On pourrait ajouter que les « deux femmes peu ordinaires » sont aussi fort différentes « par leur démarche et leur forme ». Aïda est tunisienne, mère célibataire de trois enfants dont deux sont placés et le troisième souffre d’un handicap mental. Elle souffre d’un traumatisme sexuel jamais cicatrisé, les parents ayant fermé les yeux sur les agissements du voisin qui payait leurs factures d’électricité. Elle vit au jour le jour une existence plus que borderline, dépourvue d’autre horizon que la survie quotidienne. Kelly est péruvienne, coincée à Tanger avec ses frères, tentant de passer en France où se trouve désormais sa mère, après avoir tenté l’aventure par la Guyane. Elle a l’horizon du grand large et la détermination à échapper à sa condition d’origine, et c’est dans cette perspective qu’elle recourt à la prostitution occasionnelle.

La première est suivie par la réalisatrice pendant au moins un an avec une équipe technique, un cadreur et un preneur de son, non sans une certaine mise en scène, comme lorsque la réalisatrice joue de son entregent pour sortir les enfants du foyer, dégoter un mini-van et filmer une journée de retrouvailles organisées (glaces, mer...). Au passage, on n’en saura pas plus sur ce foyer, financé par une ONG. On lit pourtant encore aujourd’hui sur son site internet : « C'est à la bonne coopération avec le gouvernement tunisien et à l'engagement de Mme Leila Ben Ali, épouse du président, qu'on doit la création d'une bibliothèque et d'un club pour enfants à Gammarth en 1992. » Et il faudra que la réalisatrice en parle pour qu’on en apprenne (un peu) sur la situation dans les prisons où elle a pourtant filmé (et où rien n’a changé). Un contexte est ainsi présent mais à défaut d’être interrogé n’est rien d’autre qu’un décor, une toile non peinte. La seconde, Kelly, filmée en très peu de temps dans une chambre d’hôtel et sans aucun moyens, prend le contrôle de son propre récit, le contextualise elle-même et utilise l’opportunité qui lui est donnée notamment d’envoyer un message à sa mère et de porter une parole de « sans-voix ». Un objet dans un cas, un sujet dans l’autre.

Sujet ou objet ?

La première caméra est toute entière dans les mains de la réalisatrice, tandis que la seconde est en fait entre celles de Kelly. À y bien regarder, l’héroïne de C’était mieux demain n’est pas Aïda, mais la réalisatrice (hors-champ) découvrant la « vie de la rue », filmant en prison,... Elle relève d’un point de vue dépolitisé, à la limite du voyeurisme, sur un monde social qu’on ne subit pas et dont les victimes fournissent la matière première d’un produit exportable. Stéphanie Régnier, elle, s’efface devant Kelly : elle lui remet, avec une modestie devenue rare et coûteuse pour qui a besoin d’exister dans le milieu cinématographique, les moyens de production dont la réalisatrice dispose et qui font cruellement défaut à une personne qui n’a pas vocation à devenir « son » personnage, c’est à dire une image. Elle lui donne ce qu’elle a pour tout visa.

Ce contraste rappelle que filmer (et pas seulement les pauvres) est bien un rapport de classes.

affiche_tourisme_tunisie_inside_2.jpg Campagne de Bygmalion

La Révolution tunisienne, comme la Révolution égyptienne, ont été transformées en l’espace de seulement quelques semaines en produit marketing bien fait pour étouffer toute pensée révolutionnaire. Il n’a fallu que quelques mois pour qu’une campagne pour le tourisme en Tunisie proclame : « Il paraît qu’en Tunisie les balles fusent » pour vanter... un parcours de golf (cette campagne a été organisée par la désormais célèbre société Bygmalion). L’association des anciens élèves tunisiens des grandes écoles françaises (ATUGE) n’a cessé d’insister sur la nécessité d’un Tunisia branding mobilisant la marque Révolution. Les artistes n’ont pas été en reste s’offrant par là une traversée de la Méditerranée, voire de l’Atlantique sur les ailes de l’Institut français, moins périlleuse que sur des bateaux de fortune, un sujet qu’ils n’ont guère privilégié à la différence du stéréotype du « grand méchant barbu », bien fait pour complaire aux cerveaux occidentaux formatés par Envoyé spécial ! Ce n’est pas vraiment le cas de la réalisatrice de C’était mieux demain sauf par allusions, mais ce fantôme si présent dans tous les cerveaux ne peut que conditionner la réception du film, à défaut de tout autre contexte.

