2007, soit avant la crise (de la finance privée). Le portrait de l'économie belge qui y est donné est le suivant :
« La croissance 2006 est vigoureuse et équilibrée; elle n'a jamais été aussi élevée au-cours de ces six dernières années (…) Alors que le nombre de chômeurs avait encore augmenté de 20 000 unités en 2005, ce dernier a diminué de 8 000 unités sic en 2006, et ce depuis la première fois depuis 2001, il devrait enregistrer une diminution de 39 000 unités en 2007 (…) Depuis 2000, la Belgique a clôturé des budgets successifs non déficitaires. De ce fait, la dette publique, l'un des points névralgiques cruciaux de la Belgique, a continuellement diminué en tant que pourcentage du PIB. Alors qu'elle s'élevait encore à 137% du PIB en 1993, elle a chuté à 87% en 2006 et devrait poursuivre sur la même voie en 2007 pour descendre à 84% du PIB ».
Autrement-dit, il n'y avait pas de crise et l'endettement était sous contrôle. Quelle était dans ce contexte la « stratégie pour l'emploi ? » :
«Les autorités fédérales ont renforcé le lien entre le droit à une allocation chômage d'une part et l'intensité et le sérieux de la recherche d'un nouvel emploi par le chômeur d'autre part. La conjonction de tous ces efforts se traduira par un afflux accru vers le travail, et, partant, d'une approche renforcée en matière de droits et de devoirs, par la perte des indemnités de chômage pour un groupe restreint de chômeurs récalcitrants (…) La pression fiscale a également été réduite pour les travailleurs salariés, en particulier pour ce qui est des revenus plus bas, ce qui rend plus attrayant la transition de l'inactivité vers un travail faiblement rémunéré. Pour ce qui est de ce groupe, la forte croissance du régime des titres-services, essentiellement pour ce qui est du travail ménager, a créé des emplois dans le circuit officiel».
La stratégie était donc la même qu'aujourd'hui : développement de l'emploi sous-payé par le chantage à la suspension des allocations chômage. Et cela hors de tout contexte de crise. En fait, la déréglementation du marché du travail dont la « réforme de l'assurance chômage » est un verrou stratégique à faire sauter s'inscrit dans un véritable projet de société européen mis en œuvre:
– par la Commission européenne dans son domaine de compétence – à travers la coordination des politiques des États membres dans le cadre d'un programme connu sous le nom d'« agenda de Lisbonne ». Ce programme vise à faire de l'Europe « la société de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ».
L'agenda de Lisbonne prévoit des mesures aujourd'hui bien avancées :
– la libéralisation du marché du gaz et de l'électricité – la libéralisation du rail, des télécommunications, des services postaux – « la réforme structurelle urgente » des marchés du travail, des retraites et de la sécurité sociale.
C'est dire que la plupart des mouvements sociaux que les États membres ont connu depuis 2000 sont liés à l'agenda de Lisbonne.
La vision de la société européenne de la Commission et de ses inspirateurs
La Table ronde des industriels européens (ERT) [2] est un groupe de pression associant les plus grandes entreprises européennes au niveau de leur PDG mis en place à la demande de la Commission européenne elle-même afin de pouvoir s'appuyer dessus pour forcer la main aux États, on lui doit notamment le marché unique et l'euro et ce fut l'un des principaux promoteurs de l'« agenda de Lisbonne ». On lisait en 1998, dans un des rapports de ce lobby intitulé : « La création d’emplois et la compétitivité par l’innovation », le portrait d’une économie en pleine ébullition, offrant « un flot incessant de produits et de services toujours plus récents, plus performants ou moins chers qui, constamment, rendent les produits plus anciens, moins performants, voire obsolètes – de même que les emplois qui y sont liés. » L’adaptation à ce processus de « destruction créative » doit se faire à tous les niveaux de la société : chez les gouvernements, les entreprises quelle que soit leur taille et les particuliers, car, « lutter contre la restructuration revient simplement à faire obstacle au changement et à la création d’emplois. »
C'est le projet de société de la « société de la connaissance la plus compétitive du monde » avant l'heure. En prime, on y gagnera le « développement durable », puisque, en caricaturant à peine, tous les deux mois on pourra mettre un produit polluant à la poubelle pour le remplacer par un produit moins polluant (c'est l' « éco-efficacité »).
