C'est au parti socialiste qu'on trouve les plus beaux spécimens de la catastrophe
Par Le concierge du Musée le vendredi 10 juillet 2015, 01:03 - Quatrième nuit de Walpurgis - Lien permanent
Il ne faut donc pas se tromper dans l’appréciation de la portée de l’événement oχi. Il est des plus que douteux que le gouvernement Syriza obtienne davantage que des concessions marginales — dont il lui appartiendra de faire comme il peut une présentation triomphale… Mais ça n’est pas ainsi qu’il faut juger de l’événement, car c’est un ébranlement d’une tout autre sorte qui s’est produit dimanche 5 juillet. L’ébranlement d’un peuple entier entré en rébellion contre les institutions européennes. Et l’annonce d’un crépuscule — donc aussi d’une aube à venir.
Ce qui s’est trouvé enfin condamné et appelé à l’effacement historique sous cette poussée d’un peuple, c’est une époque et ses hommes. Nous allons enfin entrer dans l’agonie de l’économicisme, cette dégénérescence de la politique, une vocation à la non-politique qui, comme de juste, ne cesse pas de faire de la politique — de même que la « fin des idéologies » est le dernier degré de l’idéologie —, mais de la pire des façons, au tréfonds d’un mélange de mensonge et d’inconscience. Seuls de grands cyniques étaient capables de voir que le règne gestionnaire, la réduction économiciste de tout, qui se targuent de préférer l’administration des choses au gouvernement des hommes, comme l’auront répété en boucle tout ce que le néolibéralisme a compté d’idiots utiles, seuls de grands cyniques, donc, étaient capables de voir qu’il y avait dans cette profession de foi anti-politique la plus sournoise des politiques.
Quitte à être du mauvais côté de la domination, il faut regretter qu’il n’y ait pas plus de cyniques. Eux au moins réfléchissent et ne se racontent pas d’histoires — ni à nous. On leur doit l’estime d’une forme d’intelligence. Mais quand les cyniques manquent ce sont les imbéciles qui prolifèrent. Le néolibéralisme aura été leur triomphe : ils ont été partout. Et d’abord au sommet. Une génération d’hommes politiques non-politiques. Le pouvoir à une génération d’imbéciles, incapables de penser, et bien sûr de faire de la politique. Le gouvernement par les ratios est le seul horizon de leur politique. On comprend mieux le fétichisme numérologique qui s’est emparé de toute la construction européenne sous leur conduite éclairée : 3 % 3, 60 %, 2 %. Voilà le résumé de « l’Europe ». On comprend que ces gens soient réduits à la perplexité d’une poule devant un démonte-pneu quand survient quelque chose de vraiment politique — un référendum par exemple. La perplexité et la panique en fait : la résurgence des forces déniées est un insupportable retour du refoulé. Qu’il y ait des passions politiques, que la politique soit affaire de passions, cela n’était pas prévu dans le tableur à ratios. Aussi observent-ils, interdits, les événements vraiment politiques : la quasi-sécession écossaise, les menaces équivalentes de la Flandre ou de la Catalogne — le sursaut grec, évidemment. Le choc de l’étrangeté est d’ailleurs tellement violent qu’ils s’efforcent spontanément de le recouvrir. Comme la guerre de Troie, les référendums n’ont pas eu lieu.
En une tragique prédestination à l’échec, c’est à cette génération qu’a été remise la construction européenne. On lui aura dû cette performance, appelée à entrer dans l’histoire, d’une monnaie unique sans construction politique — catastrophe intellectuelle typique de l’économicisme qui croit à la souveraineté de l’économie, et pense que les choses économiques tiennent d’elles-mêmes. Même leur réveil tardif, et brutal, est aussi pathétique que le sommeil épais d’où il les tire : « il faut une Europe politique ! » Mais le pyjama est de travers, le cheveu en bataille et les idées encore un peu grumeleuses. C’est qu’il ne suffit pas d’en appeler à une Europe politique pour qu’ipso facto elle advienne. La formation des communautés politiques n’est pas un jeu de Meccano. Comment fait-on vivre ensemble des idiosyncrasies hétérogènes ? Par quelles formes institutionnelles peut-on espérer réduire leurs incompatibilités ex ante ? Quelles sont les contraintes d’une économie générale de la souveraineté ? Quelles sont les conditions de possibilité d’acceptation de la loi de la majorité ? Sont-elles nécessairement remplies ? Et dans le cas présent ? Tiens, on va aller poser toutes ces questions à Michel Sapin.
Comme un symptôme du degré ultime de soumission à l’ordre des choses qu’aura incarné la « social-démocratie », c’est en effet au Parti socialiste qu’on trouve les plus beaux spécimens de la catastrophe : Sapin donc, mais aussi Macron, Valls, Moscovici, et bien sûr, primus inter pares, Hollande. Les figures ahuries du gouvernement des ratios et, en temps de grande crise, les poules dans une forêt de démonte-pneu. Un cauchemar de poules. Il faut les regarder tourner ces pauvres bêtes, désorientées, hagardes et incomprenantes, au sens étymologique du terme stupides. Tout leur échappe. D’abord il y a belle lurette que les ratios ont explosé à dache, mais la vague angoisse qui les gagne leur fait bien sentir que c’est plus grave que ça : ça pourrait ne plus être une affaire de ratios… La pensée par ratios risque de ne plus suffire. Il faudrait refaire « cette chose… » : de la politique. « Mais comment faire ? Nous ne savons pas ».
Lire l'article de Frédéric Lordon sur son blog "La pompe à phynances" paru sous le titre ''Le Crépuscule d'une époque''