La Table ronde des industriels européens met les bouchées doubles pour soumettre la société à l'industrie
Par Le concierge du Musée le mardi 31 juillet 2012, 17:16 - Observatoire de l'UE - Lien permanent
Le monde des affaires européen a mis au clair ses idées concernant les prochaines étapes de la réponse à la crise qu'il souhaite voir adopter par l'UE, dont certaines consistent tout simplement à mettre la société au service du business. Ce programme résonne désagréablement avec les déclarations récentes de membres de gouvernements européens et de la Commission.
Traduction d'un article du Corporate Europe Observatory publié en anglais le 13 juillet 2012 sous le titre original The Roundtable goes for full conquest
Imaginez que toute la législation environnementale de l'UE soit anéantie d'un seul coup d'un seul. Ou un pan entier de tout ce qui peut améliorer les conditions de travail. Imaginez que toutes les dispositions légales d'un État membre qui auraient été considérées par la Commission comme contraires aux règles européennes dans le cadre du Marché unique, par exemple sur les OGM ou les produits ajoutés dans la nourriture, puissent être annulées par la Commission sans autre forme de procès. Ou encore que d'où que vienne une proposition de modification de la loi européenne, par exemple du Parlement européen, celle-ci serait immédiatement examinée par des personnes qui ne défendent d'autres intérêts que ceux des affaires.
Cela paraît farfelu... Mais des propositions dans ce sens sont mises en avant au moment où nous écrivons. Elles sont soutenues par des lobbies comme la Table ronde des industriels européens (ERT) et sont en phase avec les projets des gouvernements et de la Commission.
Cela fait déjà des années que le monde des affaires fait pression pour que l'UE obtienne le pouvoir de se mêler des budgets et du droit du travail dans les États membres. La crise de l'euro a rendu ces rêves possibles. Et il semble que désormais les groupes industriels aient lancé la prochaine étape de leur offensive.
Les rêves des industriels deviennent réalité
L'ERT, le très exclusif instrument de lobbying des grandes entreprises, dirigé par les PDG de plus d'une centaine de multinationales, récolte les fruits de son action. En septembre 2011, ils rencontraient Angela Merkel, la Chancelière allemande et, en novembre, le Pt de l'ERT, Leif Johansson, par ailleurs PDG d'Ericsson, se fendait d'une visite à la Première ministre danoise, Helle Thorning-Schmidt, pour s'assurer qu'elle accorderait lors de la présidence danoise de l'UE toute son attention aux propositions mises en avant par le lobby [1]. Et il n'y a pas à douter que l'ERT a fait de même auprès du nouveau Pt du Conseil des ministres européens, le gouvernement de Chypre. L'ERT a de grands projets et considère que l'eurocrise est l'opportunité pour s'assurer de leur concrétisation.
L'ERT n'est pas un lobby classique qui se concentre sur la législation existante. Elle refait surface dès que de grands changements s'annoncent, quand des évolutions majeures ouvrent la porte à des réforme de fonds. Et comme toujours, l'ERT est très ambitieuse. Le but est tout simplement que les intérêts du monde des affaires dominent toute législation à venir.
Ivre de son succès
L'agenda de l'ERT est total. Il touche, selon les documents récents, à l'énergie, aux marchés numériques, aux droits de la propriété intellectuelle, à la taxation, à la fixation des normes techniques, au droit du travail, à l'éducation, la recherche et bien d'autres domaines. Ces documents reprennent en grande partie des recommandations que l'ERT met en avant depuis des années, visant à sauvegarder les intérêts des géants de l'industrie. Mais la marque de fabrique de l'ERT a toujours été d'élaborer et de promouvoir des réformes au niveau des fondations lorsque les circonstances en créaient l'opportunité. Depuis le début de l'eurocrise, l'ERT a déjà enregistré l'adoption en un temps record de réformes auxquelles elle poussait depuis une dizaine d'année.
Lorsqu'en 2000, la Stratégie de Lisbonne a fait de la compétitivité le but suprême de l'Union européenne, l'ERT tirait les ficelles en coulisse. Mais dès son adoption, le lobby reprochait déjà que la mise en application de la nouvelle stratégie était entravée par l'impossibilité pour l'UE d'intervenir sur le budget et le droit du travail des États membres. Grâce à l'eurocrise, cet obstacle a sauté.
Comme d'autres lobbies industriels, l'ERT a chaudement soutenu le nouveau système de « gouvernance économique » introduit dans l'UE. Désormais, il semble que ce club sélect soit passé à la prochaine étape de son action, visant à assurer que « toutes les politiques partout en Europe aient pour but d'améliorer la compétitivité industrielle » comme l'affirme un de ses slogans.
