L’Europe est le continent de la démocratie. L’aplomb solennel qui émane de cette conviction fait résolument partie du projet européen. C’est dans des démocraties solides que la prospérité a été réalisée. Et c’est l’attrait de la souveraineté populaire de l’Occident – et pas seulement la richesse – qui a causé l’effondrement de l’impérialisme soviétique après 1989. Mais les temps changent : un bon demi-siècle après la formation de la Communauté économique européenne par la signature des Traités de Rome, et bien vingt ans (sic) après l’entrée triomphante dans l’UE de jeunes démocraties telles que la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie et la Roumanie, le continent connaît une grave crise constitutionnelle. Et le fait que le manque de légitimation de ses décisions politiques soit occulté par une crise de faillites étatiques en chaîne ne rend pas vraiment la situation plus confortable. Le projet européen d’une union pacifique de nations indépendantes est en train de courir à sa perte.

Il suffit de jeter un œil aux berceaux de la démocratie. La Grèce et l’Italie ont des gouvernements démocratiques, mais les premiers ministres n’appartiennent à aucun parti, n’ont mené aucune campagne, n’ont pas l’intention de fonder de mouvement politique une fois en fonction, ni celle d’obtenir l’assentiment de leur peuple. Ce sont de simples administrations d’urgence qui décident les réformes, appliquent les réductions budgétaires et prennent les décisions de recrutement que les gouvernements démocratiquement élus toutes ces dernières années n’ont pas été capables de faire. Quelle ironie amère quand Venizelos, le ministres des finances grec, déclare qu’il ne pourra pas y avoir d’élections en avril car le nouveau gouvernement de techniciens doit d’abord mener à bien les réformes les plus importantes. Pour qui le peuple qui a inventé la démocratie sous Périclès devrait-il donc voter, si ce n’est pour son propre destin ?

Mais pourquoi intervenir ?

La classe politique, qui a mené ses États au bord de la faillite à force de clientélisme et d’achat de voix (sic - il s'agit bien évidemment de clientélisme bancaire, note sardonique du Musée), a été limogée « par les marchés ». En Italie par exemple, les versements de retraite anticipée, l’abondance des fraudes fiscales et les réglementations rigides du commerce et de l’industrie ont été contestés pendant des années. Aujourd’hui, la réorganisation de ce système à bout de souffle, tout raisonnable qu’elle est (sic), est expédiée en moins de deux dans les instances par des étrangers à la politique, sans débat, sans campagnes électorales, sans responsabilité des autorités compétentes. Chose assez peu rassurante : la démocratie de partis ne reprend la barre que lorsque le travail nécessaire a été fait.

Doit-on s’étonner qu’il y ait de plus en plus de gens qui se demandent pourquoi ils devraient prendre part aux débats politiques ? Pourquoi s’intéresser aux tendances idéologiques ou confessionnelles quand à la fin, il y a toujours un banquier qui sort de nulle part pour recouvrer les fonds de la détresse financière provoquée par les banquiers eux-mêmes ? En 1930, notre Parlement a été taxé de « moulin à paroles » ; on sait ce qui s’est passé après.

Mais ce ne sont pas seulement le piège de la dette, l’avidité autosatisfaite des parlementaires (comme en Italie) ou la mésentente structurelle des partis (comme en Belgique) qui ont causé la perte de la démocratie dans certains pays. Après des élections populaires, il aura fallu presque deux ans à la Belgique pour former un gouvernement composé de perdants aux élections et de clientélistes. Pendant ces 541 jours, l’administration a dirigé un pays déchiré de façon plus qu’honorable. Après une telle débâcle, tout homme politique qui se respecte devrait en fait se demander si l’ensemble de sa classe ne pourrait pas être éliminée sans que personne ne s’en aperçoive. Des représentants du peuple infatués de leur propre personne comme Antonis Samaras, qui une fois au bord de la faillite, envisagent encore le recours au chantage et aux vieilles intrigues, nous rappelent fatalement la bande dessinée « Astérix en Corse », quand le chef de l’île explique le mode de scrutin : « On met nos bulletins dans l’urne, on jette l’urne à la mer, on se bat et c’est le plus fort qui devient chef. »

Des prises de décision dégradantes

La capitulation de la classe politique est aux antipodes des objectifs stratégiques qui étaient liés à l’origine au projet – politique, NB – de l’euro. En des temps reculés, quand le ministre des finances allemand était encore social-démocrate et s’appelait Oskar Lafontaine, celui-ci justifiait l’euro par la vision que dans un espace économique gigantesque, seule une monnaie unique pouvait mettre un frein à la spéculation et au chantage des marchés financiers. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : les marchés financiers régulent le système politique de la zone euro comme bon leur semble. Il est clair comme le jour que ni les analystes anonymes de la « troïka » ou de la banque centrale européenne, et encore moins les boursicoteurs, ne se laissent guider par les questions sociales, la politique des partis ou les fondements démocratiques de leurs actes. Ce sont des comptables, des optimisateurs de profits. Et des Etats comme l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Slovénie et la Grèce sont de facto déjà dirigés par les contrôleurs de gestion des banques, quels que soient les dirigeants élus par le peuple.

