C’est en 1980, dans un rapport commun du Programme des Nations unies pour l’environnement et du World Wildlife Fund, qu’apparaît pour la première fois la notion de « développement durable » (1). Elle est ensuite mise en avant dans le rapport dit « Brundtland », du nom de la Première ministre norvégienne présidant la commission des Nations unies pour l’environnement et le développement. En voici la définition : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. »

Il n’existe pas de définition beaucoup plus précise du « développement durable ». Sa signification dépend donc des rapports de force sociaux entre différents groupes d’intérêts qui défendent sous ce nom des objectifs qui sont, on va le voir, en grande partie contradictoires. Ceux-ci sont en effet officiellement de trois types : maintenir l’intégrité de l’environnement, améliorer l’équité sociale, améliorer l’efficacité économique. Selon les agents sociaux concernés, défenseurs de l’environnement, industriels ou États (plus ou moins industrialisés), le « développement durable » recouvrira donc des priorités tout à fait différentes, sans pour autant que la signification qui s’est imposée dans le sens commun – synonyme de respect de l’environnement et devenue un instrument de marketing politique et commercial – en soit affectée.

Le « développement durable » au service de l’industrie.

Les industriels ont résumé à leur façon ces trois objectifs : les « 3 P », c’est-à-dire les « trois pôles interdépendants du développement durable de l’humanité : équité sociale (People), préservation de l’environnement (Planet), efficacité économique (Profit) ».

La Commission européenne proclame quant à elle que « le développement durable laisse entrevoir à l’Union européenne l’image concrète (sic), à long terme, d’une société plus prospère et plus juste, garante d’un environnement plus propre, plus sûr, plus sain, et offrant une meilleure qualité de vie à nous-mêmes, à nos enfants et à nos petits-enfants. Pour réaliser ces objectifs, il faut une croissance économique qui favorise le progrès social et respecte l’environnement, une politique sociale qui stimule l’économie et une politique de l’environnement qui soit à la fois efficace et économique (2) ». On voit clairement, dans la dernière partie de la phrase, que la politique de l’environnement est soumise aux objectifs économiques – une déclaration qui correspond d’ailleurs au rapport de force entre la DG Environnement et les DG Marché unique et Commerce de la Commission. Au passage, relevons que « développement durable » est une notion suffisamment souple (« une politique sociale qui stimule l’économie… ») pour qu’on puisse l’invoquer afin de légitimer des politiques de déréglementation du marché de l’emploi (3). C’est bien la croissance qui est ici la source du progrès social et du respect de l’environnement (« une croissance économique qui favorise le progrès social et respecte l’environnement… ») : ce qui revient à établir un lien mécanique entre la réalisation du premier objectif du « développement durable », le développement, et les deux autres, le respect de l’environnement et des règles d’équité.

Dans cette optique, déréglementer l’activité des entreprises et flexibiliser le marché du travail aurait la vertu de permettre aux entreprises d’investir plus de profits dans la recherche de technologies « propres » (« éco-industries ») et donc de protéger l’environnement et aussi d’augmenter le « bien-être » social (4). Le corollaire est qu’on ne saurait ni imposer de réglementations environnementales à l’industrie ni limiter sa capacité de développement pour sauvegarder la planète. C’est ce que certains appellent aussi la « croissance verte », vertigineux renversement de perspective si l’on se souvient que le Programme des Nations unies pour l’environnement entendait répondre aux analyses du club de Rome qui prônait alors la croissance zéro.

Devant les immeubles de la commission à Bruxelles, une sculpture en béton figurant un engrenage industriel muni d’un pot d’échappement entraînant les pétales d’une marguerite illustre aussi assez fidèlement, si ce n’est esthétiquement, cette résolution de la quadrature du cercle productiviste durable.

On comprendra un peu plus concrètement ce qui se cache sous ce charabia en consultant le rapport d’évaluation de la « Stratégie de Lisbonne à mi-parcours », paru en 2004. Le « groupe de haut niveau » mis en place par la Commission européenne donne notamment cet exemple : « Seuls trois Chinois sur mille possèdent actuellement, une voiture, mais, à mesure que le niveau de vie augmentera, la Chine pourrait devenir le plus grand marché automobile du monde. Dans le même temps, compte tenu de l’ampleur des problèmes de pollution atmosphérique et de l’accroissement de la demande de pétrole, le gouvernement chinois s’efforce de rattraper les normes européennes pour les émissions des véhicules d’ici à 2010. Ces éléments, combinés aux revenus relativement peu élevés en Chine, inciteront les consommateurs à choisir des véhicules plus propres et consommant moins de carburant. Les fabricants de l’Union européenne sont en bonne position pour répondre à cette demande. (5) »

