Le Monde du 17 octobre 1996 reproduisait les propos de M. Tietmeyer,président de la Bundesbank, présenté ­ à juste titre, car c'est bien de religion qu'il s'agit ­ comme «le grand prêtre du Deutschemark». De ce texte, je commenterai seulement un passage. «L'enjeu, aujourd'hui, c'est de créer les conditions favorables à une croissance durable et la confiance des investisseurs. Il faut donc contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu'à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer les systèmes de protection sociale.» Entendez: baisser les impôts des investisseurs jusqu'à les rendre supportables à long terme par ces mêmes investisseurs et enterrer le Welfare State et ses politiques de protection sociale bien faites pour ruiner la confiance des investisseurs, pour susciter leur méfiance légitime, certains qu'ils sont, en effet, que la défense de leurs «acquis économiques», je veux dire de leurs capitaux, n'est pas compatible avec la défense des acquis sociaux des travailleurs; que ces «acquis économiques», qu'il faut à tout prix sauvegarder, fût-ce en ruinant les maigres acquis économiques et sociaux de la grande majorité des citoyens de l'Europe à venir, ne survivraient pas à une perpétuation des systèmes de protection sociale.

Je continue ma lecture: «... réformer les systèmes de protection sociale, démanteler les rigidités sur les marchés du travail, de sorte qu'une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail». Les grands mots sont lâchés et M. Hans Tietmeyer nous donne un magnifique exemple de la rhétorique qui a cours aujourd'hui sur les marchés financiers, et ailleurs, celle de l'euphémisme qui est indispensable pour susciter la confiance des investisseurs, clé de voûte de tout le système, tout en évitant de susciter la défiance ou le désespoir des travailleurs, avec qui il faut compter malgré tout si l'on veut obtenir la nouvelle phase de croissance qu'on leur fait miroiter. Notez le raffinement rhétorique: «Si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail.» Splendide formule: courage, travailleurs, tous ensemble, faisons l'effort de flexibilité qui vous est demandé.

Le journaliste du Monde aurait pu ou dû interroger M. Hans Tietmeyer sur le sens qu'il donne aux mots clés de la langue (de bois) des investisseurs, «rigidités-sur-le-marché-du-travail» et «flexibilité-sur-le-marché-du-travail» (les travailleurs, eux, s'ils lisaient un journal aussi indiscutablement sérieux que le Monde, entendraient immédiatement travail de nuit, travail pendant les week-ends, horaires irréguliers, stress accru, etc.). Observant que «sur le marché du travail» fonctionne comme une sorte d'épithète homérique qui peut être accrochée à toutes sortes de mots, comme flexibilité et rigidité, on peut être tenté, par jeu et pour éprouver la flexibilité du langage de M. Hans Tietmeyer, de parler par exemple de «flexibilité sur-les-marchés-financiers» ou de «démanteler les rigidités des marchés financiers». L'incongruité d'un tel usage saute aux yeux et l'on peut en conclure que c'est bien aux travailleurs, et à eux seuls (contrairement à ce que pourrait laisser croire le «nous» ­ si nous faisons un effort ­ de M. Hans Tietmeyer) qu'est demandé cet effort de «flexibilité». Et que c'est aux travailleurs que s'adresse la sourde menace, proche du chantage, qui est contenue dans la phrase: «De sorte qu'une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons ­ si vous faites ­ un effort de flexibilité sur le marché du travail.» En clair, lâchez aujourd'hui vos acquis sociaux au nom de la croissance que cela nous apportera demain. Une rhétorique que les travailleurs concernés connaissent bien, qui résumaient ainsi la politique de participation que le gaullisme, en d'autres temps, leur offrait: «Tu me donnes ta montre et je te donne l'heure.»

