Le corbeau de "Des oiseaux petits et grands" devait être mangé : Œdipe roi à la croisée des chemins pasoliniens
Par Le concierge du Musée le mercredi 18 mars 2015, 20:28 - La chute d'Icare - Lien permanent
Si les écrits d’Antonio Gramsci, sa conception de l’intellectuel organique visant à renverser le rapport de forces symbolique entre classes en particulier, ont fortement influencé Pasolini, il se maintiendra toujours, comme en témoigne les poèmes du recueil Les Cendres de Gramsci (Le ceneri di Gramsci 1956), dans la tension déjà présente chez le penseur marxiste, entre fusion charnelle et adhésion intellectuelle avec la classe dominée. On pourrait dire en ce sens, qu’il a la même relation ambivalente avec l’idéal gramscien qu’avec celui du néoréalisme. Au bout du compte, nulle posture pédagogique, nulle rationalité surplombante qu’il se sait pourtant incarner (d’où la haine de soi du petit bourgeois) ne doit résister selon lui à la spontanéité et aux traditions populaires. Le corbeau de Des oiseaux petits et grands devait être mangé. Le problème vient avec l’empoisonnement de la source pure de cette tradition lorsque le peuple transformé en masse mange non seulement des intellectuels mais aussi des hamburgers. (...)
illus. "Artiste se noyant dans le monde social"
(...) Le fait qu’un auteur exprime son point de vue à travers celui d’un personnage pose donc un premier problème: si l’auteur est par définition représentant d’une classe dominante, ses personnages fussent-ils des prolétaires, il ne fait que représenter l’imposition de la bourgeoisie sur le peuple et hâter la disparition du cinéma en tant qu’art populaire. Mais par ailleurs, un film qui se voudrait pure expression populaire tout en étant réalisé par un petit bourgeois mentirait d’une façon ou d’une autre. Ce que Pasolini cherche donc confusément dans ses écrits critiques de 1965 comme dans sa manière d’envisager la réalisation de L’Évangile selon saint Matthieu puis d’Œdipe roi, c’est une honnêteté stylistique qui équilibre son point de vue et celui du peuple auquel il veut rendre grâce.
Article de Patrick Taliercio paru initialement dans SMALAcinéma n°3, Bruxelles, 2014
Œdipe roi (Edipo Re 1967) marque un tournant dans la filmographie de Pasolini. Lorsqu’il en conçoit le projet en 1966, il est en passe de devenir tout à la fois un cinéaste qui n’a plus rien à filmer parce que le monde qu’il veut montrer est en train de disparaître ; un réalisateur dont le statut change avec l’évolution d’un cinéma de moins en moins populaire et, donc, un auteur en train de perdre progressivement le public qu’il vise. Œdipe roi surmonte chacun de ces écueils, opposant le Sud du Maroc et sa population à la destruction concrète et anthropologique des quartiers populaires d’Italie, le travail autobiographique à la position d’auteur et une subversion systématique des codes du point de vue et de la narration à l’académisme qui lui semble s’emparer du cinéma contemporain.
Ruptures
1968 est une rupture dans l’œuvre filmée de Pasolini. Deux courts métrages, Que sont les nuages ? (Che cose sono le nuvole ? 1968) et La Séquence de la fleur en papier (La sequenza del fiore di carta 1969) semblent, dans cette période, tourner la page de la filmographie précédente en mettant à mort deux de ses personnages fétiches. Toto et Nineto finissent à l’état de marionnettes jetées aux ordures dans le premier et Nineto se retrouve terrassé par les images d’actualités des temps nouveaux dans le second. C’est aussi entre la réalisation d’Œdipe roi et celle de Théorème (Teorema 1968), films qui ont été conçus en même temps, que Pasolini situe lui-même la fin de sa veine « national-populaire » au sens gramscien [1] du terme.
Pour tenter de comprendre ce que signifie cette expression, on pourrait dire que Pasolini mène depuis qu’il filme, une réflexion sur les impasses du néoréalisme dont son œuvre est en quelque sorte une survivance. Le néoréalisme italien, dans sa forme cinématographique et littéraire, fut l’expression la plus durable d’un phénomène plus général dans l’Europe de l’Ouest de l’immédiat après-guerre, à savoir une solidarité entre classe moyenne et prolétariat favorisée par le climat d’antagonisme idéologique très puissant de la Libération. Aux réseaux communistes et catholiques qui permettaient de passer les frontières de classe, Pasolini ajoutait l’homosexualité qui lui donna la possibilité au début des années cinquante d’entrer en relation intime avec un milieu sous-prolétaire romain qui n’était déjà plus fréquentable pour la petite bourgeoisie intellectuelle.
C’est pour sa connaissance du milieu de la prostitution des banlieues de Rome dont témoigne le roman Ragazzi di vita en 1955 [2], qu’il est appelé comme conseiller au scénario sur deux films dont Les Nuits de Cabiria de Federico Fellini en 1956. Pasolini comprend que le néoréalisme a atteint ses limites en ce qu’il n’a pas réussi à aller au-delà d’une vision petite bourgeoise d’un peuple italien, passé de l’invisibilité à la fausse visibilité. De son point de vue, ce cinéma, malgré tous ses mérites, témoigne le plus souvent d’un sens de l’idéal et du tragique, inscrit dans sa forme même, qui n’appartient pas aux gens dont on tente de retracer la vie. Il faut dès lors à l’auteur des Ragazzi trouver dans la réalisation de ses films, l’équivalent de l’approche qu’il a pu opérer avec le milieu sous-prolétaire en littérature : non pas un cinéma qui montre le peuple d’un point de vue d’intellectuel mais un cinéma qui parvienne le plus possible à voir le monde du point de vue du peuple.
Cette recherche avançant, le mal de la rupture de classes et de la domination symbolique s’aggrave. On s’achemine vers la catastrophe anthropologique que Pasolini théorisera plus tard, à partir de 1973, dans les textes regroupés sous le titre Écrits corsaires et qu’annonçait le prologue de Théorème : la transformation de tous les prolétaires en petits bourgeois, la disparition pure et simple du peuple transformé en masses soumises aux intérêts de la bourgeoisie néocapitaliste.
En 1965, dans un article sur Le Cinéma de poésie rédigé à partir de rencontres faites au festival de Pesaro [3], Pasolini constate que, même dans ses aspects les plus novateurs visant à briser le mécanisme du long métrage narratif classique – cinéma qu’il qualifie de prose opposé au cinéma de poésie –, les films d’auteur des années soixante constituent plutôt une annexion symbolique de la bourgeoisie sur l’imaginaire populaire qu’une résistance de la culture populaire par l’entremise du cinéma.
L’attitude de Pasolini vis-à-vis des cinéastes qui lui sont contemporains reste ambivalente. En tant que critique, sa radicalité le pousse à polémiquer avec des artistes pour lesquels il n’a par ailleurs en tant que réalisateur que des sentiments plutôt fraternels. De sorte que le texte Le Cinéma de poésie demeure ambigu. Pasolini encourage l’émergence de nouvelles formes mais se démarque de ce qu’il qualifie de formalisme chez Godard, Bertolucci et Antonioni. Et même s’il indique qu’il n’emploie pas ce terme de formalisme en un sens péjoratif, on sait, au moins par une des deux voix off de La Rabbia (1963), qu’il pouvait en faire une critique tout aussi acerbe que du réalisme socialiste.
