l'UE se confirme comme actrice du renforcement de l'emprise de ses capitaux sur les sociétés africaines
Par Le concierge du Musée le lundi 9 novembre 2015, 11:54 - Bibliothèque - Lien permanent
'Au) dispositif de dépendance organisée des sociétés africaines, « l’aide publique au développement » donne un air de générosité, alors que le Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde s’interroge : « En 2012, le rapatriement des bénéfices de la région la plus appauvrie de la planète a représenté 5 % de son PIB contre 1 % pour l’aide publique au développement. Dans ce contexte, il convient de se demander : qui aide qui ? »
"Aide au développement", iconographie officielle de l'UE, collections du Musée de l'Europe
En ce qui concerne une grande partie de l’Afrique, cette supposée générosité passe aussi par des accords dits préférentiels, à l’instar de l’Accord entre les États dits d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) d’un côté et la Communauté économique européenne, puis Union européenne, de l’autre. Ces accords – de Yaoundé, de Cotonou, puis de Lomé – ont permis à l’Europe d’acquérir les produits à des prix qu’elle déterminait et de figer ces économies dans l’exportation des produits non transformés, marqués par la spécialisation ou la monoculture coloniale.
C’est cette situation de dépendance préférentielle que l’Union européenne a décidé, en 2002, d’adapter à l’ère néolibérale, en l’aggravant, par l’instauration de zones de libre échange dites Accords de partenariat économique (APE). Les États africains concernés (ceux d’Afrique du Nord exclus) étaient censés les signer après cinq ans de « négociations », conformément à la dérogation accordée par l’OMC. Partenariat tellement léonin qu’à la veille du 2e Sommet Afrique-Europe (Lisbonne, décembre 2007), à six semaines de la première date butoir, l’économiste libéral et président du Sénégal, Abdoulaye Wade, le considérait impossible à signer : « C’est une question de survie pour nos peuples et nos économies, déjà très éprouvées (…) Si l’Europe n’a plus que la camisole de force des APE à nous proposer, on peut se demander si l’imagination et la créativité ne sont pas en panne à Bruxelles. » La résistance des États et blocs sous-régionaux africains a duré jusqu’en 2014, dernière limite pour la ratification.
e maintien de l’Afrique pendant cinq décennies dans une forte dépendance à l’égard de l’exportation de produits primaires avait conféré à l’UE assez de pouvoir pour fixer les règles du jeu. Elle a pu imposer la négociation avec des groupements d’intégration sous-régionaux (assez dépendants des apports financiers de l’UE), dont le profil lui convenait, plutôt qu’avec l’Union africaine, selon le principe classique de diviser pour mieux régner ; elle a pu les diviser aussi en fonction du degré de dépendance de chaque économie « nationale » de l’exportation vers le marché européen de ses fleurs, ses bananes, son cacao, son coton, etc. Chantage de l’UE et vraies fausses promesses aidant, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté de développement de l’Afrique australe (Southern African Development Community, SADC) – avec un régime spécial pour l’Afrique du Sud –, la Communauté est-africaine (EAST African Community, EAC) ont, en 2014, fini par ratifier un accord « moyenâgeux » selon le Réseau des organisations paysannes et de producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA).
Les États africains concernés ont ainsi déclenché un processus de libéralisation, de 75 % à 80 %, de leurs marchés pour les marchandises de l’Union européenne, étalé, selon les sous-régions, sur 20 à 25 ans. Sans aucun dispositif de « compensation financière ». En échange, ces économies africaines pourront exporter librement 100 % de leurs marchandises vers l’Union européenne. Mais, exception faite de l’économie sud-africaine, il s’agira principalement de ce qui, en matière agricole, ne peut être produit en Europe, donc n’est pas en concurrence avec une production européenne. La concurrence que les marchandises africaines devront affronter sur le marché européen est celle des importations similaires d’Amérique latine et d’Asie – parmi lesquelles celles des colonies/néocolonies de l’UE (pays et territoires d’outre-mer, régions ultrapériphériques), faisant, par exemple, de la France un grand producteur d’ananas, de banane et de canne à sucre. La concurrence entre économies dominées de l’ancien tiers monde devant permettre à l’UE d’importer les produits tropicaux aux prix les plus bas possible.