Politiques au crible de l'ERT
Les proposition les plus remarquables pourraient englober toutes les règles de l'UE [2]. Depuis la mi-2011, l'ERT fait pression pour obtenir suffisamment de soutien permettant de réviser entièrement la législation de l'UE. Une proposition qui se décompose en trois parties :
- Concernant la législation existante : « examen crépusculaire » pour repérer les éléments légaux « qui grèvent la croissance et pourraient être supprimés sans conséquence sur les protections fondamentales ».
- Concernant les lois en cours d'adoption : immédiatement, « moratoire sur toutes les régulations affectant les affaires, y compris les mesures d'application des règles existantes tant au niveau de l'UE que des États qui n'ont pas d'effet positif prouvé sur la croissance économique ».
- Concernant la législation future : création d'un mécanisme ou d'un organisme indépendant (ie n'incluant pas de fonctionnaires, mais sans doute des gens proches du monde des affaires) « pour garantir que toutes les dispositions relatives au monde des affaires soient évaluées sur la base de leur effet escompté sur la croissance économique et, ce qui est crucial, sur leur coût initial pour les entreprises ». Pour s'assurer que ceci ne se limitera pas à la première version des proposition, l'ERT demande que l'évaluation continue à toutes les étapes du processus législatif, et qu'y compris les amendements soient évalués.
« Meilleure dérégulation » et marché unique
Le recours a de telles évaluations est controversé depuis longtemps pour être clairement devenu la pierre angulaire de certaines stratégies des multinationales pour éviter ou influencer la régulation. Un exemple particulièrement symptomatique est l'utilisation par British American Tobacco (BAT) des analyses d'impact comme d'un instrument privilégié pour favoriser l'adoption de règles favorables à l'industrie du tabac. Avec le soutien d'un think tank subventionné par le monde des affaires, l'European policy centre, BAT est parvenu à obtenir des modifications dans le Traité d'Amsterdam (1997) qui ouvrirent la porte à des analyses régulières des conséquences des législations pour le monde des affaires. Cela conduisit ensuite au programme « Mieux légiférer » (Better Regulation Agenda), mis en place pour éliminer ou réduire les règles du commerce. Dans un rapport concernant ce programme, le Partenariat pour le droit de fumer (Smoke Free Partnership) écrit : « Nul doute que Mieux légiférer a pu, comme il semble que c'était l'intention des corporations impliquées, travailler pour faire en sorte que les politiques qui vont dans le sens des intérêts commerciaux aient plus de chances d'aboutir que celles nécessaires pour protéger les populations, la santé ou l'environnement » [3].
Les propositions de l'ERT vont bien plus loin que les analyses d'impact actuelles et le programme Mieux légiférer. Elles pourraient potentiellement aboutir à une annulation à grande échelle des régulations déjà en place, par exemple dans le domaine du droit du travail, des normes comme celles concernant la sécurité alimentaire, la planification urbaine, les droits du consommateur, la protection de l'environnement etc. Et elles pourraient fixer les termes du débat dans l'UE pour le futur, mettant les intérêts des industriels au cœur de toute discussion.
Les idées de la Table ronde enthousiasment le principal lobby bruxellois, la Fédération des employeurs européens, BusinessEurope. Dans sa recette pour « renforcer l'euro », l'organisation affirme que « par dessus tout, la Commission doit sérieusement s'atteler à assurer que toute la législation soit préventivement soumise à une évaluation complète de ses conséquences sur la compétitivité » [4].
Mais ce ne sont pas les seuls projets de grande envergure promus par les deux lobbies. L'ERT et BusinessEurope prônent également la mise en œuvre effective des règles du marché unique et déplorent régulièrement que la législation laisse aux États membres l'échappatoire d'une certaine flexibilité dans l'interprétation. La solution, selon BusinessEurope, réside dans « l'amélioration de la gouvernance et une meilleure exécution des règles du marché unique » et le lobby a demandé au Conseil de faire des propositions spécifiques à cette fin [5]
Premiers pas
Si ces idées n'appartenaient qu'au monde des affaires, il n'y aurait pas trop de raisons de s'en inquiéter outre mesure. Mais depuis quelques mois, il semble qu'avec l'adoption de nouveaux pouvoirs au niveau européen permettant de faire le nettoyage pour imposer l'austérité et de saper les droits sociaux prenant la forme de lois sur la « gouvernance économique », la Commission européenne et certains gouvernements soient enclins à prendre à bras le corps de nouvelles questions politiques considérées comme importante en réponse à la crise.