Un des aspects de ce formalisme tient à la façon que Bertolucci, Godard et Antonioni ont de mettre en scène des marginaux ou des êtres déséquilibrés sur le plan psychique pour pouvoir expérimenter des procédés, justifiés comme dénotant la vision subjective de ces personnages.
On trouve ce genre de figures même dans des films classiques comme Quo Vadis de Mervyn Leroy (1951), lorsque le personnage de Néron interprété par Peter Ustinov est filmé en gros plan et en courte focale pour appuyer sa déraison, effet de déformation d’autant plus notable qu’insolite dans le style général du film. Le fou est regardé comme (par un) fou. Pasolini observe la généralisation d’une telle figure à l’ensemble de la durée d’un long métrage dans Le Désert rouge d’Antonioni (1964) où les effets perceptifs de la névrose de l’héroïne se confondent avec les expérimentations formelles du réalisateur sur le cadre et la couleur.
Pasolini salue donc la fin du carcan formel du film narratif classique où l’on pouvait avoir le sentiment général que l’histoire se racontait toute seule, où l’on ne se demandait pratiquement jamais qui regardait, où l’on ne sentait pas la caméra. Mais il constate que le passage de la prose à la poésie, c’est-à-dire une plus grande inventivité formelle, ne s’assume pas encore comme regard d’auteur sans en passer par l’alibi narratif et psychologique. Il reconnaît de plus dans cette façon d’instrumentaliser la subjectivité de personnages de fous et de marginaux, le procédé plus général d’imposition de son point de vue par la petite bourgeoisie dont le travers est de s’identifier au genre humain. Le fait qu’à travers des personnages ce soit un auteur qui s’exprime pose donc pour Pasolini un problème fondamental que l’on peut aborder par plusieurs biais. D’abord, celui de la notion d’auteur elle-même.
Auteur, médiateur et pharmakos
Pasolini présentait généralement Œdipe roi comme son film le plus autobiographique.Dans un entretien en français à Venise en 1967, il déclare que le mythe constitue surtout pour lui un moyen de parler de ses problèmes en tenant à distance la haine qu’il s’inspire lui-même en tant que petit bourgeois.
Certains des films précédents peuplés surtout de personnages de sous-prolétaires contenaient déjà des esquisses d’autoportraits. Dans La Ricotta (1963), Pasolini mettait en scène un personnage de réalisateur d’évangile sulpicien interprété par Orson Welles qui était une forme de satire de sa propre position, un an avant de réaliser lui-même L’Évangile selon saint Matthieu (Il Vangelo secondo Matteo 1964) qui devait lui poser d’épineux problèmes de style [4]. Dans Des oiseaux petits et grands (Uccellacci e uccellini 1966), Nineto et Toto font la rencontre d’une figure d’intellectuel communiste sous la forme d’un corbeau que l’on finit par manger. On pourrait donc dire que le réalisateur d’Œdipe roi avait décidé en 1967 de faire un film qui, cette fois-ci, « prenne au sérieux » (la prise au sérieux de la vie est une attitude que Pasolini associe souvent à la petite bourgeoisie) les contradictions qui le traversaient et qui n’avaient jusqu’ici fait l’objet que de personnages plus ou moins parodiques.
Si les écrits d’Antonio Gramsci, sa conception de l’intellectuel organique visant à renverser le rapport de forces symbolique entre classes en particulier, ont fortement influencé Pasolini, il se maintiendra toujours, comme en témoigne les poèmes du recueil Les Cendres de Gramsci (Le ceneri di Gramsci 1956), dans la tension déjà présente chez le penseur marxiste, entre fusion charnelle et adhésion intellectuelle avec la classe dominée. On pourrait dire en ce sens, qu’il a la même relation ambivalente avec l’idéal gramscien qu’avec celui du néoréalisme. Au bout du compte, nulle posture pédagogique, nulle rationalité surplombante qu’il se sait pourtant incarner (d’où la haine de soi du petit bourgeois) ne doit résister selon lui à la spontanéité et aux traditions populaires. Le corbeau de Des oiseaux petits et grands devait être mangé. Le problème vient avec l’empoisonnement de la source pure de cette tradition lorsque le peuple transformé en masse mange non seulement des intellectuels mais aussi des hamburgers.
En tant que cinéaste, Pasolini ne souscrira donc définitivement ni à la conception gramscienne de l’auteur comme pédagogue (qui, toute référence à Gramsci mise à part, restera celle de Roberto Rossellini) ni à celle plus courante de l’auteur comme figure consacrée par une gloire synonyme de docilité.
Il semble plutôt se concevoir comme une sorte de médiateur de l’expression du peuple – même d’un peuple qui n’existe plus – se donnant pour projet de lui remémorer les ressources culturelles profondes de sa condition. Dans une telle conception, on pourrait dire que la figure la plus courante de l’auteur apparaît précisément comme le signe de l’appauvrissement de la culture moderne. Elle émerge là où les racines collectives et populaires d’un art sont en train de mourir. Or, 1965 est précisément le moment où Pasolini est contraint de prendre acte de cette évolution concernant le cinéma. La fameuse politique des auteurs mise en œuvre dans Les Cahiers du cinéma dix ans plus tôt a fini par produire elle-même des auteurs parmi ceux qui avaient commencé en France à célébrer Lang, Rossellini, Bergman comme noms propres d’une histoire du septième art. Parmi les nouveaux visages, Jean-Luc Godard surtout cultive un certain antagonisme avec le pouvoir politique, héritier redevable quoique désinvolte de la tutelle d’André Malraux en tant qu’intellectuel et en tant que ministre de la Kultur [5]. Histoire(s) du cinéma (1998) ne s’en inscrira pas moins dans le sillage du Musée imaginaire... Et même si Godard finira par renoncer temporairement, dans le climat de tension particulier de cette période, à sa position de réalisateur célébré après le tournage de Week-end en 1967, c’est pour tenir au sein du groupe Dziga Vertov, une fonction pédagogique et propagandiste dans un esprit brechtien. Alors même que la télévision le supplante en tant que média de masse, le cinéma devient peu ou prou un art élitiste au moment même où des réalisateurs tentent une dernière fois de le mettre au service des luttes politiques.
De son côté, le projet autobiographique de Pasolini pourrait apparaître comme un repli narcissique. Il constituera au contraire l’engagement le plus total qu’un poète du peuple pouvait encore faire de sa personne, doublé d’une posture de plus grande humilité en tant qu’auteur.