Cette « solution » (toujours plus de voitures mais plus propres) a été directement prônée par l’industrie elle-même, à travers le Conseil mondial des affaires pour le développement durable (WBCSD), puissant lobby patronal créé, dans la perspective du sommet de la terre de Rio, par l’industriel suisse Stephan Schmidheiny, à la demande de Maurice Strong, alors président de la commission des Nations unies pour l’environnement après avoir présidé le Forum économique mondial de Davos (6). Le groupe de travail pour la « mobilité durable » de cette ONG patronale réunit les principaux groupes énergétiques et automobiles, dont BP, DaimlerChrysler, General Motors, Michelin, Norsk Hydro, Renault Shell et Toyota. Il prétend développer une vision à long terme de la mobilité mais fait l’impasse sur l’insoutenabilité inhérente à une augmentation toujours plus grande des volumes transportés sur des distances toujours plus grandes, et cela au nom du deuxième principe, l’équité sociale. En effet, dans son rapport 2003, le groupe met l’accent sur le fait que ce sont « les transports qui ont créé la possibilité de la vie telle que nous la connaissons dans le monde développé », caractérisée par l’« accès aux biens et services ». Et l’un des objectifs est de « réduire la fracture de la mobilité » qui frappe les pays pauvres et les populations socialement défavorisées partout dans le monde… les empêchant de « parvenir à de meilleures conditions de vie pour eux et leurs familles » (7).

S’appuyer ainsi sur le principe d’équité inclus dans la définition du « développement durable » pour contrer les critiques du productivisme est devenu une stratégie courante. Lorsqu’une association, Actionconso, dénonce la campagne de marketing « Consommer mieux, c’est urgent », lancée à l’occasion de la parution du « Rapport de développement durable (8) » des hypermarchés Carrefour, le groupe s’offre le luxe de publier sur son site la lettre de l’association et la « réponse » du PDG. En bon populiste de marché (9), celui-ci rejette toute idée d’une réduction de la consommation au nom de « la démocratisation de la consommation » et en soutien aux « moins aisés » (« People »), s’appuyant sur la « définition du développement durable, énoncée pour la première fois en 1987 par les Nations unies dans le rapport Brundtland (…) : consommer en réfléchissant sur le long terme ». Cette définition est évidemment imposée comme cadre de toute négociation avec les défenseurs de l’environnement. Ceux qui ne l’acceptent pas – autrement dit qui refusent d’intégrer la compétitivité des entreprises et l’objectif de croissance à leurs problématiques écologistes – tendent à être exclus du débat public et du « Dialogue ». Certains sont accusés d’appartenir à des « organisations extrémistes » alors que ces ONG ne font que défendre leur raison sociale – comme les entreprises défendent la leur : faire des profits. À l’inverse, les « éco-réalistes », comme le WWF, sont particulièrement choyés par le monde de l’entreprise (10).

L’objectif des industriels devenus chantres du « développement durable » est d’éviter à tout prix une quelconque réglementation contraignante en échange de promesses basées sur des codes de conduite volontaires. Les Nations unies ont contribué à crédibiliser cette idéologie angélique en lançant, lors du forum de Davos de 1999, le Pacte mondial des entreprises, « concocté par la Chambre de commerce internationale » (11). À travers celui-ci, les entreprises « s’engagent », sans le moindre contrôle ni obligation de résultats, dans les domaines de l’environnement, du social et des droits de l’homme (12). Elles y gagnent le label de l’ONU transformé en instrument de marketing : selon un institut de sondage, 75 % des sondés dans 18 pays déclaraient que leur confiance dans une multinationale augmenterait si elle entrait en partenariat avec l’ONU pour le progrès social (13). Une entreprise publique en voie de privatisation comme la SNCF n’est pas en reste, ce qui lui permet de légitimer une stratégie de changement de modèle social par des normes internationales en trompe-l’œil et de mettre la pression sur les syndicats et les salariés en manipulant l’opinion publique (14).