art-fair-500.jpg Printemps des arts, Tunis

Car les représentants culturels de la Révolution tunisienne adoubés par leurs homologues d’autre rive, à la différence de la grande majorité des révolutionnaires, peuvent voyager et colporter dans le monde l’image qui leur agrée ou plutôt celle que l’intelligentsia attend d’eux. C’est « La Tunisie qu’on aime » (« une révolution en Français ! » comme ne manquent pas certains de s’enthousiasmer!) s’opposant à la Tunisie qu’on n’aime pas, pour reprendre le titre de l’opération de propagande qui s’est déclinée en deux spectacles d’une médiocrité affligeante au Théâtre municipal de Tunis et à l’Olympia (sous le parrainage notamment de Guy Bedos et Serge Moati) début 2014 en soutien à peine déguisé au nouveau gouvernement de « technocrates neutres » parangon de la modernité à la sauce FMI, Union européenne, accords de sécurité intérieure, achat d’hélicoptères de combat et suppression des subventions aux produits de première nécessité. Une opération faussement neutre politiquement et qui renvoie là-encore la question sociale au registre de la charité en ambitionnant de lever des fonds pour quelques ONG, dont d’ailleurs celle qui gère le foyer des enfants d’Aïda. « C’était mieux demain », c’est le cas de le dire ! Et le public suit : peu de spectateurs au Nova pour Kelly et une salle qui se remplit à l’appel magique du label « Révolution tunisienne ».

La dépolitisation comme sommet de politisation

C’est tout le problème que révélait, pour qui savait voir, à la manière d’un ready made, la projection au Nova. Parler pendant une heure et demie avec le portrait d’Aïda sous le bras de la Révolution en Tunisie et de la situation politique actuelle dans ce pays (« Nous, les Tunisiens »), en proie aux beaux jours de la réaction avec un Premier ministre à passeport français venu du groupe Total, lorsqu’on a un passeport belge et un diplôme de marketing de l’Institut économique de Bruxelles (comme c’est le cas de la réalisatrice) est un point de vue pour le moins situé.

C’est ce qu’on tenta modestement de faire apparaître à l’occasion du débat qui suivit le film. Quoique qu’un peu déstabilisée, l’auteure était d’ailleurs ouverte à une discussion de ce type. Ce ne fut pas le cas des programmatrices, à leurs corps défendant – nulle mise en cause personnelle ici, il s’agit juste de constater non sans effroi combien l’ordre des choses a la partie facile - ni d’une partie de la salle. Face à cette transgression des routines de la dévotion cinématographique, l’une d’elles rappela aux fondamentaux de la religion culturelle : on n’était « pas là pour parler de politique, mais de cinéma ». Une spectatrice proclama qu’on était « juste là pour voir un film ».

Si on était « juste là pour voir un film » on peut se demander pourquoi la réalisatrice qui tenait ce jour-là le minbakh de la culture (la chaire) put décliner sa vision du monde et même stigmatiser l’évolution postérieure au tournage de son personnage sur l’air de l’ « undeserving poor » (les mauvais pauvres responsables de leur pauvreté pour cause d’immoralité s’opposant aux bons pauvres besogneux qui ne sont pas responsables de leur situation), promouvoir le micro-crédit comme dispositif de lutte contre les inégalités sociales, appeler (à regret) à voter pour le parti destourien abritant tous les anciens du parti de Ben Ali et porte-parole du patronat comme rempart aux « islamistes », et nier que le sol tunisien recelât des hydrocarbures quand ceux-ci sont exploités par des compagnies étrangères et revendus à la Tunisie en devises tandis que la recherche de gaz de schiste bat son plein, le Premier ministre et le ministre de l’industrie récemment revenus au pays ayant fait toute leur carrière dans des multinationales pétrolières ! Vous avez dit : « pas de politique » ?

Le monopole de la représentation

La meilleure façon d’appréhender un film n’est pas de le regarder paresseusement à partir d’un horizon d’attente façonné par la soupe de la propagande médiatique et/ou les nouvelles catégories de l’entendement académique. Un film vaut par ce qu’il montre et sa façon de le montrer, ce qu’il ne montre pas et sa façon de ne pas le montrer, et encore par le contexte qui façonne sa réception : en général, les bons films brûlent les yeux du spectateur en transgressant les attentes que la propagande lui a insufflées.