Significativement, alors qu’il n’était apparu que brièvement dans La Ricotta, Pasolini prend à ce moment et de film en film, le parti de se mettre en scène en tant que médiateur. Il incarnera Chaucer dans Les Contes de Canterbury (I racconti di Canterbury 1972) et un peintre dans Le Décaméron (Il Decamerone 1971) pour signifier la place qu’il entend occuper par rapport aux auteurs plus anciens qu’il adapte, sans se priver d’ailleurs de pointer la position d’adaptateur de ces auteurs eux-mêmes par rapport à la tradition populaire. Dans Œdipe roi, il apparaît au milieu du film, sous les traits d’un prêtre venant réclamer parmi le peuple justice auprès du roi, précisément au moment où sa propre adaptation rejoint celle de Sophocle dont cet épisode est la première scène. Révérence et démarcation tout à la fois envers le tragédien antique dont Pasolini a contourné en quelque sorte l’adaptation, pour revenir au mythe originel en bouleversant la chronologie de la pièce. Il ne s’agit plus de l’histoire d’un roi sommé de réparer la malédiction de la peste s’abattant sur sa ville en trouvant qui a tué le roi précédent, mais de celle d’un enfant refusé par ses parents et devenant roi à la place de son père en croyant fuir une prédestination. Ce refus du flash-back, qui pourrait paraître paradoxal s’agissant d’une adaptation cinématographique, pose évidemment la question du savoir et de l’aveuglement dont Pasolini veut affirmer – toutes les libertés qu’emprunte sa version de la pièce le montrent – une conception sans doute moins rationaliste que celle que Sophocle, auteur de la Grèce moderne, pouvait tirer d’un mythe de la Grèce archaïque.
Cependant, le choix même du mythe d’Œdipe comme le récit de Théorème font évidemment suite à la réalisation de L’Évangile selon saint Matthieu. Ils en sont deux radicalisations en ce qu’ils explicitent deux formes d’identification du poète à des figures de messies. Dans Œdipe roi, le héros représente la collectivité avant d’en être la victime expiatoire, le pharmakos. Trame qui pourrait être celle d’un évangile païen, débarrassé de la dimension métaphysique qui soustrait le personnage du Christ aux questions de la liberté, de la culpabilité et du jugement qui, depuis Accatone, intéressent particulièrement Pasolini. Jésus étant demi-dieu ou symbole vivant, son destin est de faire sens pour le devenir du christianisme. Œdipe ne peut s’en remettre à ce type de justification. Entièrement innocent et entièrement coupable, il n’aura d’autre consolation que la fidélité à son point d’origine.
Nul doute qu’Œdipe constituait donc pour Pasolini une figure d’identification plus fidèle encore que Jésus à sa propre place d’artiste engagé. Et l’on peut dire que son assassinat devait en un sens lui donner tragiquement raison. Si une telle identification peut paraître aussi vaniteuse que la posture d’auteur-médiateur est humble, il faut aussi se rappeler qu’Œdipe est la figure même de l’impossible définition de soi. Œdipe roi est peut-être en ce sens aussi la mise en abyme du propos de Pasolini selon lequel on ne peut être soi, on ne peut s’exprimer, se positionner que dans le mouvement incessant d’une enquête et d’une lutte dont les éléments n’apparaissent qu’à l’état dispersé de puzzle [6]. C’est bien comme cela que se raconte la vérité du point de vue du héros de Sophocle auquel les faits arrivent épars avant de s’emboîter. Et si cet aspect semble gommé par la linéarité qu’emprunte le récit même du mythe, il ressurgit par ailleurs dans la construction en tableaux et dans le langage même de l’adaptation pasolinienne. L’auteur ne s’exprime donc pas à travers son personnage. Celui-ci constitue plutôt une enquête du poète sur lui-même permettant au réalisateur de traduire l’expression collective du mythe.
Discours indirect libre et fusion des points de vue
Le fait qu’un auteur exprime son point de vue à travers celui d’un personnage pose donc un premier problème: si l’auteur est par définition représentant d’une classe dominante, ses personnages fussent-ils des prolétaires, il ne fait que représenter l’imposition de la bourgeoisie sur le peuple et hâter la disparition du cinéma en tant qu’art populaire. Mais par ailleurs, un film qui se voudrait pure expression populaire tout en étant réalisé par un petit bourgeois mentirait d’une façon ou d’une autre. Ce que Pasolini cherche donc confusément dans ses écrits critiques de 1965 comme dans sa manière d’envisager la réalisation de L’Évangile selon saint Matthieu puis d’Œdipe roi, c’est une honnêteté stylistique qui équilibre son point de vue et celui du peuple auquel il veut rendre grâce.
Il a semble-t-il réfléchi à cette question en considérant que son adaptation de l’Évangile devait mettre en dialogue sa position d’intellectuel athée et celle d’un simple croyant. Il s’est donc tout à la fois défendu de faire de Jésus un agitateur politique mais, également, d’en rendre une vision an-historique. Un épisode cependant l’a fait, selon lui, basculer trop loin du côté de la naïveté du croyant : celle où Jésus marche sur les eaux, miracle dont il aurait préféré trouver une vision plus réaliste [7]. Que l’on puisse même avoir une vision réaliste d’un miracle est en soi significatif de cette conception qui fusionne deux points de vue a priori contradictoires. Mais la multiplication des pains par exemple, filmée à la fois comme miracle et phénomène social, est là pour prouver que la gageure était réalisable.
Cette volonté de faire converger point de vue d’auteur et point de vue de personnage se présente pour Pasolini comme l’équivalent cinématographique d’une figure littéraire dont il a beaucoup usé dans Les Ragazzi : le style indirect libre. Par exemple lorsqu’il écrit : « Le lendemain, le petit Frisé et Marcello qui y avaient pris goût descendirent ensemble aux "Marchés généraux" qu’on avait fermés. Une masse de gens tournait et virait, et quelques Allemands allaient et venaient devant l’entrée en tirant en l’air. À vrai dire, c’étaient pas tellement les Fridolins qui les empêchaient d’entrer, c’étaient ces salauds d’APAI. Ils vous cassaient les couilles ceux-là ! » [8] On passe ici subrepticement d’un pôle-narrateur qui décrit une situation incluant des personnages à un pôle-personnage qui raconte comment les choses se passent du point de vue de certains protagonistes. Et ce passage est simplement marqué par trois indices : l’absence de négation (« c’étaient pas tellement ») qui marque en français un registre bas et l’expression « Ils vous cassaient les couilles » en rupture avec la retenue usuelle du narrateur omniscient [9].
Le premier geste littéraire de Pasolini avait été de publier des poèmes en frioulans sous le fascisme [10], c’est-à-dire en patois dans une période où l’unité linguistique italienne faisait partie des dogmes nationalistes. Cet usage de la langue populaire pour narrer les aventures de personnages issus du peuple, procédé que d’autres romanciers avaient utilisé avant lui (Faulkner, Céline) s’imposait donc et préfigurait le ton des dialogues d’Accatone et de Mamma Roma (1962). Mais comment le transposer véritablement au cinéma ? Comment trouver dans la perception visuelle l’équivalent des marques d’énonciation que l’on trouve dans le langage écrit et parlé ? Il faut postuler que le bourgeois ne voit pas le monde de la même manière que le sous-prolétaire et que les formes qui transcrivent le regard ont en quelque sorte une origine sociale, une appartenance de classe. Idée sans laquelle on pourrait croire que la relative brutalité de style d’Œdipe roi est accidentelle alors qu’elle constitue une méthodique subversion de la narration et du découpage académiques, c’est-à-dire bourgeois.
