La Commission européenne et le lobby des travaux publics ont tous deux accueilli avec satisfaction les signes en provenance de certains nouveaux gouvernements sociaux-démocrates européens. En 1998, sous le prétexte habituel de la création d’emplois, les gouvernements italien, allemand et français ont tous soutenu l’idée d’une augmentation des dépenses publiques en faveur du Ten. En novembre, le ministre des Finances allemand, Oskar Lafontaine, et le Premier ministre italien, Massimo D’Alema, souhaitaient l’assouplissement des critères budgétaires de l’Union monétaire, recommandant d’en exempter les dépenses en investissements destinés au transport et aux travaux publics. Cette proposition fut toutefois immédiatement rejetée par la Banque centrale européenne, le Commissaire aux Finances Yves-Thibault de Silguy et plusieurs autres monétaristes.

Le Parlement européen demanda également à plusieurs reprises aux gouvernements des États membres d’augmenter leurs dotations financières dans le secteur des infrastructures de transport. En octobre 1998, les parlementaires demandèrent aux gouvernements de consacrer 1,5 % au moins de leurs ressources budgétaires totales au Ten. À nouveau, l’argument utilisé était « l’effet multiplicateur d’un tel investissement sur l’économie et l’emploi. »

Les réseaux de transport ont toujours tenu une place de choix dans les initiatives européennes en faveur de l’emploi, parmi lesquels le Livre blanc de Delors en 1993 et le « Pacte de confiance pour l’emploi » de Santer en 1996. Outre les emplois immédiats engendrés par les milliards d’euros consacrés à la construction, la stimulation indirecte du commerce international est supposée créer des tonnes d’emplois. Dans son rapport annuel de 1996, la Commission publiait des estimations concernant les effets du Ten : de 130 à 230 000 emplois seraient générés par les 14 projets prioritaires, et 594 000 à 1 030 000 pour le programme dans sa totalité. Ces chiffres étant dans une large mesure basés sur les calculs de l’Ecis (Centre européen d’études d’infrastructure, émanation des industriels pour vanter les retombées économiques des projets d'infrastructure), il est permis de douter sérieusement de leur objectivité.

Le mouvement écologiste a mis en cause le bien-fondé de cet espoir placé dans le Ten quant à la création d’emplois, arguant qu’il se basait sur des suppositions erronées. Publié en 1996 par la Fédération européenne du transport et de l’environnement T&E, le rapport « Routes et économie » évite le débat officiel pour conclure qu’ « il n’existe aucune preuve ni aucune recherche disponible qui permette de conforter la supposition selon laquelle la construction de routes serait génératrice d’emplois à long terme. »

Cette position trouva un soutien, en 1998, dans le rapport largement diffusé de l’organisation gouvernementale britannique Sactra (Standing Advisory Commitee on Trunk Road Assessment), qui critique clairement les chiffres de la Commission européenne, soulignant qu’on ne pouvait être convaincu par les affirmations selon lesquelles le Ten créerait de nombreux emplois. Le doute portait en particulier sur le fait que ces projets puissent être un moteur de développement économique pour les régions périphériques : « Si en certaines circonstances les programmes de transports peuvent générer des bénéfices économiques supplémentaires dans une région ayant besoin d’être régénérée, en d’autres circonstances, l’effet inverse peut se produire. »

Ces critiques n’ont cependant pas convaincu la Commission européenne, qui, dans un rapport publié fin 1998 sur la mise en place du Ten, proclamait comme par le passé que les réseaux d’infrastructure créaient des emplois et qu’ils étaient « vitaux pour la compétitivité européenne. »

Est-il vrai qu’un fonctionnement plus fluide du Marché unique européen peut créer de nouveaux emplois ? Le transport des marchandises d’une extrémité à l’autre du continent crée-t-il des emplois ? En fait, le lien supposé entre l’intensification des transports et la création de nouveaux emplois est des moins certains. Ainsi, le nombre de kilomètres parcourus par les poids lourds à travers l’Europe a augmenté de 30 % entre 1991 et 1996 ; sur la même période, le chômage augmentait dans les mêmes proportions. Les projets d’infrastructures de transports rapides sur de longues distances – les autoroutes et les réseaux de trains à grande vitesse en particulier – favorisent généralement une plus grande centralisation de la production. Le Ten procure donc surtout aux grandes firmes un accès facilité aux marchés européens, renforçant leur emprise sur l’économie de l’Union. La perte de nombreux emplois « locaux » et la disparition des petits producteurs « moins efficaces » à travers toute l’Europe constituent les aspects négatifs du processus de centralisation.

