Défaite américaine au Vietnam

Restauration conservatrice

Crise et hausse du prix du pétrole

Le pétrodollar inonde le monde

Les banques proposent des crédits à 3%

Naissance de la dette du tiers-monde

Les taux d'intérêt atteignent 16%

Faillite des pays endettés

L'alliance entre les banques étrangères et les multinationales prend le pouvoir en Argentine. Après sept ans de politique néolibérale, la dictature laisse un pays exsangue, avec une dette extérieure de 45 milliards de dollars dont la moitié est en réalité une dette privée. 23 milliards dus par des banques étrangères installées dans le pays comme la Citibank, la First Boston, la Chase Manhattan, la Bank of America, la Banco de Italia, la Banco de Londres, la Banco Español, la Banco Francés, la Deutsche Bank, 1la Banco Río et la Banco Quilmes, la Banco Galicia et d'autres encore, des multinationales comme Esso, Fiat, IBM, Ford, Mercedes Benz, Swift, Pirelli, ainsi que des groupes locaux tels que Pérez Companc, Bulgheroni-Bridas, Macri, Techint, Fortabat, Pescarmona, Gruneisen, Soldati, Cogasco, Celulosa et bien d'autres. Une dette privée démesurée qu'un haut fonctionnaire de la dictature a fait reprendre par l'Etat : Domingo Cavallo. "Superministre" de l'Economie des gouvernements Menem et De la Rúa, il est responsable de l'accroissement permanent de la dette et des pires spoliations subies par le peuple argentin.

En fait, les banques étrangères doivent de l'argent aux Argentins. C'est une dette inversée, en quelque sorte Les maisons mères doivent assumer les dépôts bancaires. Cela figure dans la jurisprudence argentine depuis 1971, avec le fameux cas Swift Deltec, où il fut déterminé que la maison mère était responsable de la dette de ses filiales. C'est une escroquerie de faire supporter à l'Etat les dettes des banques.

Et à propos de notre dette extérieure ?

A bien des égards, cette dette est illégitime. D'abord sur le fond : il est illégitime de rembourser les banques lorsqu'il y a 18 millions de pauvres et 9 millions d'indigents. Il y a une priorité humaine. Ensuite, les banques ont appliqué des taux d'intérêts usuraires. A tel point que si l'on avait appliqué un taux d'intérêt normal, on aurait fini de payer la dette extérieure en 1988. C'était quoi, l'escroquerie ? Les maisons mères ont fait des prêts à leurs filiales, c'étaient donc des mouvements internes. On a assimilé ces prêts à de la dette extérieure, alors qu'ils étaient internes aux entreprises. On achetait des dollars ici, qu'on déposait sur un compte aux Etats-Unis. Avec la garantie de ce dépôt, on obtenait un prêt pour racheter des dollars et ainsi de suite, grâce à la différence de taux d'intérêt. C'est ce qu'on a appelé "la bicyclette financière", qui a généré des fortunes. Les grands bénéficiaires furent les groupes économiques, les mêmes que d'habitude.

A la fin de la présidence d'Alfonsín, la dette extérieure frôle les 54 milliards de dollars. Menem laisse les créanciers déterminer eux-mêmes ce qui leur est dû. Le Congrès ne débattra jamais de la dette, ignorant la Constitution et une décision de justice. Dix ans plus tard, la dette atteint 130 milliards de dollars.

“Les gens ont une fausse idée de la dette. On s'endette, puis on dit que c'est mauvais. Mais l'endettement permet le crédit. L'endettement est bénéfique. Nous allons développer le crédit pour la population... C'est bon pour elle.”