À cela s’ajoute le contexte de production. Ce n’est pas un scoop qu’il est difficile de trouver de l’argent pour faire des films. Dans le cas de C’était mieux demain (un budget de 136 000 €) le film est par exemple co-produit par Dora Bouchoucha, par ailleurs directrice du Fonds Sud Cinema (CNC, aujourd’hui Cinémas du Monde) nommée à cette fonction quelques mois avant la chute de Ben Ali par le ministre de la culture de l’époque, Frédéric Mitterrand, dont « l’amour de la Tunisie » (sic) est tel qu’il avait conduit le dictateur déchu à lui accorder la citoyenneté tunisienne. Le CV de Dora Bouchoucha indique notamment qu’elle est « Chevalier Des Arts et Des Lettres de l’Ordre du Mérite de la République » et « Prix Tahar Haddad décerné par Monsieur Le Président de la République Tunisienne (2005) ». Comme Abdellatif Kechiche au demeurant (décoré en 2005 et 2008). La Tunisie a toujours eu une vitrine culturelle dont le hors-champ était ce qu’on ne pouvait pas montrer redoublé par le co-financement français ou italien non moins lourd d’exigences (pour obtenir des financements, la bi-nationalité est structurellement reine).

Faire des films et les produire ne vont évidemment pas sans compromission, il n’y a pas de pureté en ce domaine, producteurs et artistes sont condamnés à louvoyer avec plus ou moins de brio au point qu’il est difficile de faire la part des choses. Mais cela réserve d’emblée le cinéma à une certaine classe. Car il y a peu de chances que la production franco-tunisienne (cette élite des deux rives constituant l’angle mort de toute représentation sociale de la Tunisie ce qui suffit à expliquer que dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, de nombreux espoirs dépourvus de ces réseaux se tournent aussi irrésistiblement que vainement vers le Qatar) accouche d’un cinéma révolutionnaire. Un mois après la Révolution, la presse tunisienne rapportait que, de passage en Tunisie, le représentant de l’ancienne puissance coloniale plus du tout impérialiste, Frédéric Mitterrand, tint à peu près ce langage : « Lors de sa rencontre avec M. Bach Chaouch, l’actuel ministre de la Culture, qu’il connaît depuis fort longtemps, M. Mitterrand a dit que le dialogue s’est vite établi, notamment sur le dossier du cinéma, aujourd’hui libéré. "Il y aura des fonds français pour aider le cinéma tunisien. Nous avons signé une déclaration en ce sens. Comme vous le saviez déjà, il n’y a pas de cinéma sans salles et il n’y a pas de cinéma sans spectateurs. Pour que l’industrie cinématographique avance, il faut créer des multiplex. Je sais qu’il y a la piraterie, mais rien ne vaut de voir un film sur écran géant", a-t-il relevé après avoir annoncé qu’il vient de nommer une Franco-tunisienne à la direction du Centre national du cinéma à Paris. »

C’est tout l’enjeu d’un cinéma d’expression populaire à moindre coût contre une industrie d’import-export (même d’art et essai) à capitaux français. Et du développement, y compris cinématographique si le cinéma a encore un rôle social à jouer, des régions intérieures versus les régions côtières extraverties. S’il doit y avoir révolution (nécessaire) dans ce domaine, elle viendra de là. C’est d’ailleurs une problématique qui est loin d’être tunisienne : par exemple, les différents ateliers vidéos bruxellois montrent une autre voie de ce type.

La Révolution, c’est le hors-champ

C’était mieux demain s’inscrit assez bien dans une production médiatique, y compris télévisuelle (à travers le reportage et la télé-réalité), qui s’est apitoyée après la Révolution sur la misère du peuple tunisien mais sans jamais s’interroger sur ses causes (hormis l’épouvantail Ben Ali) ni représenter la concentration des richesses qui en est pourtant le pendant. Une façon de cacher en montrant, la plupart du temps avec toute l’innocence de l’ethnocentrisme de classe. Pas plus que les dizaines de milliers de mouvements sociaux [1] continuant la Révolution (parfois contre des patrons français) n’ont eu les honneurs d’un documentaire engagé du côté de la conquête des droits. Et on imagine mal Aïda s’emparant de la caméra pour filmer la vie de la classe dominante : c’est pourtant le hors-champ du film que redouble l’angle qui prévaut à sa réception : « on n’est pas là pour parler de politique », on est « juste venu voir un film ». Le contre-révolutionnaire, c’est le spectateur.