Notons également que si le budget du Ten avait été investi dans le transport public local, le logement en milieu urbain et rural ou pour favoriser le travail dans les secteurs de la santé et de l’éducation, de nombreux emplois auraient sans conteste pu être créés. Quant à l’environnement, il aurait été épargné et les économies locales renforcées. Malheureusement, cette solution à la fois logique et rationnelle n’a pas été envisagée par les institutions européennes.

Complément 2005 (actualisation du Musée de l'Europe)

Le 21 avril 2004, l’UE a adopté un nouveau plan pour compléter le TEN à l’horizon 2020, en tenant notamment compte de l ‘élargissement à 10 nouveaux états membres (le TEN figurant par ailleurs dans le traité d’adhésion au titre de l’acquis communautaire). Ce plan se concentre sur trente projets déclarés d’ « intérêt européen » (dont les 14 projets de la première phase) qui concernent des axes principaux transeuropéens prioritairement dévoués au trafic international à longue distance, pour un investissement total de 225 milliards d’euros. Si on ajoute les autres projets retenus mais non-prioritaires, les investissements nécessaires représentent 600 milliards d’euros. L’objectif principal n’a pas changé : « Les personnes, les biens et les services doivent pouvoir circuler sur le marché dans des conditions optimales et au moindre coût », comme l’indiquait le rapport du groupe à haut niveau sur le réseau transeuropéen de transport institué pour préparer cette décision. La Commission tablait d’ici 2020 sur un doublement des volumes de fret non seulement à l’intérieur des frontières élargies mais également avec les nouveaux pays limitrophes, ce qui suppose aussi une augmentation considérable des distances parcourues.

« L’espoir – maintes fois caressé - de voir un accroissement de la participation d’investisseurs privés dans le financement de ces grandes infrastructures » étant resté vain l’essentiel de leur coût doit être supporté par les états membres, responsables des retards observés en raison, selon la Commission, « des contraintes budgétaires liées au respect du pacte de stabilité et de croissance » et à un assujetissement de l’investissement le plus souvent «aux priorités nationales les plus immédiates (qui) a montré clairement ses limites en privilégiant les tronçons domestiques au détriment des projets dont les bénéfices retombent sur d’autres Etats (avant la relance du TEN la Commission estimait que 96% des projets routiers prioritaires seraient terminés en 2010 contre 50% des projets ferroviaires). Dans le triple but d’assurer la rentabilité des tronçons déjà construits, de faire sauter des « goulets d’étranglement » et d’intéresser le privé les taux de co-financement par l’UE ont été portés de 10% à 20% (la Commission ayant proposé 30%) pour les sections qui permettent de franchir une frontière ou un obstacle naturel,