Théorie de la dette odieuse

Le bon exemple, c'est ce qu'inventèrent les Nord-Américains vers 1898, lors de l'occupation de Cuba. Des banques espagnoles avaient accordé des prêts à l'autorité coloniale cubaine. Les Nord-Américains dirent : si le peuple de Cuba n'a pas tiré bénéfice de ces prêts, il n'y a pas de dette publique. En 1923, une banque britannique, la Royal Bank of Canada, prêta à un petit tyran du Costa Rica, qui s'appelait Tinoco, une somme que celui-ci utilisa à des fins personnelles. La Royal Bank of Canada réclama au Costa Rica le remboursement, il y eut un procès, dont l'arbitre était un ex-président des Etats-Unis, le président William Taft. Le président Taft trancha le litige en disant : il s'agit d'une dette privée, non d'une dette publique. Il n'y a pas de dette publique sans "public", le public en tant que bénéficiaire de la dette. Ces opérations n'ont en aucun cas profité au public, bien au contraire. C'est la personne qui fait ses courses au supermarché et paye la TVA qui finit par payer les dettes privées des grandes entreprises, ou des gens très riches. Le problème de la dette privée, nationalisée de façon illicite par M. Cavallo, doit absolument être réexaminé. Quelle est cette théorie ? C'est la théorie de la Dette Odieuse. Une directrice du FMI, Karen Lissakers, représentante des Etats-Unis, a dit : "Si nous appliquions la théorie de la Dette Odieuse, la dette du tiers-monde n'existerait plus."

CHRONIQUE DE LA TRAHISON

La démocratie est rétablie avec le radical Raúl Alfonsín et son discours social-démocrate. Il promet de défendre les droits de l'homme, de combattre la pauvreté et de démontrer que "la démocratie éduque, soigne et nourrit".

"Nous avons l'énorme responsabilité de garantir la démocratie et le respect de la dignité humaine en Argentine. Nous l'avons dit, cela signifie que l'Etat ne peut obéir ni aux groupes financiers internationaux ni aux privilégiés locaux."

Mais l'Etat est en faillite et il faut choisir. Le ministre Grinspun propose de dénoncer la dette et de privilégier la croissance. Alfonsín renonce à cette voie et cède à la pression du pouvoir financier.

“La seule solution est une politique d'austérité, qui va être dure et va demander l'effort de tous. Cela s'appelle, mes chers compatriotes, une économie de guerre, et nous devons en tirer les conclusions.”

Cette mesure drastique est appelée Plan Austral. Une fois de plus, d'immenses richesses publiques transitent vers les banques et les grands groupes. Alfonsín tient un double discours : il promet de dénoncer la dette mais ordonne au président de la Banque centrale de la légitimer. Il soutient le procès contre les militaires pour leurs crimes durant la dictature, mais deux ans plus tard, les lois de "Devoir d'obéissance" excusent les crimes commis sur ordre de supérieurs... Des lois résultant de l'insurrection des officiers rebelles "carapintadas". La population sort de chez elle et défie les chars...

La défaite électorale des radicaux accélère la crise. L'instabilité des marchés et l'hyperinflation entraînent des pillages dans les supermarchés.

Alfonsín renonce à ses fonctions six mois avant la fin de son mandat. Le néopéroniste Carlos Menem parvient à la présidence après avoir longtemps gouverné la province de La Rioja, l'une des plus pauvres du pays. Son ascension fulgurante coïncide avec la chute du mur de Berlin et les idées du Consensus de Washington. Avec son franc-parler et ses gestes de prédicateur, Menem promet révolution productiviste et boom des salaires. Il arbore les rouflaquettes du vieux rebelle Facundo Quiroga, le "Tigre des plaines".

Pour chaque Argentin, debout, pour les enfants pauvres qui ont faim, pour les enfants tristes, pour nos frères sans travail, pour les foyers sans toit, pour les tables sans pain, pour notre Patrie, je vous demande de me suivre, suivez-moi,je ne vous trahirai pas, je ne vous trahirai pas... Sous le regard de Dieu et face au jugement de l'Histoire, je veux proclamer : Argentine, lève-toi et marche Soeurs et frères, d'une seule et unique voix je dis au monde : "C'est l'avènement d'une nouvelle et glorieuse Nation."