Autre façon de le dire, c'est le président de la Commission José Emmanuel Barroso [3] qui parle:
« La route est longue, mais je suis optimiste par nature. Je crois fermement qu'il y a un potentiel dans chaque citoyen européen, qui n'attend qu'à être débloqué. Il me semble que c'est une erreur de penser que les européens sont réticents face à l'innovation, refusent le risque et doivent être d'une façon ou d'une autre forcés à abandonner les modes de vie et de travail existant. Regardez le téléphone mobile qui doit son succès à la combinaison d'une technologie conviviale et à la concurrence entre les fabricants, mais aussi à la demande des consommateurs européens. Grâce à eux, l'Europe est devenue leader dans ce domaine. Ou regardez les compagnies aériennes low costs, sur lesquelles se sont jetés des citoyens affamés de mobilité, et qui dans le même temps ont créé un marché et de nouveaux emplois qui n'existaient pas avant [4].»
En gros, si les compagnies low costs ont des passagers, et le téléphone portable des utilisateurs, c'est un genre de référendum pour “la société de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde”, les emplois précaires et la flexibilité... Il va de soi que les citoyens européens qui ne sont pas adeptes de cette forme de “déblocage” de leur “potentiel” sont des réactionnaires qui refusent le progrès. C'est encore M. Barroso qui parle, cette fois-ci devant le “Conseil de Lisbonne”, autre lobby bruxellois : “Si le vieux marché unique ne fournit pas toutes ses potentialités en terme de croissance et d'emploi c'est largement à cause du succès de la défense d'intérêts établis au détriment des intérêts de la société entendue au sens large.”
Et le rôle de la Commission est de défendre cet “intérêt général”, contre les intérêts nationaux, forcément étroits et catégoriels. Donc tout ce qui est une spécificité nationale, et notamment tout ce qui a à voir avec les acquis des luttes sociales du passé, est défendu par des réactionnaires. Alors que les révolutions conservatrices précédentes développaient un mythe du passé à rétablir, la révolution conservatrice se range du côté du progrès contre l'archaïsme, avec le mythe de la révolution (technologique) permanente.
Vision qui était celle du Pt de l'ERT d'alors, Gehrard Cromme (PDG de Thyseenkrupp) invité à s'exprimer lors d'un conseil des ministres informel à Maastricht en 2004. Pour l'ERT, il existe une « nouvelle Europe à deux vitesses » clivée entre les gouvernements exclusivement tournés vers les besoins de l’économie et ceux qui persistent à poursuivre « des objectifs nationaux ou politiques [5] »
Un agenda “social” pour l'emploi !
Dans la stratégie de Lisbonne tout repose sur la compétitivité et tout en découle, l'emploi, le bienêtre, la protection sociale et l'écologie. Cette même compétitivité que le Traité constitutionnel européen place au sommet de la hiérarchie des normes. Plus les entreprises sont compétitives, plus elles font de profits, plus elles sont supposées redistribuer et investir, y compris dans « les technologies propres ». Mais attention, volontairement, parce qu'elles sont citoyennes... Toute réglementation les rendrait moins compétitives et notre bien-être diminuerait en conséquence. Donc pour plus de protection sociale il faut commencer par liquider la protection sociale pour rendre les entreprises compétitives. CQFD.
La « réforme structurelle urgente des marchés du travail » prend la forme d'une __« stratégie européenne pour l'emploi [6] »__ articulée autour des objectifs suivants, actualisés en 2005 :
''« Plein emploi : entre 2005 et 2010, l'Union européenne s'est fixée comme objectif d'atteindre : . un taux d'emploi global de 67 % en 2005 et de 70 % en 2010 ; . un taux d'emploi des femmes de 57 % en 2005 et de 60 % en 2010 ; . un taux d'emploi des travailleurs âgés (55 à 64 ans) de 50 % en 2010. »''
Ces objectifs introduisent une nouvelle définition du « plein emploi ». Il ne s'agit pas de créer des emplois pour les chômeurs européens, comme le programme de la présidence britannique l'indiquait clairement au printemps 2005 :
« L’Europe ne pourra pas atteindre les objectifs en matière d’emploi fixés à Lisbonne sans s’attaquer à l’inactivité économique. Même si les 19 millions de chômeurs en Europe trouvaient tous un emploi, le nombre des actifs serait insuffisant pour réaliser l’objectif de Lisbonne en la matière, à savoir un taux d’emploi de 70 %. ».