Étant donnés les coûts colossaux de ces projets trans-européens déclarés « prioritaires », leur réalisation ne pourra se faire qu’au détriment des investissements dans les réseaux locaux, régionaux et nationaux, particulièrement dans les nouveaux états membres, la construction du marché unique, objectivement sans fin, et l’intégration au marché mondial primant sur une politique équilibrée de transports répondant à tout autre besoin. Particulièrement dans les nouveaux pays membres, l’urgence consisterait plutôt dans l’entretien des infrastructures ferroviaires existantes qui risquent sinon de disparaître. C’est en tous cas l’argumentation de cinq ONG qui ont critiqué ces nouveaux projets d’infrastructure dès la parution des lignes directrices de la Commission. Selon elles le TEN « ne devrait pas adopter une approche trans-européenne, mais au contraire se concentrer sur des besoins réels de déplacement et de commerce, dans un contexte de recherche de la meilleure qualité de vie ». En effet, « le choix en faveur de toujours plus d’infrastructures permettant de couvrir des distances toujours plus grandes en un temps toujours plus court représente une nuisance tant pour le citoyen pris individuellement que pour la collectivité toute entière. Plus il devient facile de voyager de plus en plus loin, plus les citoyens européens, loin d’en faire le choix volontaire sont contraints à de tels déplacements ». De façon symptomatique certaines recherches sur l’aménagement du territoire européen intègrent d’ailleurs désormais comme indicateur la notion d’ « accessibilité quotidienne », caractérisant les « relations entre les principales villes européennes selon la possibilité d’effectuer des allers-retours dans la journée pour motif affaires ». La desserte par le rail des aéroports régionaux est également encouragée.

L’environnement regardera-t-il passer les trains ?

La priorité est donnée au transport ferroviaire, avec par exemple l’axe Lyon-Turin-Trieste-Divaca-Ljubljana-Budapest-frontière ukrainienne et à la voie d’eau, notamment avec le projet d’ « autoroutes de la mer » visant à transférer une partie des camions sur des ferrys (Axe Rotterdam-Bilbao notamment). Au nom de l’intermodalité, les accès les ports qui seront situés sur ces autoroutes sont appelés à se développer considérablement. Dans son exposé des motifs, la Commission balaye les critiques soulevées par le TEN, élevé au rang d’instruments du développement durable : « Ainsi que le montre l’analyse d’impact réalisée en 2003, ce programme s’inscrit dans le droit fil des objectifs de développement durable du Conseil européen de Göteborg. 80% de ces grands projets portent en effet sur des modes non routiers. Ils réduiront les émissions de CO2 de 4%, ainsi que la pollution atmosphérique, en particulier, dans les zones sensibles de montagne ». Les cinq ONG déjà citées ont cependant interpelé en mars 2004 les parlementaires européens sur les conséquences écologiques de plusieurs de ces projets, en s’appuyant sur le traité d’Amsterdam qui prévoit théoriquement « l’intégration des exigences de la protection de l’environnement et du développement durable dans la définition et la mise en œuvre des politiques de l’UE ». En effet, les nouveaux états membres sont riches en sites naturels candidats à une protection dans le cadre du programme Natura 2000, parmi lesquels pas moins de 26 seraient menacés rien qu’en Pologne par la construction du canal Danube-Odra-Elbe. Le Parlement a finalement introduit une clause, rédigée au conditionnel, selon laquelle « les exigences liées à la protection de l'environnement devraient être intégrées dans la définition et la mise en œuvre de la politique communautaire concernant les réseaux transeuropéens, conformément à l'article 6 du traité » et « le financement des infrastructures de transport devrait également être subordonné au respect des dispositions de la législation communautaire en matière d'environnement ». Le texte paraît plus explicite sur l’ordre des priorités lorsqu’il prévoit que la Commission peut proposer d’autres projets que ceux visés aux annexes « dans le but d’augmenter la croissance, de mieux intégrer une Europe élargie et d’améliorer la productivité et la compétitivité des entreprises européennes sur les marchés globaux ».

Enfin à terme ce sont toujours « la privatisation du fret et les droits de péage ferroviaires, qui font partie de la politique de transport de l’UE » qui sont sensés créer, grâce à la concurrence, les conditions pour réduire la pollution générée par le transport par route, des entreprises comme IKEA étant pressenties comme futures compagnies de fret.

On est enfin tenu de croire sur parole la Commission lorsqu’elle fait miroiter les retombées sur l’emploi du TEN. Selon d’énigmatiques « prospectives », à long terme « l'amélioration des conditions de vie résultant de la multiplication des occasions de rencontres et le développement des perspectives commerciales grâce à l'amélioration des connexions et de l'accessibilité sont estimées à 0,23 % du PIB et représentent environ un million d'emplois durables. »