C'est l'époque de la théorie de la Fin de l'Histoire, du discours unique de la mondialisation et des démocraties néolibérales en Amérique Latine. Quelques jours plus tard, il abandonne rouflaquettes et promesses de réformes, et trahit ses électeurs : son programme sera celui de la minorité libérale conservatrice, dirigée par l'ancien putschiste Alvaro Alsogaray.

“Tout a changé, une nouvelle relation s'instaure entre conservateurs et péronistes. Nous semblons être les mêmes, mais un changement fondamental s'est produit entre nous. Ce n'est que justice, historiquement, que ce soit un président néopéroniste qui vienne clore le cycle...”

Jamais personne avant Menem n'avait osé porter la trahison aussi loin ni conduit avec tant de cynisme des actions contre la Nation. Le double jeu du nouveau chef va pulvériser un demi-siècle de résistances populaires : il impose l'allégeance au modèle global, amnistie les chefs de la dictature et trahit des millions de travailleurs qui ont subi la répression. Il abandonne l'anti-impérialisme populaire et le non-alignement prônés par Perón et Evita et instaure des "relations charnelles" avec les Etats-Unis. Son programme sera dicté par la Banque mondiale et le FMI. Mais Menem n'est pas le seul à avoir trahi. Une bonne partie des dirigeants politiques et syndicaux a jeté par-dessus bord toute une vie de résistance. Beaucoup d'entre eux ont accepté des arrangements et opté pour des indemnisations. D'autres se sont empressés de se joindre au grand festin des privatisations.

Sénateur Cafiero, vous êtes un dirigeant historique du parti péroniste. Comment expliquer la trahison de Menem ?

Cela arrive fréquemment, dans la vie politique de toutes les nations. Il y a un petit livre français, "L'éloge de la trahison", où il est démontré que la trahison est intrinsèque à la politique. Pour réussir, il faut mentir. Si vous dites ce que vous pensez, on ne votera pas pour vous. C'est ce qui s'est produit en Argentine, mais bien plus intensément, admettons-le, sous l'autorité de Menem. Il a reconnu avoir caché ses intentions afin d'être élu. C'est bien entendu, à mon avis, un manque d'éthique politique, mais c'est notre réalité. Ensuite, certains paramètres internationaux ont changé... Et le modèle s'est petit à petit épuisé.

Comment interprétez-vous l'existence d'une véritable "mafiocratie" ? Pouvoir économique, banques et classe politique...

Là-dessus, Pino, je ne veux pas émettre de jugement... comment dirais-je... absolu. Ma longue expérience m'a appris à relativiser les choses. Tout n'est pas blanc ou noir, tout n'est pas corrompu ou pur. La société argentine dans son ensemble ne peut s'attribuer la pureté et imputer la corruption aux classes dirigeantes. Les classes dirigeantes émanent de la société. D'une part, les politiques ont failli, et j'assume ma part de culpabilité. Mais d'autre part... de nombreuses sphères dirigeantes ont failli, et s'il faut faire un procès général, nous sommes tous dans l'Enfer de Dante. C'est évident, la trahison est très efficace. La trahison a une puissance politique phénoménale, justement en tant que trahison. Elle est insidieuse, elle vient par derrière, sans prévenir, là où on l'attend le moins. Sinon il n'y aurait pas trahison. En ce sens, le parti néopéroniste a été de loin le représentant le plus brillant de la vision de Cafiero. Si on propose à cette société de choisir entre San Martín - notre héros national - et Spiderman, elle vote San Martín. Mais entre Spiderman et Superman, comment reprocher à la société les conséquences d'un tel choix ? On a donc... une société au rôle affaibli, un parti qui trahit ses idées historiques et se livre à l'ennemi, un mouvement ouvrier miné par la désindustrialisation et infesté de traîtres... Une justice au service de tout cela, une opposition sans grande marge de manoeuvre...