La double vérité du travail
Par Le concierge du Musée le mardi 31 mai 2016, 15:13 - Bibliothèque - Lien permanent
La situation limite dans laquelle le travailleur n'attend de son travail que son salaire est souvent vécue, comme j'ai pu l'observer en Algérie, comme profondément anormale. Il n'est pas rare, au contraire, que le travail procure, en lui-même, un profit lié au fait même de l'investissement dans le travail ou dans les relations de travail (comme l'atteste par exemple la mutilation symbolique qui affecte le chômeur et qui est imputable, autant qu'à la perte de salaire, à la perte des “raisons d'êtres” associées au travail et au monde du travail.)
La théorie marxiste du travail constitue sans doute, avec l'analyse Levi-straussienne du don, l'exemple le plus accompli de l'erreur objectiviste consistant à omettre dans l'analyse la vérité subjective avec laquelle il a fallu rompre pour construire l'objet de l'analyse : l'investissement dans le travail dont la méconnaissance de la vérité objective du travail comme exploitation fait partie des conditions réelles de l'accomplissement du travail et de l'exploitation en ce qu'il porte à trouver dans le travail un profit intrinsèque irréductible au profit en argent. Le coup de force objectivant qui a été nécessaire pour constituer le travail salarié dans sa vérité objective a fait oublier que cette vérité a dû être conquise contre sa vérité subjective qui comme Marx lui-même l'indique, ne devient vérité objective qu'à la limite, dans certaine situations de travail exceptionnelles : l'égalisation entre les taux de profit suppose la mobilité de la force de travail qui suppose elle-même, entre autres choses, l'indifférence de l'ouvrier à l'égard du contenu (Inhalt) de son travail : la réduction poussée le plus loin possible, du travail à du travail simple, dans tous les domaines de production, l'abandon par tous les travailleurs de tout préjugé vocationnel [1]
La logique du passage à la limite fait oublier que ces conditions ne sont que très rarement réalisées et que la situation limite dans laquelle le travailleur n'attend de son travail que son salaire est souvent vécue, comme j'ai pu l'observer en Algérie, comme profondément anormale. Il n'est pas rare, au contraire, que le travail procure, en lui-même, un profit lié au fait même de l'investissement dans le travail ou dans les relations de travail (comme l'atteste par exemple la mutilation symbolique qui affecte le chômeur et qui est imputable, autant qu'à la perte de salaire, à la perte des “raisons d'êtres” associées au travail et au monde du travail.) C'est le cas notamment lorsque des dispositions que Marx appelle “les préjugés de vocation professionnelle” et qui s'acquièrent dans certaines conditions (avec l'hérédité professionnelle notamment) trouvent les conditions de leur actualisation dans certaines caractéristiques du travail lui-même, qu'il s'agisse de la concurrence au sein de l'espace professionnel, avec par exemple les primes ou les privilèges symboliques, ou de l'octroi d'une certaine marge de manoeuvre dans l'organisation des tâches qui permet au travailleur de s'aménager certaines plages de liberté et d'investir dans le travail.
La liberté de jeu laissée aux agents est la condition de leur propre exploitation. C'est en s'appuyant sur ce principe que le management moderne, tout en veillant à garder le contrôle des instruments de profit, laisse aux travailleurs la liberté d'organiser leur travail de manière à déplacer leur intérêt du profit externe du travail (le salaire) vers le profit intrinsèque, lié à l'”enrichissement des tâches” ( la grève du zèle, à l'inverse, consiste à reprendre et à refuser tout ce qui n'est pas explicite dans le contrat de travail).
On peut supposer que la vérité subjective est d'autant plus éloignée de la vérité objective que la maitrise (subjective) du travailleur sur son travail est plus grande (ainsi dans le cas des artisans sous-traitants ou des paysans parcellaires soumis aux industries agro-alimentaires, l'exploitation peut prendre la forme de l'auto-exploitation) : d'autant plus aussi que l'espace de travail (bureau, service, entreprise etc.) fonctionne d'avantage comme un espace de concurrence où s'engendrent des enjeux non réductibles à leur dimension strictement économique et propres à produire des investissements disproportionnés avec les profits économiques reçus en retour (avec par exemple les nouvelles formes d'exploitation des détenteurs de capital culturel, dans la recherche industrielle, la publicité, les moyens de communication moderne etc. et toutes les formes de paiement en profits symboliques peu coûteux économiquement ou associés à des écarts entre les profits économiques, une prime au rendement pouvant agir autant par son effet distinctif que par sa valeur économique).
Enfin, tous ces facteurs structuraux jouent évidemment des dispositions des travailleurs: la propension à investir dans le travail et en méconnaître la vérité objective est sans doute d'autant plus grande que les attentes collectives inscrites dans le poste s'accordent plus complètement avec les dispositions de leurs occupants (par exemple dans le cas des petits fonctionnaires de contrôle, la bonne volonté, le rigorisme etc.) Ainsi le plus “subjectif”, le plus “personnel”, le plus “singulier” en apparence fait partie intégrante de l'objectivité complète que l'analyse doit reconstituer à chaque cas dans des modèles du réel capables d'intégrer les représentations des agents qui, parfois réalistes, souvent fictives, parfois fantastiques mais toujours partielles sont toujours partiellement efficientes.
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Pierre Bourdieu
Extrait de "La double vérité du travail", première parution dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°114, 1996, en ligne sur Persée.
Notes
[1] Karl Marx, Le Capital, III, 2ème section, chap. VII, Gallimard, Pléiade, tome 2, 1985, p. 988.