Onirisme, souvenir et point de vue de la mort
S’agissant du film Mirapela de Liliana Cavani (1974), Pasolini observait que ce qui caractérise le souvenir, le rêve et ce qu’il appelle la vision religieuse du réel réside dans la superposition des points de vue [11]. C’est une remarque intéressante en ce qu’elle lie deux dimensions du style proprement poétique de Pasolini cinéaste : le non-respect des règles qui articulent dans un découpage classique les points de vue de façon exclusive et l’abandon de tout ce qui dans le montage sert à établir une fausse continuité temporelle. On peut dire en ce sens que Œdipe roi est un film délibérément démembré du point de vue de l’espace comme du point de vue du temps.
Encore une fois, l’articulation exclusive des points de vue [12] correspond à une articulation exclusive des classes à laquelle Pasolini oppose une fusion qu’on pourrait dire amoureuse ou mystique entre le point de vue du poète et celui du peuple à même de dégager un entre-deux qui soit en quelque sorte le point de vue de la réalité elle-même. Point de vue de la réalité ne veut pourtant pas dire point de vue naturaliste. De telle sorte qu’en brisant le code d’une vision géométrique de l’espace (espace fictif et espace social), Pasolini doit également briser la perception usuelle du temps. Les écrits théoriques de 1967 regroupés dans le recueil L’Expérience hérétique (Empirismo eretico) nous sont là encore d’un grand secours [13]Cette hypothèse pourrait être une sorte de synopsis pour un film de 1968 réalisé par un strict contemporain de Pasolini : Je t’aime je t’aime d’Alain Resnais. La comparaison serait d’ailleurs intéressante à développer en suivant l’idée finalement abandonnée par Resnais de tourner son film entièrement en plans subjectifs.$$.
On peut en effet considérer que Œdipe roi est, en entier, souvenirs épars, « mal » articulés, que seul fait converger un point de vue d’après la mort qui ne devient vraiment évident que dans la dernière séquence. D’où cette construction en forme de rébus d’un prologue mettant en scène un enfant des années vingt en Italie, un infanticide manqué dans une Antiquité indéterminée, une adaptation libre de la tragédie de Sophocle et un épilogue dans lequel un personnage qui pourrait être l’enfant du début traverse trois paysages symboliques de l’Italie de 1967. Une explication logique a été esquissée par Pasolini lui-même déclarant que tout ce qui concerne le mythe pourrait être rêvé par l’enfant. De telle sorte que l’on aurait affaire à deux épisodes de souvenirs d’une vie (1920, 1967) comprenant un rêve. Mais il est évident que l’errance finale de cet homme aux yeux crevés ne peut être prise en un sens simplement littéral. Il cumule en fait trois niveaux de lecture apportés successivement par les trois parties. Il est le poète adulte dont nous avons vu des souvenirs d’enfance, ainsi qu’Œdipe dans sa déchéance et encore une métaphore, un aveugle par le regard duquel paradoxalement, nous apparaît un discours sur le monde de 1967. Par cette dernière dimension, par le montage elliptique des espaces que traverse ce spectre, par cette déchéance qui est une vie finie sans l’être, une vie « au-delà du destin » comme Œdipe qualifiait plus tôt celle de Tirésias avant de prendre sa place, par le fait que le dernier plan se donne comme retour au début dans une conception cyclique du temps, nous sommes effectivement projetés comme après la mort.
Le début du film, de son côté, se pose d’emblée clairement comme une recherche pour rendre le langage du souvenir. Langage caractérisé par l’indirect libre, ni totalement subjectif ni totalement objectif mais dans un point de vue qu’on pourrait dire flottant.
Les deux premiers plans du film (la borne indiquant Thèbes et le plan général de la ville figurant le pays de l’enfance) sont à la fois tremblants, mal équilibrés et trop courts du point de vue d’un découpage académique. Ils sursignifient leur caractère subjectif. Ce caractère de regard subjectif rapporté dans le scénario au point de vue d’un spectateur amené à assister à une naissance est cependant brisé par la fixité frontale du plan représentant le monument aux morts. Le passage des soldats en uniforme de l’infanterie italienne des années vingt indique peut-être que ce monument n’est au fond qu’une autre borne après celle du premier plan. Borne temporelle et non plus spatiale, entre deux guerres, borne qui reviendra dans l’épilogue et se situe donc au-delà de l’exploration subjective comme repère dans la temporalité même du film. À ce premier flottement du point de vue suit dans la deuxième séquence une construction mettant en scène au moins les trois regards subjectifs distincts que sont celui de l’enfant, celui de la mère et celui de quelqu’un se souvenant du tout. À la balance classique entre fixité et mouvement, polarisant chacune la subjectivité et l’objectivité, Pasolini ajoute un va-et-vient entre très courtes et longues focales qui caractérise deux formes de subjectivité, tantôt physique tantôt purement mentale. Autour de l’image de l’enfant couché gravitent donc des images prises en longues focales errantes et des images fixes prises en très courtes focales, les premières pouvant peut-être figurer des sensations auditives, les autres découvrant un point de vue subjectif sans cohérence avec la position effective du bébé. Il s’agit du point de vue mental de l’enfant ou, si l’on veut, de celui de l’adulte se souvenant, reconstruisant a posteriori la scène originelle.
Un autre exemple de ces non-coïncidences spatiales entre subjectivités que l’on trouve tout au long du film concerne la séquence du départ d’Œdipe de Corinthe en présence de ses parents putatifs.
Famille et relation voyant-vu
Une des choses qui semblent intéresser Pasolini dans la dimension psychologique du mythe d’Œdipe est l’introduction du conflit social à l’intérieur même de l’espace familial. C’est une des nombreuses questions, sur lesquelles il tente d’élaborer en général un point de vue critique qui ne le place ni du côté d’une réaction traditionaliste (la famille comme unité sacrée au sein de la société) ni de celui d’un faux progressisme de marché (la famille comme sécable en autant de cellules consommatrices).
On pourrait dire que l’œuvre filmée de Pasolini offre de cette question du conflit familial une version pour chaque classe. L’Évangile pourrait en être la version populaire tandis que Porcherie (Porcile 1969) en donnerait la vision bourgeoise. Entre les deux, Œdipe roi situe bien le problème au niveau où le vit la petite bourgeoise, c’est-à-dire celui de la mobilité sociale, de la possibilité pour un fils de ne pas entièrement reproduire la situation de son père, ce dont il n’est généralement question ni dans une société traditionnelle paysanne , ni dans un prolétariat dominé, ni même dans la bourgeoisie, sinon sous l’aspect d’un reniement de classe vécu comme pathologique.
Pasolini s’approprie donc cette problématique lorsqu’il parle durant une interview du rapport avec son père qu’il lie au rapport qu’il entretiendra toute sa vie avec l’État et avec l’orthodoxie idéologique [14]. L’espace familial est, pour un enfant appelé à une ascension sociale, la première expérimentation du conflit avec l’ordre établi et l’autorité. Ce désir d’ascension sociale ou simplement de liberté se concrétise notamment par le désir de réaliser le rêve opprimé de la mère contre la domination patriarcale du père. Dans certaines structures familiales, l’enfant doit plier et prendre sa place dans une hiérarchie stricte qui le place sous son père pour un aîné ou éventuellement celle de son ou ses frères. La situation particulière de Pasolini, que l’on retrouve d’ailleurs chez nombre de poètes (Victor Hugo, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Jim Morrison par exemple) est celle d’avoir un père militaire, représentant de ce que l’État (en l’occurrence un État fasciste) a de plus autoritaire. Dans sa compréhension du mythe, il peut donc considérer à bon droit que l’agressivité vient d’abord du côté du père, de l’État, de l’ordre établi avant de provoquer la révolte du désir chez le fils et le réfractaire.
