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Le Râleur : Mon oreille entend des sons que d’autres ne perçoivent pas et qui troublent l’oreille des sphères que les autres n’entendent pas non plus. Réfléchissez-y et si vous n’arrivez pas vous-même à une conclusion, faites appel à moi. J’aime à m’entretenir avec vous, vous donnez la réplique à mes monologues. J’aimerais me produire avec vous devant un public. Pour l’instant, je peux seulement lui dire que je me tais, et, si possible, ce que je tais.

L’Optimiste : Quoi, par exemple ?

Le Râleur : Par exemple : que si cette guerre ne tue pas les bons, il se peut qu’elle fabrique une île de moralité pour ceux qui même sans elle étaient déjà bons. Qu’en revanche elle métamorphosera tout l’arrière en un immense champ d’escroquerie, de délabrement et de félonie, et que le mal, grâce à elle et au-delà, continuera à sévir, il engraissera derrière les idéaux mis en avant, et enflera de ses victimes. Que dans cette guerre, cette guerre d’aujourd’hui, la civilisation ne se renouvelle pas, mais échappe par suicide au bourreau. Qu’elle a été plus qu’un péché – qu’elle a été un mensonge, mensonge quotidien, d’où coulait l’encre d’imprimerie comme du sang, l’un alimentant l’autre, se répandant comme un delta dans l’océan de la folie. Que cette guerre d’aujourd’hui n’est rien qu’une paix qui éclate, et qu’elle ne saurait se terminer par la paix, mais par la guerre du cosmos contre cette planète enragée ! Que d’insensés sacrifices humains ont été nécessaires : ils ne sont pas déplorables, une volontée imposée les ayant poussés vers l’abattoir, mais tragiques car devant expier une faute inconnue. Que pour celui qui ressent l’injustice sans pareille que le pire des mondes s’inflige – telle une torture appliquée à lui-même – que pour celui-là ne demeure qu’une ultime mission morale : dormir sans pitié durant toute cette période d’angoissante attente jusqu’à ce que le Verbe le délivre, ou l’impatience de Dieu.

L’Optimiste : Vous êtes un optimiste ! Vous croyez, vous espérez que le monde va s’écrouler.

Le Râleur : Non, il s’écoule simplement, comme mon cauchemar, et quand je mourrai, tout sera fini. Dormez bien !

Karl Kraus, Les Derniers jours de l'Humanité, Acte I, sc. 29

Traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson & Henri Christophe pour... les lecteurs francophones ! (Nouvelle 4eme de couv des éditions Agone ! Ouaf, ouaf ! Le Concierge)