Les écologistes auraient donc tort de prendre à la légère les stratégies de verdissement de l’industrie et de la grande distribution, lesquelles, par la réforme du vocabulaire, affectent désormais nos façons de penser. D’autant qu’un certain nombre d’organisations écologistes nouent des « partenariats pour le développement durable » avec les principaux pollueurs. C’est le cas du WWF, devenu la caution « des entreprises multinationales qui contribuent par des fonds importants (à son) travail de conservation » et sont ainsi assurées en retour d’une « relation unique qui améliorera (leur) image de marque et valorisera (leurs) stratégies marketing et communication.» – coût de l’opération pour le groupe Lafarge : 5 millions d’euros sur 5 ans (15). (On ne doit pas s’étonner des affinités profondes de la branche française du WWF avec la grande distribution : son directeur fut auparavant PDG des 3 Suisses puis des Galeries Lafayette.)

Ce qui se cache derrière l’étiquette « développement durable » : le cas du Marine Stewardship Council.

Le développement durable est devenu un label, particulièrement sur les rayons des supermarchés. Toute l’ambiguïté est évidemment que le consommateur entend bien souvent par là « pratiques écologiques » sans savoir qu’il n’a affaire qu’aux fameux « 3 P » – People, Planet, Profit –, outil de communication de la responsabilité auto-proclamée des entreprises.

Le label « pêcherie durable » pour les produits de la mer est attribué par le Marine Stewardship Council (MSC) qui homologue pour cela des organismes de certification privés pour les pêcheries. Fondée par le WWF et Unilever, première entreprise mondiale de poissons surgelés, cette « organisation caritative » – elle est financée par des « mécènes » et des galas de charité patronnés par le prince Charles – affirme aujourd’hui « agir en toute indépendance ». Le président de son conseil exécutif, organe qui concentre l’essentiel du pouvoir au sein du MSC, était toutefois, avant son difficile évincement en janvier 2005, John Gummer, ministre de l’Environnement de Margaret Thatcher puis de l’Agriculture pour John Major, qui se rendit célèbre en partageant avec sa fille de quatre ans un hamburger devant les caméras de télévision pour relancer la consommation de bœuf en pleine crise de la vache folle. On compte dans les membres du MSC le PDG de la principale industrie de produits de la mer d’Australie, le dirigeant de son équivalent britannique (30.% des parts de marché), ses homologues sud-africain et thaïlandais, une responsable de Whole Foods Market (première chaîne mondiale de distribution de produits alimentaires), quelques scientifiques, des membres du WWF (par ailleurs anciens industriels du BTP et de la chimie), mais aussi l’ancien directeur général de la pêche à la Commission européenne (devenu consultant, comme c’est courant dans les instances européennes) et l’ancien président du comité des pêcheries à la FAO (16). Pour avoir accordé son label de « pêcherie durable » à une entreprise néo-zélandaise exploitant les stocks de hoki (un poisson de l’hémisphère sud), le MSC était, dès 2002, sous le feu d’organisations écologiques du type de celles que les contempteurs de la « deep ecology » essaient de délégitimer (17). Selon la Société de protection des forêts et des oiseaux, les méthodes de pêche de cette société tuent, chaque année, des centaines d’albatros et d’autres espèces en voie de disparition. Dans son enquête, cette organisation relève de nombreuses erreurs et omissions dans les rapports de certification, établis sur la seule base d’« une visite rapide et discrète en Nouvelle-Zélande, qui n’a pas permis de consulter des organisations comme Greenpeace et le ministère de l’Environnement ; de plus, les conséquences de la pêche au hoki sur les stocks d’autres espèces de poissons n’ont pas été évaluées » (18).

Ces critiques ont poussé le Marine Stewardship Council à s’interroger en 2004 sur l’opportunité de retirer la mention « pêcheries durables » de son label. Le compte rendu de leur discussion révèle surtout que la définition du terme « durable » est suffisamment floue pour écarter tout risque de procès pour publicité mensongère mais qu’il est déjà suffisamment entré dans le langage courant pour constituer une ressource marketing. Ce compte rendu donne aussi une idée des rapports de force au sein de cette association, les principaux points de vue représentés étant organisés comme suit : 1. le point de vue du marketing ; 2. le point de vue environnemental ; 3. le point de vue des distributeurs ; 4. le point de vue des producteurs. L’ensemble des discutants s’accorde pour reconnaître que « nous sommes très loin de comprendre et de pouvoir garantir la “durabilité”, particulièrement du point de vue de l’écosystème entendu au sens large » et que, ne s’agissant pas d’une notion « scientifiquement définie », elle peut être « interprétée ». Autant dire que le mot n’a de sens que celui que lui donnent les rapports de force (entre écologistes et industriels), qui sont en l’occurrence favorables aux intérêts commerciaux dans le panel de discussion constitué par le MSC, associant des membres de son conseil scientifique et de son conseil de surveillance. Certains membres proposèrent cependant de remplacer « pêcheries durables » par « sur la voie de la durabilité » ou « meilleures pratiques pour assurer la durabilité à long terme », puisque les entreprises peuvent obtenir le label sans « répondre à 100 % aux critères » à condition qu’elles s’engagent, dans la même logique que le pacte mondial des entreprises, à « rentrer dans un processus d’amélioration ». Selon Greenpeace, « une des critiques fondamentales du fonctionnement du Marine Stewardship Council est qu’il homologue certaines pêcheries non durables contre la promesse d’améliorations. Cela prend la logique à rebrousse-poil, trompe le consommateur et réduit l’incitation à faire des progrès. Une pêcherie non-durable peut profiter des avantages marketing substantiels du label pendant cinq ans avant qu’une évaluation n’intervienne. Soit largement le temps de s’assurer une position dominante sur le marché. (19) » Toutefois, aucune pêcherie n’a à ce jour été exclue du label après l’avoir obtenu…