Quel impact la gouvernance économique européenne – une véritable hystérie entre quémandages et liquidations – va-t-elle avoir sur l’image du projet européen et la crédibilité de la démocratie ? Les prévisions pessimistes se battent au portillon. Quand les mesures d’urgence de Bruxelles arrivent pendant la nuit au ministère des finances allemand, supposé premier de la caisse, pour qu’un Parlement dépassé leur donne le lendemain matin sa bénédiction inconsciente à grands coups de milliards, même la meilleure volonté du monde ne peut parler de prise de décision démocratique. De vaillants parlementaires auront polémiqué, se seront démenés pour les énergies renouvelables, les subventions à l’industrie laitière, les indemnités forfaitaires des frais de déplacements ou les places en crèche avant de voir mille fois plus de fonds disparaître en un tour de main. L’ensemble des députés ne devrait-il pas se sentir déshonoré face à un tel putsch économique ?

Séparation des pouvoirs à l’américaine ?

Le nombre d’abstentionnistes et de désintéressés à la vie politique n’a pas encore augmenté en Italie ou en Grèce ; les gens veulent encore savoir ce qu’il va advenir de leur emploi et de leurs économies. Mais dans des pays ravagés sans tradition démocratique, la situation est bien plus désastreuse. Comment un quelconque parlementaire pourrait-il d’ailleurs expliquer à un retraité slovaque qu’il faut réduire le revenu minimum pour financer les Grecs dont le niveau de vie est bien plus élevé ? Reste-t-il aux commissaires de Bruxelles, parvenus à leurs postes sans la moindre élection, des arguments encore assez bons pour taxer Orban, le premier ministre hongrois élu démocratiquement, d’atteinte à la constitution ?

Le débat sur le manque de légitimité des décisionnaires européens co-optés par les gouvernements nationaux aura couvé à Bruxelles et alentours pendant des années, avant d’abroger le droit national une fois de plus. Il en aura fallu des avocasseries au conseil constitutionnel allemand pour laisser passer ces curieuses législations. Mais les « lacunes démocratiques » devaient être incorporées à un subtil processus constitutionnel. Un jour – dit la vision – le Parlement européen élirait et contrôlerait un gouvernement européen, un président européen même, alors que les représentants nationaux, sortes de parlements régionaux du fédéralisme, perdureraient à un niveau inférieur : dans l’esprit de James Madison, le père de la constitution américaine, un organe constitutionnel de poids et contrepoids autonome et endurci se formerait dans l’Etat fédéral européen.

Des citoyens qui se détournent avec dégoût

L’Européen convaincu qu’est Mario Monti a récemment qualifié l’UE de « meilleur projet que l’humanité aie jamais connu ». Et il ne fait pas de doute (sic) que les réparateurs malmenés de ce projet, Angela Merkel, José Manuel Barroso et consorts, ne voient pas les choses autrement et n’agissent absolument pas comme des cyniques avides de pouvoir. Ils ont raison quand ils s’exclament que dans la crise actuelle, la politique n’a pas besoin de moins mais de davantage d’Europe. Mais comment l’ordre transnational pourrait-il légitimement voir le jour si même quand les caisses sont pleines, il est bloqué au lancement et que de plus en plus de citoyens s’en détournent avec dégoût ? Aujourd’hui, la seule possibilité réaliste (sic), à savoir se dépêcher d’instaurer par oukase un super-Etat raisonnable avec une administration fiscale centrale, une banque et des hauts fonctionnaires plénipotentiaires, serait un coup de grâce pour l’Europe.

Le manque de démocratie a toujours été le plus grand danger pour l’Europe. Au lieu d’y remédier et de donner une légitimité humaine au continent face au capitalisme d’Etat décomplexé et inhumain de la Chine et de la Russie, la commission européenne et la Banque centrale se sont chargées du rôle tenu en Chine par le comité central du parti communiste. Si rien ne change, nous allons connaître une nouvelle implosion de cet édifice fragile qu’est la démocratie. Ce qui avait commencé dans l’intelligence et la dignité après le désastre de la Seconde Guerre Mondiale, une union de pays démocratiques pour brider le capital et les intérêts personnels, idéologiques et chauvins, a justement été mis à terre par les forces qu’il voulait bannir. L’Europe… le musée de la démocratie ?

Traduit de l'allemand par Lucie Roignant, responsable des collections germaniques du Musée de l'Europe.