Il va de soi qu'il faut protéger des policiers qui feraient l'objet de menaces concrètes. Certaines photos de fonctionnaires se retrouvent dans des téléphones d'apprentis-terroristes. Toutefois, on note qu'il s'agissait surtout de photos placées sur les réseaux sociaux par les policiers eux-mêmes. En outre, on voit mal comment une interdiction de prise de vue pourrait arrêter des fous criminels qui attaqueraient aveuglément n'importe quel policier en tant que représentant d'un État considéré comme ennemi. Si cette interdiction n'améliorera pas le moins du monde la sécurité des policiers, elle heurtera par contre de plein fouet plusieurs principes fondamentaux dans une démocratie.

Premièrement, en 1831, les rédacteurs de la Constitution belge n'ont pas seulement prévu la liberté d'expression et de la presse. Eux-mêmes victimes de despotes, ils ont pris soin de faire inscrire que "la censure ne pourra jamais être établie" (actuel art. 25). À l'ère du numérique, il est pratiquement impossible de nourrir un débat public sur la légitimité et la proportionnalité de l'action policière sans disposer d'images des policiers en action. Qui croit sérieusement que l'affaire Jonathan Jacobs aurait suscité autant de débats sur l'usage de la force et la prise en charge des personnes mentalement fragilisées, s'il y avait eu uniquement des articles de presse sans les images de la mort de ce jeune homme sous les coups des policiers et leur "fuite" vers la télévision ?

En interdisant de filmer les policiers en intervention ou en soumettant la prise de vue à autorisation, on revient vers une forme de censure qui ne dit pas son nom. Résultat : on empêchera la presse de faire son travail de "chien de garde" et on jettera un grand voile noir sur une série de scènes nécessaires pour mener des débats de société sur des sujets brûlants (violence policière, contrôles d'identités discriminatoires, coût des opérations de police pour le contribuable...).

Les autorités ont l'obligation de rendre les policiers identifiables pour repérer les brebis galeuses qui maltraitent les citoyens

Deuxièmement, les autorités ont l'obligation de rendre les policiers identifiables pour repérer et sanctionner les brebis galeuses qui maltraitent les citoyens. Il s'agit d'une obligation qui découle de l'interdiction absolue de la torture et des traitements dégradants et qui est imposée par la Cour européenne des droits de l'homme. Le parlement a adopté la loi du 4 avril 2014 qui oblige chaque policier à porter un matricule bien visible en toutes circonstances. Depuis lors, rien n'a été fait pour concrétiser cette loi : comme le montrent les photos de Jan Nolf, les policiers à Bruges ne portaient aucun signe distinctif sur leur uniforme. La Belgique est donc toujours en infraction.

L'ex juge s'en est heureusement tiré avec quelques égratignures causées par des menottes en plastique trop serrées. Mais s'il avait subi de graves violences, il aurait été presque impossible d'identifier les responsables. Les images prises par les médias et les citoyens peuvent aussi servir à nourrir les enquêtes et à faire condamner des policiers qui abusent de leur fonction. Interdire ces prises de vue rendrait presque impossible la récolte de preuves pour le citoyen victime d'abus et contribuerait à renforcer une impunité de fait aux policiers qui dérapent. Ceci ne va pas seulement à l'encontre des obligations internationales de la Belgique, mais aussi de la motivation de la majorité des policiers qui font bien leur travail et qui sont eux-mêmes dégoûtés par l'impunité de leurs collègues violents ou malhonnêtes.

Comme l'a déclaré la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) en France, "le fait d'être photographiés ou filmés durant leurs interventions ne peut constituer aucune gêne pour des policiers soucieux du respect des règles déontologiques". L'interdiction de prise de vue des policiers signifierait un retour à la censure d'Ancien régime, et donc une gifle à la liberté d'expression pour laquelle les caricaturistes de Charlie-Hebdo sont morts (ou plus précisément : "des" manifestants ont manifesté, note du Concierge : le Musée ne pratique pas la censure !).

Mathieu Beys

Tribune publiée dans le Vif