Il fut pourtant un temps où le cinéma pouvait être pensé comme une arme révolutionnaire et le peuple comme autre chose qu’un gisement d’images n’attendant que d’être pillé à l’exportation. Mais, là comme ailleurs, rien ne changera tant que les premiers concernés ne s’approprieront pas, y compris par petite bourgeoisie interposée, les moyens de production qui permettent de faire des films (et répétons-le, tout le monde n’a pas accès à un budget de 130 000 € qui représentent quand même... 87 années de SMIG tunisien, soit potentiellement des dizaines de films et des centaines de voix... On voit tout de suite qu’on est définitivement dans l’économie de l’autre rive, et l’officielle encore.) Ici la participation du cinéma à la poursuite de la Révolution n’est clairement pas à l’ordre du jour, la Révolution est une opportunité apportée sur un plateau à ceux qui ont accès au capital et peuvent capter la plus-value. La meilleure preuve en est que si, pour Aïda, rien n’a changé, pour la réalisatrice la liberté de filmer Aïda, et donc de faire le tour du monde des festivals, n’aurait pas été possible sans la Révolution.

Il est fort regrettable que ces questions soient apparemment interdites lorsqu’on « parle de cinéma », ce qui aurait évité de devoir écrire un article aussi désagréable, notamment pour la réalisatrice, qui ne mérite peut-être pas cette indignité. Mais comme, par le miracle de la labellisation « Révolution tunisienne » et de son riche parrainage, celui-ci a dores et déjà fait le tour du monde (et même été sélectionné en compétition à Venise malgré ses qualités techniques médiocres et la faiblesse de son écriture), on peut se permettre d’écrire que son film est tout aussi loin de mériter ces excès d’honneur, d’autant plus quand les débats suivant sa projection tournent clairement à l’usurpation des voix du soulèvement populaire (qui rappelons-le ne franchissent pas les murs de la forteresse Europe.)

Les deux côtés de la caméra

On ne saurait trop lui conseiller de prendre un point de vue sur elle-même pour pouvoir prendre un point de vue sur les autres, à la manière de la courageuse journaliste-bloggueuse Olfa Riahi qui, en conférence éclaire ainsi son propre « hors-champ » :

« Moi, j’ai fait les Hautes Études Commerciales en Tunisie et j’ai fondé mon entreprise de traduction à 24 ans... Je n’avais aucune idée de la censure qu’on pouvait avoir en Tunisie dans les médias. Et étant donné mon appartenance à une classe sociale privilégiée et à l’école dans laquelle j’ai fait mes études... J’appartenais et j’appartiens toujours à une classe assez bourgeoise... Donc j’étais complètement déconnectée de la misère dans l’intérieur du pays... La politique ne m’intéressait vraiment pas en Tunisie. Je trouvais quasiment des justificatifs et des arguments au régime quand on disait qu’on vivait dans une dictature. J’étais vraiment élevée dans la culture de l’excellence. Je disais que dans mon pays quand on est excellent on peut y arriver. Moi j’y arrive parce que je travaille 20 heures par jour, ceux qui n’y arrivent pas c’est parce qu’ils ne veulent pas travailler (…) Pour moi, c’était on travaille, on vit bien, on ne travaille pas, on vit mal. Je ne comprenais pas que le système pouvait être responsable du chômage des jeunes de mon âge (…) Je ne savais pas qu’un être humain pouvait se suicider par le feu (…) C’est à partir de là que mon activisme... Je ne me définis pas comme activiste à cette époque-là... à cette époque-là je faisais partie d’une génération qui s’est retrouvée connectée par un accident à une autre composante de sa propre société et qui a réagi (…) Je fais partie de cette génération qui a dit : stop, c’est pas normal qu’une partie de la population puisse vivre vraiment tellement bien s’amuser s’éclater et qu’une autre partie de la population de la même génération s’immole par le feu par désespoir.  »

La Révolution n’est pas une séance de cinéma, mais la contre-révolution pourra continuer à s’y inviter tant qu’il sera malpoli de regarder des deux côtés de la caméra. Car, qu’est-ce qu’une révolte et le début d’une révolution? C’est le moment où les positions sont remises en question : où le spectateur, c’est à dire le plus grand nombre dans la salle, se met en mouvement sur son fauteuil et ne se contente plus de « venir voir un film », interroge les apparences, quitte la place qui lui est assignée, rompt le dispositif hiérarchisé qui met le monde en spectacle, c’est à dire tout le monde sous hypnose. Où, au moins, il se passe enfin quelque chose plutôt que rien. Où la bienséance hypocrite caractéristique de toute messe « dégage »...

Le Peintre Du Champ

Paru dans Smala Cinéma, n°3, octobre 2014, Bruxelles

Notes

[1] Selon des chiffres officiels, rien qu’en août 2014 « 9093 rassemblements de protestation non autorisés ont été levés. »