Ici encore, le rapport Brundtland, document de référence des Nations unies, est sollicité, cette fois-ci pour établir que « durabilité » est synonyme de « processus à long terme » : « Le développement durable n’est pas un état fixé d’harmonie mais plutôt un processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, les investissements, les orientations du développement technologique et les changements institutionnels sont rendus compatibles avec les besoins tant futurs que présents. » Le débat arrive finalement à la conclusion que « le programme est celui d’une amélioration progressive et que la certification ne signifie pas strictement “durabilité” mais seulement que la pêcherie correspond aux standards du Marine Stewardship Council », standards qui devraient être « clarifiés » en interne et, éventuellement, mieux « expliqués aux consommateurs » (essentiellement afin de ne plus encourir les foudres de certaines ONG). Par ailleurs, les conclusions soulignent que certains États comme l’Australie ont adopté des normes de « pêche durable » qui ne sont pas moins floues – les États ayant eux-mêmes renoncé à donner à la notion un contenu normatif tout en entretenant son crédit.

Dans ces conditions, il n’y a donc pas de raison que le Marine Stewardship Council renonce à exploiter un mot en passe de conquérir les esprits et prenne le risque irraisonné de « semer la confusion chez les consommateurs ». Car l’argument principal pour conserver le terme « durable » est bien sûr le marketing : « La durabilité est devenue un mot du langage commun en Europe qui fait sens pour beaucoup de gens. Donc, d’un point de vue marketing, nous ne pouvons retirer le mot “durable” du label MSC. (…) En ce qui concerne les consommateurs, il est difficile de savoir dans quelle mesure ils comprennent exactement le sens du terme. Sainsbury’s l’utilise comme un mot courant, simple, qui aide à ce que le message reste simple. (…) Whole Foods Market estime que l’utilisation de ce mot en association avec le logo augmente le sens. (…) Les demi-messages ou ceux qui nécessitent des explications détaillées ne sont pas bons pour le consommateur. (20) »

Cette « imposture » a toutes les chances de s’avérer efficace, notamment du fait des campagnes de marketing pour les « produits durables » lancées par la grande distribution, particulièrement en Europe (21), dont les institutions contribuent à populariser la notion de « développement durable ». Elle vaut surtout par ce qu’elle cache, à savoir que la pêche industrielle n’est pas la solution, mais le problème (22). Selon un article publié dans New Scientist, lorsque la pêche d’une espèce s’industrialise, il suffit de 10 à 15 ans pour que sa population soit réduite de 80 %, se stabilisant en général autour de 10 % de son effectif initial. Cette stabilisation semble s’expliquer par le fait que, face à la diminution des captures, les flottes industrielles se déplacent vers d’autres secteurs ou se concentrent sur d’autres espèces. « Le danger est que les responsables des pêcheries ne prennent pas en considération les stocks initiaux et considèrent cet état dégradé comme normal et sain. » À quoi s’ajoute la diminution de la taille des poissons – par exemple, la taille moyenne des thons a diminué de moitié en 20 ans (23).

Responsabiliser le consommateur pour mieux déresponsabiliser l’industrie (24).