J'espère avoir fait apparaître la richesse de la philosophie de M. Hans Tietmeyer et le raffinement de sa rhétorique, qui ont sans doute échappé à la plupart des lecteurs. Si un texte aussi extraordinaire était voué à passer inaperçu, c'est qu'il était parfaitement ajusté à «l'horizon d'attentes» de la grande majorité de ses lecteurs. Ce qui pose la question de savoir comment ont été produites et répandues des attentes aussi répandues. En effet, les mots de M. Hans Tietmeyer, président de la Banque centrale de l'Allemagne d'aujourd'hui et, si nous ne faisons rien pour l'empêcher, de l'Europe de demain, Banque centrale du capital économique, et aussi symbolique, sont dans toutes les bouches, ils courent et circulent partout, comme monnaie courante: croissance durable, confiance des investisseurs, budgets publics, systèmes de protection sociale, rigidités, marchés du travail, flexibilité, mais aussi globalisation, flexibilisation, baisse des taux, compétitivité, productivité, dérégulation, etc., etc.. Et, à cette question, on peut déjà apporter une réponse, grâce à tous les travaux historiques qui ont montré comment, suscités et abondamment financés par des agences américaines, des think tanks et des groupes d'intellectuels, délibérément organisés dès l'époque de la guerre froide, ont travaillé et travaillent encore, inlassablement, à produire et à diffuser, par voie de livres et de revues, mais aussi, avec l'aide de journalistes, par voie de presse, la pensée néo-libérale qui est aujourd'hui dans la plupart des cerveaux des hommes politiques (de gauche comme de droite), des journalistes et des essayistes vaguement frottés d'économie (je pense notamment à ceux qui ont volé au secours du gouvernement français, habité lui aussi par la «pensée Tietmeyer», en décembre 1995).

Qu'est-ce, en effet, que la «pensée Tietmeyer»? D'abord une nouvelle foi dans l'inévitabilité historique fondée sur primat des forces productives (et de la technique), c'est-à-dire une nouvelle forme de l'économisme qui a sévi, en d'autres temps, souvent chez les mêmes croyants, sous la bannière du marxisme; et qui est inhérent à une théorie économique fondée sur la coupure matricielle entre l'économique et le social et sur l'ignorance que les mécanismes du marché (qu'elle hypostasie) sont tributaires de mécanismes sociaux enracinés dans la violence sociale. Ensuite, un certain nombre de fins indiscutées (inscrites, à l'état implicite, dans les concepts, apparemment neutres, de la théorie): croissance maximum, compétitivité, productivité; et un idéal humain qui n'a rien d'humaniste, celui du manager surmené, calculateur et carriériste, qui peut à l'occasion tenir des discours bien pensants sur la «perte du lien social» et la solitude des «exclus», et habiller d'euphémismes («plan social» pour débauchage massif, «forces vives» pour patronat, «dérégulation» pour capitalisme sauvage) une politique économique tendant, entre autres conséquences, à détruire une civilisation, celle qui est associée à l'émergence de l'Etat, cette idée résolument moderne.

Le «pensée Tietmeyer» exprime, sous les dehors du constat économique, une vision normative conforme à l'intérêt des dominants, vision conservatrice classique légitimée et rationalisée par des arguments ou un lexique d'allure économique. A cette mythologie rationalisée, dont on pourrait dire, avec Durkheim parlant de la religion, qu'il s'agit d'un «délire bien fondé», il faudrait opposer des réfutations, par le raisonnement ou, plus simplement, par les faits. A la «globalisation» par exemple, et au mythe du travailleur asiatique, nouvelle version du péril jaune, on pourrait objecter que les trois quarts des échanges européens sont circonscrits aux limites de l'Europe et que les plus redoutables concurrents des travailleurs des différents pays européens sont les travailleurs des autres pays européens, le danger principal pour leurs acquis sociaux pouvant venir d'un dumping social tendant à les aligner sur les plus défavorisés d'entre eux, et aussi de l'unification des marchés financiers, qui tend à réduire les marges de liberté laissées aux Etats nationaux, donc aux politiques sociales que les travailleurs peuvent leur arracher. Autres mythologies qu'il faudrait démolir: le plein emploi américain ou anglais, qui cache un processus de précarisation généralisé et une profonde insécurité, génératrice de souffrance et d'anxiétés jusque dans les classes moyennes. Et il faudrait analyser, avec Loïc Wacquant, le processus d'involution, qui conduit ces pays d'un Etat charitable à un Etat pénal, réduit à ses fonctions de police et conforme à l'idéal éternel des dominants.

