Ni en notre nom, Ni en celui de la sainte vierge : oxi !
Par Le concierge du Musée le jeudi 16 juillet 2015, 22:01 - Expositions - Lien permanent
Texte d'accompagnement de l'installation du Musée de l'Europe " De l'autre côté du foulard" à la Chapelle d'Havré, Tourcoing, dans le cadre de Lille 2004, Capitale européenne de la culture.
"De l'autre côté du foulard" installation temporaire pour la chapelle d'Havré, maison folie de Tourcoing du 14 mai au 7 juin inclus"
En complément de ses collections présentées au musée de Tourcoing jusqu'au 24 mai 2004, le "Musée de l'Europe"propose une installation temporaire à la chapelle d'Havré. Celle-ci est composée d'un drapeau européen suspendu dans la nef, d'un isoloir dont les rideaux ont été remplacés par deux hidjabs et de reproductions de documents officiels de la commission européenne.
Une sécularisation au dessus de tout soupçon ?
"Le Chancelier allemand ADENAUER et Robert SCHUMAN, tous deux fervents chrétiens, ont placé dès l'origine leurs efforts de reconstruction européenne dans la tradition chrétienne du continent et sous une sainte protection. Le choix d'un drapeau " marial " à 12 étoiles sur fond bleu ne fera que confirmer cet acte fondateur" peut-on lire dans des documents de la commission épiscopale. C'est pour cette raison que la drapeau européen a été suspendu dans la nef, en interaction avec le manteau bleu ciel de la Vierge de la chapelle d'Havré. Cet héritage revendiqué par certains peut prendre dans l'imagerie développée par l'Union Européenne des formes naïves et compassionnelles, comme l'illustrent les deux photos - comme deux images pieuses- encadrées à l'extérieur de l'isoloir, face à l'autel, et extraites de la série officielle "Symboles de l'Europe" disponible sur le site de la médiathèque de l'Union européenne.
Le débat sur la charte des droits fondamentaux, la constitution européenne et l'adhésion de la Turquie ont fait de nouveau affleurer cet inconscient anthropologique. L'Islam n'en risque que plus d'être instrumentalisé comme un miroir négatif "anti-humaniste" et "anti-démocratique", repoussoir d'un héritage chrétien qui serait le socle d'une "identité européenne".
"Le travail, c'est la liberté" : la providence des marchés
Le spectateur entrant dans l'isoloir est confronté à la reproduction de la couverture d'une brochure de l'Union européenne consacrée au volet économique du programme Euromed : constitution d'une zone de libre-échange euro-méditerranéenne et développement du secteur privé. En vis à vis, un texte extrait de la brochure (souligné en bleu dans celle-ci) assimile, sans lien logique, pluralisme et démocratie d'une part, développement du secteur privé et libération du "potentiel humain" d'autre part. Par ce glissement sémantique qui joue sur les deux sens de "libéralisme" (politique et économique), l'enjeu économique de la zone de libre-échange est paré des vertus démocratiques. Les traités de libre-échange signés avec les pays partenaires par l'Union européenne comportent une clause "droits de l'homme", théoriquement suspensive, mais qui n'a pas d'application pratique, comme le démontre suffisamment le cas de la Tunisie, qui fait partie des signataires (et dont le "miracle économique" tant célébré ne s'embarrasse pas de démocratie). Avec ce texte, on est en fait au coeur du credo libéral selon lequel la libéralisation de l'économie conduit, outre à la prospérité, aux libertés politiques. Le graphisme de la brochure, qui représente une ouvrière marocaine et emprunte à Andy Warhol (qui choisissait plutôt des chaises électriques et des accidents de la route) est une forme d'esthétisation du travail en usine, bien faite pour euphémiser les réalités sociales. On pourrait sous-titrer le message implicite, qui est ainsi véhiculé, d'un orwellien : "le travail, c'est la liberté". On peut pourtant difficilement croire que la constitution d'une zone de libre-échange euro-méditerranéenne qui, par exemple dans le domaine du textile, entend accentuer la "vocation", c'est à dire la spécialisation au nom des "avantages comparatifs" de "pays ateliers à bas salaires" pour concurrencer la Chine et la zone Etats-Unis-Amérique centrale soit guidée avant tout par des considérations humanistes, une volonté politique progressiste et l'ambition démocratique de renforcer les organisations de défense des travailleurs face aux donneurs d'ordre dans ces pays...
Il existe ainsi une contradiction profonde entre les politiques libérales de l'Union Européenne et ce qui fait sa légitimité et provoque donc l'adhésion du citoyen et de l'électeur : son caractère démocratique et sa vocation humaniste. Rappelons qu'aux marches de la forteresse Europe, dans le détroit de Gibraltar, on compte des milliers de morts par noyade, dans une indifférence générale, tandis que des centaines de milliers de "sans-papiers" sont maintenus sans droits dans une clandestinité propice à toutes les exploitations. Et ce n'est pas un hasard si certains de ces derniers, qui ont cru pouvoir trouver dans l'UE une terre d'accueil, se réfugient parfois dans les églises.
La croyance démocratique
Le drapeau européen symbolise la croyance démocratique dans le projet européen. Les institutions européennes violent pourtant les principes de base de l'équilibre des pouvoirs en régime parlementaire (le pouvoir législatif appartient de fait au Conseil des Ministres, c'est à dire au collège des différents exécutifs nationaux, et non au Parlement élu comme l'électeur est induit à le croire). Démocratie en trompe l'oeil pour marché véritablement de droit divin. Simultanément, l'Islam, à travers une construction médiatique favorisée par le contexte international, est de plus en plus présentée comme l'envers de la "démocratie" et d'une Europe dont les racines seraient avant tout chrétiennes. On sait que lors des élections régionales de 2004, certains assesseurs zélés ont prétendu faire retirer le foulard à des électrices musulmanes avant de pénétrer dans l'isoloir, dont la fonction est pourtant précisément de voiler au regard des autres citoyens l'exercice de la liberté politique. De plus en plus, les questions politiques sont ainsi posées en termes d'identité, de symboles d'appartenance, d'adhésion formelle à des valeurs, et non plus d'enjeux sociaux ni même d'équilibre des pouvoirs : ce n'est pas le moindre des paradoxes d'une Europe qui s'est voulue fondée sur le rejet du nationalisme et le pluralisme et qui pourrait être tentée par la construction d'un ennemi "anti-démocratique" bien commode pour sceller son unité, base de tous les nationalismes, qui serait incarné par des "barbares" de l'intérieur comme de l'extérieur. Masquant ainsi la révolution contre-démocratique qui s'opère sous son égide, vidant les "valeurs" de tout contenu, les transformant en slogans, mots d'ordre, voiles des réalités sociales et paradoxalement gages de la croyance démocratique ritualisée dans l'isoloir. Si on peut être démocrate chrétien, on peut être démocrate musulman. Cela nécessite sans doute de réintégrer véritablement la culture musulmane dans le patrimoine commun de l'Europe mais plus encore de ne pas voiler par un humanisme et un progressisme pour brochures, justement perçus comme cyniques et paternalistes, les conséquences sociales et humaines des politiques économiques menées à l'échelle euro-méditerranéenne.
Bruxelles, Tourcoing, le 18 mai 2004
Bendy Glu, peintre du champ in Sint Gillis