En novembre 2011, la Commission lançait une proposition controversée qui, si elle était adoptée, exempterait les petites et moyennes entreprises de pas moins de 21 lois, ou du moins leur appliquerait un « régime plus light ». Parmi lesquelles, des règles sur la sécurité du travail, la consultation du personnel, les congés parentaux et sur l'efficacité énergétique [6]. De plus, la Commission est soucieuse de renforcer l'application des règles du marché unique [7].
Ces priorités font leur chemin jusque dans les déclarations les plus importantes de l'UE. Cela est clair depuis le fameux Pacte pour la croissance et l'emploi [8]. Le Pacte est surtout connu pour les 120 milliards d'euros d'investissement qu'il est supposé encourager – s'agissant non pas d'argent frais d'origine gouvernementale, mais essentiellement de la réaffectation de 120 milliards de budgets européens non utilisés et du recours non dépourvu de créativité à 10 milliards supplémentaires prodigués par la Banque européenne d'investissement. Mais en fait, le document se concentre essentiellement sur de nouvelles tentatives pour « réduire globalement le fardeau réglementaire aux niveaux européen et nationaux » et « approfondir » le marché unique.
Les rêves de Monti
Et il y a de chauds partisans de réformes fondamentales qui sont sur la table, parmi lesquels le gouvernement britannique, le Pt du Conseil italien Mario Monti étant au premier rang. En octobre 2009, alors que Monti travaillait encore pour la banque d'investissement américaine Goldman Sachs, il fut rémunéré par la Commission pour produire un important rapport sur le développement du marché unique. Dans ce rapport remis en mai 2010, il proposait une révolution dans le domaine de l'application des règles du marché unique : donner à la Commission le pouvoir de prendre des décisions d'infraction en court-circuitant les procédures juridiques normales [9]. Devenu Premier ministre de l'Italie, Monti ressortit ses propositions. En février 2012, il déclara au Wall Street Journal : « Si nous donnons plus de dents à la Commission pour s'attaquer aux obstacles nationaux au fonctionnement du marché unique, nous créerons au final un terrain de jeu à grande échelle, ce qui considéré avec insistance par le monde des affaires comme une composante clé de la croissance » [10].
Comme de juste, Monti a depuis assuré au Conseil qu'il serait possible de conduire une réforme aussi fondamentale de la gouvernance du marché unique moyennant la signature d'un simple engagement politique de la part des membres des gouvernements nationaux [11]
En eaux troubles
Conséquence de la crise européenne, des réformes ont été adoptées concernant les budgets étatiques, les politiques sociales et le droit du travail qui auraient été impossibles avant que la crise éclate. Aujourd'hui, après deux ans de réformes fondamentales, la Commission et le Conseil accordent une attention toujours plus grande à la régulation de l'industrie et au marché unique, des questions qui ont toujours constitué des priorités fondamentales mais qui avaient été mises au placard depuis un certain temps.
Avec le retour de « légiférer mieux » et du marché unique en tête de l'agenda, il existe un danger réel qu'ici aussi la crise permette l'adoption de mesures législatives profondément anti-démocratiques et pro-business. Les idées des lobbies industriels ont le mérite d'être claires, et leurs rêves les plus fous semblent bien être pris au sérieux par la Commission et le Conseil. S'ils parviennent à leurs fins, un coup majeur sera porté à la démocratie et un nouveau pas décisif vers une Europe de l'industrie aura été franchi.
Traduit de l'anglais par le Musée de l'Europe
Notes
[1] Informations obtenues auprès de la Présidence de l'UE suite à une demande d'accès aux documents
[2] Déclaration de l'ERT “Creating growth in Europe”, janvier 2012.
[3] Smokefree Partnership; “The origin of EU Better Regulation – The disturbing truth”, 2010
[4] BusinessEurope; “Businesses’ plans for reinforcing the euro”, décembre2011.
[5] BusinessEurope, Lettre à la Présidence danoise du Conseil, 24 mai 2012.
[6] Commission européenne, “Minimizing regulatory burden for SMEs Adapting EU regulation to the needs of micro-enterprises”, COM (2011) 803 final, Novembre 2011.
[7] Certaines idées sont proposées dans la Communication de la Commission « L’Acte pour le marché unique : Douze leviers pour stimuler la croissance et renforcer la confiance ». D'autres étapes doivent être annoncées d'ici fin 2012 selon le document.
[8] Le texte du pacte peut-être trouvé, en anglais, dans les conclusions du sommet européen des 28 et 29 juin 2012
[9] Mario Monti; ”A new strategy for the single market – At the service of Europe’s economy and society”, rapport pour la Commission, mai 2010, page 97
[10] Wall Street Journal, 7 Février 2012.
[11] Ibid..