Pierre Bourdieu

La deuxième partie de ce texte, qui a tout de même 16 ans, étant clairement obsolète, nous la reproduisons en caractères barrés par pur acquis de conscience éditorial. La tentative décrite ci-dessous a clairement échoué comme le révèle suffisamment l'absence de toute tribune (sans parler d'action) co-signée d'intellectuels d'Europe contre la guerre d'agression économique menée en Grèce notamment sous la direction de la BCE, née de la pensée Tietmeyer, aujourd'hui dirigée par Mario Draghi, transfuge de Goldman Sachs et éminence grise de la destruction des Etats sociaux européens, servi par un aéropage de politiciens petits-bourgeois parvenus partisans du "passage en force" (selon les mots de Van Rompuy) à l'euro-fascisme sous couvert de fédéralisme. L'"utopie rationnelle" promue alors par Pierre Bourdieu s'est avérée sociologiquement impossible. Il demeure qu'elle a fait perdre beaucoup de temps aux forces de résistance et généré des usines à gaz démobilisatrices et parfaitement irrationnelles qui jouent pour le camp d'en face sans même s'en rendre compte (mais il est vrai qu'on y a arrété de penser depuis bien longtemps quand on n'y arrète pas symboliquement les penseurs...)

Au démantèlement de l'Etat social, du Welfare State, que prêchent, de manière plus ou moins cynique, les tenants de la pensée néo-libérale, il faut opposer, à défaut d'un Etat universel, capable de mettre fin au règne sans partage des marchés financiers, un Etat social européen (dont le travail des juristes des cours européens de justice et des fonctionnaires européens donne une première idée) capable d'opposer, aux forces matérielles et symboliques qu'incarne et exprime M. Tietmeyer, ses normes propres, relativement autonomes par apport aux contraintes des puissances économiques et aux pressions des intérêts nationaux (notamment dans le domaine du travail, qu'il faut soumettre à une profonde redéfinition). Contre l'Europe des banques, contre l'Europe de la Bundesbank, contre l'Europe de M. Hans Tietmeyer, il n'y a pas d'autre recours que d'édifier, au plus vite, un Welfare State européen par une mobilisation de toutes les forces progressistes qui se rendront ainsi capables d'échapper à la fausse alternative qu'on essaie de leur imposer, celle du vrai nationalisme et du faux internationalisme, masquant un véritable impérialisme.

En attendant que soient organisées les forces sociales capables de se faire entendre de M. Hans Tietmeyer et de ses pareils de tous les pays (l'internationale des conservateurs, elle, est déjà réalisée), c'est-à-dire capable de construire les institutions supranationales visant à contrôler les caprices des marchés financiers, il faut rappeler qu'il ne sera pas facile d'obtenir à la fois la confiance des investisseurs, que M. Hans Tietmeyer plaçait au-dessus de tout, et la confiance des travailleurs, de tous les citoyens. Je n'en veux pour preuve que le résultat d'un sondage publié dans le numéro du Monde qui présentait l'interview de M. Hans Tietmeyer. Pour près des deux tiers de personnes interrogées, les hommes politiques sont incapables d'écouter et de prendre en compte ce que pensent les citoyens et un profond sentiment de «méfiance» habite la grande majorité des Français (ce taux de méfiance généralisée atteignant un maximum chez les partisans du Parti socialiste). Il suffit de rapprocher ces simples constats des propos de M. Hans Tietmeyer, pour voir en toute clarté que les gouvernements des différents pays européens sont tous placés devant la même alternative: se saborder en travaillant à obtenir la confiance des marchés financiers, comme les y exhorte M. Hans Tietmeyer, ou se dépasser en travaillant à créer un Etat social supranational capable d'obtenir la confiance du peuple, seul fondement possible d'une véritable démocratie, inséparablement politique et économique.