Il s'agit bien d'accroitre « l'employabilité » ou « participation au marché du travail » de la population potentiellement active, en prévision d'un déséquilibre démographique (qui nécessite selon l'OCDE 20 millions de travailleurs immigrés d'ici 2020). Au passage la mise au travail des femmes (« Le potentiel énorme que représentent les femmes sur le marché du travail doit encore être pleinement mis à profit ») est rebaptisée « égalité des chances ». C'est notamment à ce titre que la loi française interdisant le travail de nuit des femmes a été abrogée... Des objectifs d'employabilité sont également fixés pour les handicapés, au nom de la « lutte contre les discriminations ». Quant aux plus âgés, la stratégie prend le nom de «vieillissement actif» ! On conçoit dès lors que pour parvenir à ces objectifs, une certaine coercition soit indispensable, notamment par les restrictions à l'assurance chômage et à la sécurité sociale, comme le souligne M. Barroso :
« Réintégrer les chômeurs et les inactifs dans le marché de l'emploi et inciter les travailleurs à rester actifs plus longtemps nécessitent de moderniser les systèmes de protection sociale [7] »
La stratégie de Lisbonne en matière d'emploi
''« Pour mener à bien ces trois objectifs généraux, les gouvernements des États membres de l'Union européenne sont appelés à suivre 10 lignes directrices spécifiques :''
- mesures actives et préventives en faveur des chômeurs et des inactifs ; - création d'emplois et esprit d'entreprise ; - promotion de la capacité d'adaptation au travail et de la mobilité ; - promotion du développement du capital humain, ainsi que de l'éducation et de la formation tout au long de la vie ; - augmentation de l'offre de main d’œuvre et promotion du vieillissement actif ; - égalité entre les femmes et les hommes ; - promotion de l'intégration des personnes défavorisées sur le marché du travail et lutte de la discrimination dont elles font l'objet ; - incitations à l'emploi par des offres financières plus attrayantes (*); - transformation du travail non déclaré en emploi régulier ; - diminution des disparités régionales en matière d'emploi. »
(*) notons cependant ce bémol : ''« Enfin, l'amélioration des chiffres de l'emploi observée ces dernières années est plus sensible dans les pays qui ont mené à bien des réformes visant à augmenter le taux de participation (comprendre : démantèlement de l'assurance chômage) et à améliorer la conception des politiques actives du marché du travail et des systèmes de prélèvements et de prestations. Des études (La Commission a toujours « des études » sous le bras !) montrent que de telles réformes peuvent améliorer le taux de participation de 1,5 point de pourcentage et que, combinées à la modération salariale elles peuvent réduire le taux de chômage de 1 %»'' [8]
Déclinaisons nationales
On ne peut malheureusement ici faire l'inventaire des mesures prises dans chaque pays dans le cadre des objectifs de Lisbonne en matière d'emploi (qui apparaissent dans des rapports transmis annuellement à la Commission [9]). Réformes des retraites, de la sécurité sociale, de l'assurance chômage... Toutes ces mesures sont intervenus aux différents plans nationaux à la fois de façon désynchronisée et sur une sédimentation du droit du travail marquée par des traditions historiques spécifiques , ce qui, renforcé par la technicité du droit du travail et de la protection sociale rend très difficiles les mobilisations européennes. Qui pouvait faire le lien entre des mobilisations en Allemagne contre les “emplois à un euro [10]”, celles en France contre le CPE, ou pour les retraites en Belgique ? Qui sait que le Contrat nouvel embauche, autre dispositif semblable à ce que suggère aujourd'hui la ministre belge du travail (licenciement autorisé sans motif lors des deux premières années déclaré contraire au droit international du travail par l'Organisation internationale du travail) figurait dans le rapport annuel remis par annuel remis par la France à la Commission au titre du suivi des objectifs de Lisbonne[11] ?