Par contre, exception faite – transitoirement ? – de certains produits dits sensibles (viandes, céréales, pâtes alimentaires, poulets congelés, peintures, etc., selon les sous-régions), dont la libre entrée en Afrique serait on ne peut plus catastrophique pour les trésors publics africains et pour une grande partie de la petite production locale, les marchandises de l’UE seront en concurrence avec les africaines. Une vraie concurrence entre inégaux, dans le cadre d’un partenariat prétendu « d’égal à égal ».
À l’exception des marchandises provenant d’Afrique du Sud – avec laquelle l’UE a établi des protections, des contingentements tarifaires réciproques, inégaux aussi (105 produits sud-africains sont protégés contre 251 produits européens) – les marchandises africaines déjà produites en Europe ont très peu de chances d’y être compétitives. Elles ne seront même pas compétitives sur les marchés locaux et sous-régionaux africains, compte tenu de la grande faiblesse du commerce intrafricain, car c’est avec le reste du monde qu’elle échange à près de 90 %
Le néolibéralisme promettait pourtant de remédier à cette faiblesse grâce à une dynamique d’intégration économique régionale et continentale. Mais la « négociation » des APE l’a compromise. C’était pour l’Union européenne, une question trop sérieuse pour être traitée avec l’Union africaine : « Dans les relations Afrique-UE, les APE sont les grands absents des réunions et structures officielles UE-UA. L’UE a refusé que le partenariat de la SCAU (Stratégie commune Afrique-UE) sur le commerce, l’intégration régionale et les infrastructures couvre les APE, alors que ceux-ci ont toujours hanté les relations entre les deux continents. » L’UE qui se prévaut de contribuer à l’intégration africaine, a ainsi, tout en la finançant, clairement mis à mal la réalisation ne fût-ce que d’une Union africaine bourgeoisement autonome.
D’où l’opposition aux APE, non seulement des organisations de la production agricole paysanne et de la « société civile » mais aussi de certaines organisations panafricaines du capital, à l’instar de l’Association industrielle africaine (AIA). L’Association des industries du Ghana s’est retrouvée fracturée entre exportateurs de produits tropicaux et producteurs concurrents de marchandises importées de l’UE. Car à travers les APE, l’Union européenne a bel et bien organisé l’étouffement de ces capitaux industriels africains au profit des transnationales européennes exportatrices. Selon l’AIA : « Eu égard à la fragilité des économies africaines, l’inopportunité du libre échange ne fait guère de doute. De nombreuses industries dans cette région sont à peine naissantes. L’ouverture préconisée condamnerait irrémédiablement l’Afrique à demeurer un comptoir d’importations… ». On entend presque Marx disant : « Chaque fois que l’Irlande était sur le point de se développer sur le plan industriel, elle était écrasée et reconvertie en pays purement agricole. »
Ces dernières années ne sont donc pas seulement celles de la croissance du PIB africain, de la multiplication de ses millionnaires et milliardaires, ce sont aussi, de façon apparemment paradoxale, celles de sa « désindustrialisation » suite aux programmes d’ajustement structurel.
Tel semble être également le véritable esprit du « Consensus de Bruxelles » que l’UE a proposé à l’Afrique lors du sommet d’avril 2014. L’une des tâches que s’est fixée l’UE étant d’« accompagner le secteur privé dans la conquête des marchés en Afrique ». Évalués à « 600 milliards en 2013 », ces marchés sont « estimés à 1 000 milliards en 2020 ». Le dynamisme économique en Afrique est actuellement célébré aussi pour sa prétendue production massive de consommateurs et consommatrices de marchandises des transnationales, le supposé boom des classes moyennes africaines. Construite pour la consolidation de la domination du capital sur les peuples européens et l’acquisition d’une plus grande marge d’autonomie à l’égard du capital étatsunien dans la compétition internationale, l’UE se confirme comme actrice du renforcement de l’emprise de ses capitaux sur les sociétés africaines.
Lire l'intégralité de l'article de Jean Nanga paru sous le titre "Afrique : Nouvelle domination capitaliste et impérialisme" sur le site du CADTM