Comment cette réflexion se traduit-elle dans Œdipe roi ? Par la radicalisation tout d’abord d’un procédé déjà expérimenté dans L’Évangile selon saint Matthieu visant à montrer l’artificialité de la famille. Bien sûr, il n’y a pas de conflit familial dans L’Évangile sinon par société interposée lorsque, reconnu comme fils du charpentier de Nazareth, Jésus n’arrive pas à être prophète en son pays et refuse de voir les siens. Reste que la Sainte Famille est une famille recomposée où le père doit accepter de ne pas être géniteur et de n’occuper qu’une place de parent protecteur. C’est précisément cette acceptation qui peut être considérée comme sainte et que Pasolini montre donc comme un miracle dans la première séquence de son film [15].
Lorsque Marie, Joseph et l’enfant Jésus sont ensuite vus en Égypte où ils se sont réfugiés, le découpage est seul garant de leur union. Joseph situé en hauteur balaie un champ visuel dans lequel il voit d’abord Marie à une certaine distance marquée par un zoom. Un premier champ-contrechamp scellé par un raccord regard unit Marie à Joseph. Puis Joseph se tourne et voit Jésus par l’entremise d’un nouveau zoom avant de se pencher vers lui pour l’embrasser tandis que Marie continue de regarder dans un raccord regard rendu faux du strict point de vue géométrique à la fois par la distance et le déroulement de l’action [16]. Ce qu’exprime alors le montage c’est précisément une union des trois personnages qui va au-delà de la stricte évidence et accède ainsi à sa dimension mystique. On croit contre les preuves et non pas sur preuve et c’est précisément la dimension irrationnelle qui fait la valeur miraculeuse de ce qui doit donc être montré par-delà la grammaire cinématographique.
D’une manière générale, dans l’œuvre filmée de Pasolini, l’acte de voir acquiert une signification qui va bien au delà de son seul aspect narratif. Il est le symbole d’une relation de domination absolue (entre les hommes au balcon et leurs victimes dans la fin de Saló), ou d’abandon (dans le vis-à-vis entre l’enfant d’Œdipe roi au balcon et ses parents de l’autre côté de la cour) et se déroule de ce fait dans des formes brisant délibérément tout naturalisme. À la fin d’Œdipe roi, la même très courte focale qui avait servi au début à marquer les visions mentales de l’enfant est utilisée pour signifier la vision subjective d’un aveugle. La vision est donc suprasensible. Construite ostensiblement par le découpage et le montage, elle transcende la logique spatiale des événements. Les parents s’accouplent sous le regard de l’enfant qui pourtant ne peut pas physiquement les voir. Il ne s’agit pas seulement d’entendre (comme lorsque Jocaste écoute sans voir les événements qui se déroulent devant le palais) mais bien d’imaginer. De telle sorte que le film puisse là encore à tout moment emprunter la subjectivité des personnages dont il raconte l’histoire. Lorsque Œdipe, prince de Corinthe torturé par les soupçons de bâtardise qui pèsent sur lui, doit partir voir la pythie, on observe une radicalisation de ce procédé de transgression grammaticale. Un premier plan nous montre de façon frontale Œdipe coiffé du chapeau à plumes qui marque son statut de prince, visiblement préoccupé [17]. Puis le personnage se lève et s’adresse à son père qui se trouve de l’autre côté d’un patio à sa droite et à sa mère pareillement à sa gauche pour leur annoncer son départ. Il y aurait en soi déjà beaucoup à dire que l’articulation son-image des films de Pasolini et le rôle qu’y joue la post-synchronisation. Contentons-nous d’observer que le mixage ne respecte aucunement le naturalisme qui voudrait qu’Œdipe élève la voix pour parler à des personnages situés à plusieurs mètres de lui. C’est une donnée qui contribue très fortement à faire de cet espace un espace onirique. Les raccords regards de cet échange à trois déjà très approximatifs sont ensuite délibérément désarticulés dans la séquence suivante du départ effectif du héros. Un premier plan nous montre la main d’Œdipe caressant la joue de Mérope de profil puis un deuxième vient se placer sur l’épaule droite d’Œdipe, un troisième sur l’épaule droite de Mérope (première transgression de la règle des 180°) avant qu’un plan d’ensemble ne nous fasse retraverser l’axe. Suit un champ-contrechamp frontal [18] qui a la particularité d’être dissymétrique puisqu’il relie Mérope à Œdipe (situé à la place de la caméra) avant de lier Œdipe à Polybe (à la place de la caméra).
Bien sûr, il n’est pas interdit de ne voir là qu’une sorte de négligence du cinéaste ou de la scripte que le montage viendrait rattraper vaille que vaille et a posteriori. Mais on sait que c’est précisément de ce type de négligences [19] que naissent les plus belles transgressions du code. Or, précisément ici, cette narration pleine de scories concentre le regard sur ce que Pasolini considère comme essentiel : le jeu d’Alida Valli, la vraie mère abandonnée par un faux fils, la vérité des sentiments de cette femme (sainte comme Joseph) d’autant plus visible que les relations marquées par le montage et le jeu des regards (par ailleurs atone de Franco Citti) sont fausses. Il s’agit donc encore une fois de montrer un amour parental qui transcende tout à la fois ce qu’on pourrait appeler le faux raccord biologique et le langage dans lequel s’exprime l’institution familiale. On peut donc, à la limite, imaginer que Pasolini transgresse le code accidentellement au tournage. Il ne le transgresse pas gratuitement au montage [20].
Tragédie de la désacralisation
La transgression formelle était d’autant moins anodine dans ce film qu’il y est très fortement question de désacralisation. Ce en quoi, il est important de nuancer l’idée d’autobiographie. Si Pasolini dit quelque chose de lui-même dans Œdipe roi, c’est probablement cette tendance déchirante à la désacralisation dont il se disait tout autant animé que d’un désir contradictoire de sacraliser au contraire les êtres et les choses. Son Œdipe n’est pas un autoportrait mais plutôt la peinture d’un archétype, d’une trajectoire dans lesquels il se reconnaissait partiellement. Or, pour préciser de quelle nature est cet archétype, le film ne nous livre aucun indice lié à une forme d’intériorité psychologique du personnage. Les intertitres ou cartons que Pasolini substitue à l’usage plus courant d’une voix off sont en cela significatifs. Ce choix quelque peu désuet découle de la nécessité de maintenir le fragile équilibre décrit plus haut entre récit et subjectivité confondus. Une voix off aurait paradoxalement fait basculer l’image du côté de l’objectivité en assignant une place à la subjectivité des personnages. Dès lors, leurs motivations nous seront livrées comme le reste à l’état énigmatique d’images oniriques. De ces images pourtant, il ne sert à rien non plus de faire une interprétation symbolique sophistiquée.