Les grands pollueurs ont tout intérêt à ce que le « développement durable » soit avant tout un problème de responsabilisation du consommateur-citoyen, faisant ainsi de la pollution un problème de manque de civisme et de la consommation une solution. Ce qui nécessite des campagnes de propagande de grande envergure. Dans les années 1990, le géant des pesticides Rhône-Poulenc, qui nous annonçait la venue d’un « monde meilleur » à grand renfort de rivières sauvages, sponsorisait aussi l’émission « Ushuaïa », animée par Nicolas Hulot sur la chaîne du constructeur d’autoroutes Bouygues. Le but de TF1 est « de rendre (le téléspectateur) disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages, explique son PDG Patrick Le Lay. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (25) ». En phase de relaxation devant « Ushuaïa », notre cerveau se trouve ainsi prêt à être convaincu que, « à l’heure où la nature semble se venger des outrages que lui fait subir l’homme, un grand média national comme TF1 se doit d’afficher clairement son rôle de pédagogue actif et engagé en faveur de l’écologie (26) ». Et que la meilleure façon de protéger la nature, c’est encore de consommer. Ce qui tombe bien car le consommateur n’a plus que l’embarras du choix : entre Leclerc et Carrefour, lequel soutenir de son acte d’achat « écologique » et « éthique » ? Quelle enseigne oligopolistique vouée à la consommation de masse, poussant au productivisme, au dumping social et aux délocalisations, éradiquant le commerce de détail, étranglant les producteurs via les marges arrières (27), jetant sur les routes un flux exponentiel de camions à travers toute l’Europe, est la plus engagée sur la voie du « développement durable » ? Partenariat avec la fondation Nicolas Hulot et « sacs cabas réutilisables» à l’effigie des trois éléments pour Leclerc… Partenariat avec le WWF pour Champion… Un peu partout des campagnes d’affichage en faveur de la « consommation responsable » – dévoreuses de papier, d’eau, d’énergie. Et sur place, pendant que les parents font leurs courses, des « ateliers » pour former les enfants aux « éco-gestes » qui feront les « éco-citoyens ». Dans ce cadre, la fondation Hulot réalise un journal permettant « aux enfants de parfaire leurs connaissances de la faune et de la flore composant la forêt », Le P’tit repère – qui porte le nom de la marque « discount et verte » de Leclerc (28). Pour les plus grands, c’est avec la fondation d’entreprise Procter & Gamble et le conservatoire du Littoral que la fondation Hulot co-signe « un ouvrage pédagogique sur la mer édité par Gallimard Jeunesse dans la collection “Environnement”». Et ils ont su en convaincre plus d’un sur ce point : « Et si la solution c’était vous ? » proclame le WWF dans le cadre de sa campagne « Du jetable au durable » lancée à la Cité des sciences de la Villette en janvier 2004. À cette occasion, Mélanie Moulin, chargée de mission au ministère de l’Écologie et du Développement durable, estima que l’État « ne (pouvait) pas toujours avoir une démarche contraignante », qu’il fallait plutôt préconiser des « actions de pédagogie auprès des citoyens ». Même en Irlande, qui adopte une « démarche contraignante », la « pédagogie » reste une planche de salut, comme le rapportait Gilliane Quinn, propriétaire de la chaîne de supermarchés irlandais Superquinn : « Nous avons été confrontés à un problème éthique concernant les sacs plastiques lorsque le gouvernement a décidé que (…) chaque sac plastique vendu (serait) taxé 15 cents. (…) Il n’était pas question qu’un des distributeurs décide de prendre en charge lui-même le coût de la taxe. (…) Chaque consommateur devait être responsable et payer directement. » Les clients ont donc été « sensibilisés à la fois par le gouvernement mais aussi, au travers des magasins, par cette nouvelle forme de citoyenneté ». Et de conclure en des termes que Patrick Le Lay ne désavouerait sans doute pas : « Il y a une expression en anglais qui est “No brainers”, ce qui signifie qu’on n’a pas besoin de cerveau car si on parvient à changer les comportements des consommateurs et des distributeurs, tout le monde est gagnant. » (29)

Benoît EUGENE Article paru en 2005

1. En anglais « sustainable développement », également traduit par « développement soutenable ». Les hésitations sur la traduction d’une expression apparue dans les documents de l’ONU, organisation qui a le français comme langue officielle, constituent déjà un fort indice de l’ambiguïté d’un terme, dont le sens dépend des rapports de force.UICN/PNUE/WWF, Stratégie mondiale de la conservation : la conservation des ressources vivantes au service du développement durable, Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources, Programme des Nations unies pour l’environnement et Fonds mondial pour la nature, Gland, Suisse, 1980.

2. « Développement durable en Europe pour un monde meilleur : stratégie de l’Union européenne en faveur du développement durable », communication de la Commission, COM(2001) 264.