Pourtant il s'agit bien, aux niveaux nationaux, de la mise en œuvre du projet technocratique de “société de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde”, élaboré en pleine bulle des valeurs internet dont l'éclatement n'a pas découragé les promoteurs d'un modèle de développement qui rappelle furieusement, mort avant d'être né, ceux proposés au tiers-monde dans les années 60. Pour citer une dernière fois José Emmanuel Barroso :
‟Comme l'écrivait Paul Valery : “le problème à notre époque, c'est que le futur n'est plus ce qu'il était”. La bulle internet a éclaté, les événements terribles du 11 septembre 2001 semblent avoir jeté un sort à l'économie mondiale et l'Europe est devenue plus consciente du problème démographique et des effets de la concurrence internationale et les conséquences que cela aura sur notre modèle social et notre économie si rien ne change.”
Le 11 septembre a laissé place à la crise des finances publiques causée par la crise de la finance privée. Ce qui ne change pas, c'est “L'essence du néolibéralisme. Cette utopie, en voie de réalisation d'une exploitation sans limite [12]”. Car à travers la stratégie européenne pour l'emploi, c'est*bien, sous couvert de “lutte contre le chômage”, telle qu'elle est promue dans ses déclinaisons nationales, la mise en place d'un marché du travail totalement dérégulé qui reste à l'ordre du jour.
La preuve par la Grèce
Le cas de la Grèce en fournit la vérification. C'est l'agenda de Lisbonne (notamment) appliqué de façon autoritaire qu'exige la troïka (Commission européenne, FMI, BCE) qui n'est rien d'autre que le bras armé des multinationales réunies dans l'ERT. Le prochain prêt dont la Grèce a besoin (à défaut d'oser faire défaut) ne sera débloqué que si le salaire minimum (qui est de 700 EUR) est supprimé ainsi que l'ensemble des conventions collectives... Et comme le déclarait à ce sujet Guy Verhostadt au journal Le Soir:
Ce qui est important, c’est que la pression ne diminue pas. Ainsi (il sourit…), il vaudrait mieux que la BCE ne soit pas « laxiste » aujourd’hui, parce que si elle relâche sa politique et que cela va mieux, le sentiment d’urgence va disparaître. Or, c’est notre allié…
Y compris pour "réformer" les autres États sociaux...
Benoît EUGENE
Notes
[1] http://ec.europa.eu/social/BlobServlet?docId=6078&langId=fr
[2] Lire Observatoire de l'Europe Industrielle, Europe INC. Comment les multinationales construisent l'Europe et l'économie mondiale », Agone, 2005.
[3] José Emmanuel Barroso fut maoïste pendant la révolution des oeillets puis socialiste puis premier ministre de centre droit. Dans ses fonctions il organisa le sommet des Açores avec Berlusconi, Bush et Blair qui décida de l'invasion de l'Irak.
[4] Jose Emmanuel Barroso, Creating an Europe of opportunities, discours Schuman, Lonseil de Lisbonne, 14 mars 2005 <www.lisboncouncil.net/files/download/RSLecture2005.pdf >
[5] Europe Inc., p. 89
[6] Textes en ligne sur <http://europa.eu.int/comm/employment_social/employment_strategy/guidelines_fr.htm>
[7] Souligné par moi. COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES Bruxelles, le 02.02.2005 COM (2005) 24 *COMMUNICATION AU CONSEIL EUROPÉEN DE PRINTEMPS **Travaillons ensemble pour la croissance et l’emploi Un nouvel élan pour la stratégie de Lisbonne *Communication du Président Barroso en accord avec le vice-président Verheugen :<http://www.eurosfaire.prd.fr/bibliotheque/pdf/COM2005_024_fr.pdf>
[8] Ibid.
[9] Voir les plans d'action nationaux <http://europa.eu.int/comm/employment_social/employment_strategy/national_fr.htm>
[10] Le plan « Harz IV » de réforme de l'assurance chômage qui oblige les chômeurs pour conserver leurs allocations, fortement réduites dans le temps, à accepter jusqu'à 30 heures de travail par semaine payées un euro de l'heure. Et cela malgré plus d'un an de mobilisations sociales et de manifestations hebdomadaires !
[11] PROGRAMME NATIONAL DE REFORME "POUR UNE CROISSANCE SOCIALE <http://www.sgae.gouv.fr/actualites/htmlpages/actu_pnr.html>
[12] Pierre Bourdieu, L'essence du néolibéralisme, Le Monde diplomatique, mars 1998