Pasolini a voulu par exemple ajouter entre l’épisode de la pythie et celui du parricide à l’entrée de Delphes, deux péripéties dont aucune transcription du mythe ne fait état. Œdipe est d’abord invité à manger lors de ce qui se présente comme une fête de mariage. Puis il est arrêté par une autre cérémonie au cours de laquelle on semble lui proposer de prendre femme. La consternation du héros face à la nudité féminine n’a pas manqué de suggérer des interprétations liées à l’homosexualité. Il semble pourtant que l’essentiel ne soit pas là. Ce passage du film est surtout marqué par la présence d’un personnage capital qui est celui du peuple. Certes, l’appartenance des danses, des instruments et de certains vêtements à la culture locale marocaine est ici fondue dans un mélange de musique traditionnelle de tous horizons et la composition d'accessoires originaux (les coiffures en particulier). Cependant les corps et les visages ont une toute autre fonction que celle d'une toile de fond. Ils interprètent leur propre rôle, celui d’un peuple face auquel le personnage d’Œdipe se montre plutôt renfrogné. Ni psychologique, ni symbolique, la signification de ces deux séquences est peut-être beaucoup plus littérale : il s’agit d’un prince qui vient d’apprendre qu’il est maudit et tente d’échapper à sa caste sans parvenir à se fondre dans le peuple dont il ne fait que traverser les usages. Première impasse sociale – qui n’est peut-être pas sans rapport avec l’expérience du poète des faubourgs de Rome – à laquelle toute la suite va donner un pendant. Rejeté de sa place nobiliaire par une tentative manquée d’infanticide, Œdipe devient celui qui se révolte contre le pouvoir.
Là encore, Pasolini marque un écart assez significatif par rapport à l’interprétation courante du mythe. Même s’il n’en demeure pas plus instruit par la suite, son héros semble commettre le régicide en toute conscience, allant jusqu’à rire de la couronne avec laquelle Laïos croit pouvoir se protéger. Toute cette séquence baignée d’aveuglement, c’est-à-dire d’un excès de lumière, est d’ailleurs assez curieusement placée sous le signe d’une certaine jubilation. Pasolini est un adaptateur relativement fidèle. La vision de son Évangile texte en main laisse apparaître des bouleversements chronologiques et des choix de mise en scène mais rien qui trahisse profondément ce qui est écrit. Autrement signifiantes sont, on le voit, les variations par rapport à la pièce de Sophocle. La séquence par exemple qui introduit le personnage d’Œdipe jeune adulte jouant et trichant à la palestre n’est pas dans le texte où l’épisode narré par Œdipe à l’état de souvenir est un incident de beuverie. L’exercice physique est évidemment beaucoup plus directement cinégénique. C’est pourquoi de la même façon, lorsque dans l’Évangile il est écrit que Jésus trouva Jean et Jacques en train de plier des filets avec leur père, Pasolini montre les deux futurs disciples en train de courir le long de la plage avec les filets. Dans l’un et l’autre cas, cette course exalte la jeunesse masculine. Mais elle prend dans le meurtre de Laïos un tour si insistant qu’on ne peut s’empêcher d’y voir une préfiguration de l’acte sexuel qui viendra compléter le crime.
Quoi qu’il en soit, si le personnage d’Œdipe nous est montré par Pasolini comme trichant au jeu puis liant le rire à l’assassinat, c’est pour en évacuer d’emblée tout soupçon d’innocence. On pourrait aller jusqu’à dire que si le personnage de Nineto et les figures de messager angélique qu’il campe symbolisent cette innocence, celui d’Œdipe (comme celui d’Accatone interprété par le même Franco Citti, du reste) est au contraire la figure de l’entière culpabilité posant toujours au final la question du rachat. Il n’est en aucun cas montré comme victime d’une prédestination. Tout sera, selon une formule qui ne se trouve pas dans la pièce de Sophocle, proclamé par le héros comme « voulu et non pas imposé par le destin ». Ce que confirment les versions singulières que Pasolini donne du meurtre de la Sphinge et d’un inceste accomplis finalement en toute conscience puisque lors de leurs derniers ébats, le héros appelle « maman » sa femme et mère Jocaste. Refusant d’entendre l’oracle de la Sphinge, lui déniant le pouvoir magique qu’elle détient sur la foule et que la version la plus commune du mythe illustre par l’épisode de l’énigme, l’Œdipe de Pasolini coupe court. Cette attitude ne fait sans doute qu’anticiper sur la partie du film où Pasolini se montre au contraire extrêmement fidèle à la pièce de Sophocle, à savoir la confrontation entre Œdipe et Tirésias qui semble incarner le face-à-face du pouvoir politique face au pouvoir spirituel.
En somme, le héros de Pasolini cristallise une volonté désacralisante qui finira par l’anéantir. Il est évident que du point de vue même des valeurs défendues par Pasolini, s’il peut s’agir d’une sorte de reflet de sa propre personnalité, ce personnage ne représente pas ce qu’on pourrait appeler un héros positif. Il détruit le mal de la tradition sans même avoir le désir de la connaître. Il affronte le pouvoir politique parce qu’il en est désabusé, en méprise les symboles et se montrera pareillement cynique face à la magie du devin.
Il n’est peut-être rien de plus difficile que de fixer ce qui prépare un événement historique majeur. Qui voudrait aujourd’hui retracer les éléments annonciateurs de la chute de Ben-Ali en Tunisie en sait quelque chose. Une fois qu’il s’est produit, l’événement même happe toute la signification. De même, qui peut dire aujourd’hui en quoi l’année 1967 annonce 1968 ? Le spectateur de La Chinoise de Godard peut au moins constater que tout était là pour qui savait voir. Pas encore engagé lui-même dans le maoïsme, Godard semble contempler avec une certaine ironie cette jeunesse étudiante qui théorise la lutte des classes et le patriarcat tandis qu’une femme fait la vaisselle dans la pièce voisine. C’est peut-être aussi dans le contexte de cette attitude ambivalente des intellectuels les plus attentifs à la montée de la contestation étudiante en Europe qu’il faut comprendre Œdipe roi de Pasolini. Les mouvements de 1968 seront dans la continuité logique des luttes menées par la gauche durant toute la décennie qui précède. Ils en feront aussi éclater les contradictions internes et représenteront au final la première et la plus exemplaire récupération de la contestation politique et morale par le pouvoir économique.
C’est dans une époque où Freud est disputé autant que Marx et pour laquelle on parlera de mouvement de génération et de meurtre du père que Pasolini sort son film. Il y donne son point de vue sur la tragédie qu’il voit se dérouler et dans laquelle il reconnaît sa propre destinée en même temps que celle de la jeunesse européenne assoiffée d’une désacralisation qui va en faire le meilleur agent du néocapitalisme contre les derniers obstacles de la tradition [21].