3. De fait, le « progrès social » est lui-même un effet mécanique de la croissance qui doit donc être favorisée par la déréglementation des politiques sociales, ce qui produira plus de croissance donc plus de richesse donc plus de social selon la « stratégie de Lisbonne ».

4. Un programme très exactement déclaré dans le projet de traité constitutionnel européen (rejeté notamment par les électeurs français le 29 mai 2005), qui inscrit au sommet de la hiérarchie des normes la « compétitivité des entreprises ».

5. Commission européenne, « Relever le défi. La stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi », Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 2004.

6. Sur le WBCSD, lire Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, Agone, 2005, p. 303-317.

7. WBCSD, « Mobility 2030 : meeting the challenges of sustainability. The sustainable mobility project, full report », 2004

8. « La publication de bilans sociaux et environnementaux est devenue du dernier chic dans le domaine de la CSR (responsabilité sociale des entreprises). Véritables gourous du verdissement, Shell et BP ont utilisé, avec beaucoup de succès, cette méthode comme partie intégrante de leurs stratégies sophistiquées de relations publiques pour restaurer leur image écornée. Le rapport « pionnier » de Shell, People, planet and profits, reste perçu comme à l’origine d’une véritable révolution dans les milieux de la CSR. La position rusée adoptée par exemple par Shell sur la question du changement climatique l’a mis bien en cour, sur la foi de sa seule rhétorique, auprès de groupements tels que Familles contre Bush. Le succès de l’opération cosmétique de Shell a fait des envieux et de plus en plus d’entreprises tentent de le reproduire » (lire Europe Inc…, op. cit., p. 316-317).

9. Sur le populisme de marché, lire Thomas Franck, Le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et populisme de marché, Agone, 2003.

10 Lire John Stauber & Sheldon Rampton, L’Industrie du mensonge. Lobbying, communication, publicité & médias, Agone, 2004, chapitre IX.

11. Lire Europe Inc…, op. cit., p. 398-399.

12. En 2005, 60 % des entreprises participantes n’avaient pas fourni de rapport de suivi à l’ONU (lire Greenbiz, « UN global compact participants report progress so far », 19 juillet 2005, http://www.globalpolicy.org/reform/business/2005/0719gcreport.htm.

13. Ibid.

14. Lire par exemple « L’entreprise se ressource dans l’humanisme », TGV magazine, mars 2005.

15. Communiqué de presse des Amis de la Terre, 25 novembre 2003.

16. Source http://www.msc.org/.

17. La « deep ecology » est une étiquette stigmatisante née aux États-Unis et importée en France par le « philosophe » et ancien ministre de l’Éducation Luc Ferry. Elle vise à délégitimer, souvent avec le renfort de militants historiques « retournés », les mouvements écologistes qui restent fidèles au vrai sens des mots et des combats à mener pour la défense de l’environnement.

18. Forest and Bird Protection Society, « MSC Hoki Appeal Shows Fishery Should Never Have Been Certified », 16 décembre 2002.

19. Greenpeace, « The Marine Stewardship Council. Principles and criteria », http://www.rcep.org.uk/fisheries/p2evid/p2-Greenpeacecritique-MSCprinciples.pdf.

20. « Special joint session of the stakeholder council and technical advisory board. The MSC claim of sustainability », Rome, 27 mai 2004.

21. Par exemple, en bout de chaine, la présentation du « saumon MSC » par la chaine de supermarchés Delhaize, http://www.delhaize.be/food/thetaste/fish_goodforyou/_fr/fish_goodforyou.asp.

22. « L’industrie est la solution » : slogan du Conseil mondial des affaires pour un développement durable.

23. « Marine Stewardship Council Under Fire. Old men of the sea have all but gone », New Scientist, vol. 178, n° 2395, 17 mai 2003, p. 4.

24. Cette conclusion est déjà parue dans les parties additives du chapitre IX de John Stauber & Sheldon Rampton, L’Industrie du mensonge, op. cit.

25. Dépêche AFP du 9 juillet 2004.

26. Nicolas Hulot, http://www.fondation-nicolas-hulot.org/partenariat/fondateurs.php.

27. Lire Christian Jacquau, « Producteurs étranglés, consommateurs abusés. Racket dans la grande distribution à la française », Le Monde diplomatique, décembre 2002.

28. Cité in http://www.novethic.fr/novethic/v3/home.jsp, 29 août 2004.

29. WWF, actes de la table ronde « Comment passer du jetable au durable », janvier 2004, p. 8-11