Ainsi se comprend mieux la seule énigme que contient vraiment le film, à savoir la signification exacte de son épilogue, errance du héros défait dans un monde désacralisé qui le porte à visiter deux décors renvoyant aux deux derniers grands mythes du XXe siècle : le parvis touristique d’une cathédrale pour une religion mercantilisée, une usine qui se vide pour une lutte des classes pacifiée tandis qu’Œdipe joue un vieil air révolutionnaire. Que reste-t-il à la figure mythique du poète ? Les ressources de sa propre origine. D’où le retour sur les lieux de l’enfance.
Épilogue
Toute l’œuvre filmée de Pasolini est traversée par l’idée du lieu commun perdu et constitue une grande variation sur la parabole du semeur [22]. De la fable des faucons et des passereaux de Des oiseaux petits et gros à l’évangélisation sexuelle de Théorème, un même message (dont tout le problème est le langage spécifique à trouver) est entendu diversement en fonction des classes et la division sociale de la société corrompt finalement tout discours d’unité. C’est une réflexion qu’on peut comprendre par son contexte (l’unification linguistique et nationale compliquée de l’Italie, l’illusion fugace d’une possible lune de miel entre catholicisme et communisme) et, en un sens plus général (il n’y a pas de répit national ou idéologique dans la guerre de classes), sans oublier sa dimension philosophique. On pourrait parler d’un relativisme de classes. Le bourgeois ne perçoit pas l’existence de la même façon que le prolétaire, ne serait-ce que dans la mesure même où ils ne parlent pas la même langue. Ils ne sont pratiquement pas de la même espèce, de la même planète et du même humanisme. La petite bourgeoisie est donc condamnée à errer dans le désert (image centrale du cinéma de Pasolini) entre deux réalités sans pouvoir jamais les concilier [23].
Au début de son texte sur le cinéma de poésie, Pasolini observait que « les langages cinématographiques ne semblent se fonder sur rien : ils n’ont aucune langue de communication pour base réelle », au contraire de la littérature qui utilise le même matériau que la langue de tous les jours. On peut ajouter aujourd’hui qu’un tel constat était purement transitoire. D’abord parce que la littérature ne s’est réellement mise à partager son matériau écrit avec le plus grand nombre dans la plupart des pays d’Europe qu’avec la généralisation de l’instruction obligatoire à la fin du XIXe siècle. Ensuite parce que la langue audiovisuelle commune s’est depuis 1965 peu à peu mise en place et que le cinéma se trouve aujourd’hui vis-à-vis de la communication audiovisuelle de type publicitaire, institutionnel ou ménager, dans le même rapport par exemple que la littérature du début du XXe siècle par rapport à la presse écrite [24].
On pourrait en tirer la règle plus générale que l’art n’est que cette étape passagère où une société expérimente un langage avant d’en faire un usage routinier et roturier. Flaubert puis Sulitzer, Godard puis le smartphone. Mais il ne s’agit pas pour nous, pas plus qu’il ne s’agissait pour Pasolini, de tirer d’une telle observation quelques aigreurs élitistes ou réactionnaires. L’art n’est pas important. Ce qui compte c’est son usage. Pasolini observait encore que cet apparent défaut de référent dans la langue commune donnait au cinéma une moindre légitimité que la littérature. On peut en conclure que l’illégitimité de l’art fait aussi sa liberté. Liberté d’expérimenter avant le figement des codes, liberté de transcender le reflet du rapport de classes dans le rapport des langues. Le cinéma a vécu cette grâce inouïe de pouvoir se présenter comme un espéranto universel. Charlot fait encore rire un enfant du Burkina Faso comme un banquier du Delaware. Le parlant a mis fin à ce premier espéranto ; le second a été stoppé de façon plus progressive par le doublement du cinéma parlé (le cinéma direct) par la télévision. L’art ne passe donc pas aux mains des foules par un simple processus de démocratisation qui serait motif à se réjouir. Il n’est toujours donné au plus grand nombre que strictement accompagné d’un processus d’alphabétisation. Ainsi ce qui avait été exprimé spontanément par des peuples puis par des artistes se trouve-t-il finalement utilisé pour désacculturer les peuples, dont la spontanéité, pourrait-on ajouter, n’est heureusement jamais définitivement vaincue, non plus que celle des artistes, cherchant et trouvant de nouveaux moyens et de nouveaux langages hors des jouets que la société semble livrer et reprendre à son usage autoritaire. Il ne faut donc pas se lamenter que l’art soit à tout le monde. Il faut simplement constater qu’il n’est pour le moment jamais à tout le monde sans cesser d’être de l’art c’est-à-dire quelque chose de vivant. Mamma Roma était projeté récemment à Bruxelles dans un de ces couloirs commerciaux à ciel ouvert qui font l’été identique de toutes les grandes villes d’Europe où persiste un cours d’eau. Fétiche culturel jeté en pâture à la masse qui jouait les usages publicitaires de la plage au bord d’un ancien canal industriel en buvant de la bière hollandaise.
avec les précieux conseils de Guillermo Kozlowski, Juin-juillet 2014
Patrick Talercio
texte intialement paru dans SMALAcinema, n°3, Bruxelles, 2014 sous le titre Œdipe roi à la croisée des chemins pasoliniens
Notes
[1] Dans Letteratura e Vita Nazionale, recueil de différents textes relatifs à la littérature paru en 1950, Antonio Gramsci appelait à la formation d’une littérature national-populaire contre la domination nationale et internationale de la littérature italienne.
[2] Les Ragazzi (traduction de Claude Henry), Livre de Poche, Paris, 1974 (disponible en 10/18).
[3] Le Cinéma de poésie, in L’Expérience hérétique, Payot, Paris, 1976, p.15.
[4] Voir à ce propos Pasolini commente son film d’Alain Bergala, en bonus d’une édition DVD de 2003 qui compile les propos de Pasolini sur L’Évangile selon saint Matthieu.
[5] C’est ainsi que Godard interpellera Malraux lors de la censure de La Religieuse de Jacques Rivette dont sa compagne, Anna Karina, était l’actrice principale (cf. Lettre au ministre de la Kultur dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 1, Éditions des Cahiers du cinéma, Paris, 1998, p.285). Des coups de griffes plus mesurés avaient précédé (Malraux, mauvais français ? Ibidem, p.127), en clin d’œil évident à Les statues meurent aussi dont Georges Didi-Huberman a récemment montré tout ce que le film (censuré pendant huit ans) avait d’anti-malrusien
[6] Voir par exemple dans Pasolini l’enragé de Jean-André Fieschi (1966) le moment où l’on demande à Pasolini de se définir
[7] Cf. Pasolini commente son film, Bergala,op.cit.
[8] Les Ragazzi, op.cit., p.10.
[9] À vrai dire, le surnom populaire de Fridolins pour les militaires allemands occupant la France devrait aussi entrer en ligne de compte mais c’est une initiative du traducteur qui a voulu lui aussi faire du style indirect libre avec le mot Tedeschi (Allemands) que contenait en toute neutralité le texte original. Les APAI (pour Polizia Africa Italiana) étaient un corps d’armée composé de ressortissants des colonies africaines en Italie.
[10] Le recueil Poesie a Casarsa publié à compte d’auteur en 1942, qui lui vaut sa première reconnaissance critique.
[11] La Délirante Rationalité de la géométrie religieuse (Mirapela et Le Dernier Tango à Paris) in Écrits sur le cinéma, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, Paris, 2000 p.182.
[12] C’est-à-dire un découpage classique qui exclut a priori le plan sur plan, les fameux « faux raccords » regards et mouvements et oppose les marques de subjectivité (bougé du cadre, proxémie et focale insolites, durée inhabituelle, regard caméra, etc.) à celles de l’objectivité narrative (fixité, placement hors de l’espace de jeu, durée du plan soumise à l’action, invisibilité du dispositif, etc.).
[13] Il ne faut d’ailleurs pas surestimer ni la cohérence de ces textes écrits un peu au fil de la plume avec l’œuvre filmée (dont Pasolini se défend d’ailleurs, à la page 78) ni leur valeur scientifique. L’obsession de la réalité comme langage dont il faudrait faire une sémiologie générale a le charme mais aussi les limites de mettre en parfaite continuité le spectacle et l’expérience. Christian Metz n’avait peut-être pas totalement tort de la renvoyer à Pasolini comme un rêve personnel (p.104) Elle marque peut-être pour Pasolini, au-delà de la mode intellectuelle du structuralisme, la volonté de légitimer le procédé littéraire de la prosopopée dans lequel en poésie, les animaux et les êtres inanimés parlent. Procédé très ancien qui se perpétue jusqu’à Rimbaud (Le Bateau ivre) et dont a beaucoup usé Pasolini dans ses écrits. Voir Bologne, ville communiste et consumériste par exemple (dans Lettres luthériennes, Seuil, « Points », Paris, 2000, p.59) où Pasolini fait parler la ville de Bologne.. Pasolini y insiste sur l’idée que la réalité d’une existence se présente comme un immense plan-séquence sans signification sur lequel la mort opère un montage rétroactif qui lui donne sens
[14] Entretien de 1967 intitulé Un Poeta d’opposizione et diffusé sur Secondo Canale avant d’être repris dans la compilation Via Pasolini de Andrea Salerno (2005) que l’on trouve en bonus de l’édition DVD de Œdipe roi (SNC, 2010).
[15] Comme l’a justement souligné Michel Serres dans un récent entretien radiophonique, la dissociation des rôles de géniteur et de parent est a priori plus proche des racines du christianisme que ce que la droite réactionnaire française semble aujourd’hui croire. Peut-être fallait-il également revoir Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard (1985) pour s’en souvenir.
[16] Souvent, les « faux raccords » proviennent chez Pasolini du fait qu’il monte en alterné des plans qui étaient a priori tournés pour ne s’articuler qu’une seule fois, le temps d’un échange de regards. De telle sorte qu’un même gros plan peut d’abord apparaître dans un champ-contrechamp classique et narratif (Marie regarde Joseph qui la regarde à son tour) puis comme autonome dans un montage expressif (Marie regarde dans le vide puisque Joseph ne la regarde plus et se penche pour embrasser Jésus.) On trouve ce type de prises d’autonomie du plan par rapport au découpage narratif également chez Godard. Mais ce qui importe surtout chez Pasolini c’est que la mise en relation des êtres et des choses qu’il oppose à la division de classes soit signifiante au-delà du regard. Dans la séquence finale de La Rabbia par exemple, il fait alterner des vues spatiales de la Terre avec des images d’un cosmonaute russe dans des raccords-regard certes très imparfaits mais qui ont finalement moins pour fonction de raconter des faits que d’évoquer un rapport qu’on peut bien qualifier là encore de mystique.
[17] La frontalité, la symétrie et le surcadrage marquent de façon de plus en plus systématique, à partir de L’Évangile jusqu’à Saló ou les 120 journées de Sodome (1975) qui en constitue le triomphe, le pouvoir institué qui surplombe les êtres.
[18] Le champ-contrechamp frontal, qui consiste à placer la caméra sur l’axe d’un dialogue et à faire jouer les acteurs en regard caméra, est une des rares figures cinématographiques dont on puisse dégager une signification presque constante, à savoir la distance dans la proximité. Que ce soit chez Yasujiro Ozu qui en use considérablement ou André Delvaux qui en fait un assez bel usage dans Un soir, un train (1967), l’effet rendu est toujours celui de personnages tout à la fois très proches mais qui ne peuvent se comprendre, n’appartiennent pas au même espace, la caméra venant précisément le couper tout en faisant mine de souligner la franchise du rapport.
[19] Fellini racontait que la fin de Païsa (1946), dont des générations de critiques adoreront le sens de la retenue (pas d’insistance sur les partisans jetés à l’eau), provient simplement du fait que Rossellini, pressé de finir son tournage pour se rendre à un rendez-vous qu’il avait à Rome, négligea de tourner le plan supplémentaire prévu (les partisans dans l’eau). Ce qui, ajoute Il Maestro, n’enlève rien au génie de Rossellini, c’est-à-dire à la cohérence de son œuvre.
[20] Il s’est d’ailleurs clairement exprimé sur ce que signifiait la transgression d’une grammaire instituée dont il déplorait la surenchère formaliste dans Le Cinéma impopulaire, toujours dans L’Expérience hérétique, op. cit., p.125.
[21] Pasolini est en fait un des premiers à avoir compris que le relativisme critique des Lumières, qui avait servi toutes les révolutions progressistes depuis celle de 1789, allait être au service de la révolution néocapitaliste à l’état de relativisme absolu, destructeur de toute valeur hors de la valeur d’échange. Cette radicalisation paradoxale demandait aux esprits engagés de se battre à front renversé contre une désacralisation généralisée dont nous connaissons aujourd’hui les résultats, la vie même ne trouvant plus les ressources en sacralité suffisantes pour être simplement exemptée de sa consommation mercantile. Pour filer la métaphore, après avoir dévoré des corbeaux et des hamburgers, la masse est désormais invitée contre argent à consommer la planète elle-même.
[22] Parabole reprise dans trois des Évangiles (Matthieu, Marc, Luc) dans laquelle un cultivateur sème sur trois mauvais sols de roches, de chemin et d’épines, un grain qui ne donne rien alors que sur une bonne terre, il produit des fruits.
[23] En ces temps de disette intellectuelle où, pour ne pas mettre en péril des situations, il est à nouveau de bon ton de confronter des identités, précisons que, pour tragique qu’elle soit, la conception de Pasolini ne se confond pas avec celle d'un Béla Balazs par exemple supposant dans les années trente que le cinéma découvre le visage d'une classe comme équivalent du visage d'une race (L'esprit du cinéma Payot, Paris, 1977, p.140.) Il n'y a pas chez Pasolini supposition d'une essence du bourgeois mais bien constat d’une position sociale, qui, selon la formule évangélique, rend l'accès au royaume des cieux des riches plus difficile encore que le passage d'un chameau par le chas d'une aiguille.
[24] Ce que déplorait Karl Kraus en 1909 s’est donc produit pour le cinéma : « L’écrivain met en forme un matériel qui est accessible à tous : le mot. Ainsi le lecteur tranchera-t-il de l’art des mots. Les analphabètes du son et de la couleur sont modestes. Mais les gens qui savent lire ne passent pas pour analphabètes. » Dits et contredits, Champ libre, Paris, 1975, p.125.