Les forces progressistes en faveur du « oui » n’ont pas compris ce qui, de façon fondamentale, était en jeu à travers l’adoption de ce texte. La confrontation entre « nationalistes » et « européanistes » n’est que très marginale, contrairement à ce que de nombreux médias se complaisent à décrire. Nous sommes plongés au cœur d’une confrontation pour définir ce qu’est une société et ce qu’est un pouvoir politique. A ces questions : « comment vivre en société », les réponses fournies par le projet de traité s’organisent en un arsenal redoutable pour imposer à l’échelon du continent européen, et ce pour une durée illimitée, un déni du contrôle démocratique et du suffrage universel, la négation du droit des peuples à l’auto-détermination. Ce texte organise en fait une contre-démocratie.

Il n’est pas un traité comme un autre, il ne peut être en aucune mesure comparé aux précédents (Nice, Amsterdam, Maastricht,...). Déjà le titre même de ce texte est une absurdité sémantique qui relève d’une supercherie à l’égard des peuples (Traité établissant une Constitution). En effet, ce texte ratifié comme un traité ordinaire aura valeur juridique et symbolique de « Constitution suprême » : non seulement le texte en lui-même sera supérieur à toutes les Constitutions et lois nationales mais en plus il impose le fait que tout acte européen contraignant, comme un règlement ou une décision, soit supérieur à toute source juridique belge ou internationale y compris à nouveau, nos Constitutions nationales. Mais pourtant, il se donne les formes d’un Traité. C’est-à-dire d’un texte dont le contenu est le résultat de négociations entre gouvernements qui y ont intégré des politiques gouvernementales,y figeant un programme politique par nature circonstanciel. Alors que ce texte se donne les moyens d’être quasi éternel (comment oser prétendre que la commission européenne, le parlement européen, 25 gouvernements et 25 chefs d’Etat (et bientôt plus encore) ainsi que plus de cinquante assemblées parlementaires nationales pourront facilement s’entendre et décider unanimement de la moindre modification future ?). La seule manière réaliste de changer ce texte relèvera alors de la révolution ou du coup d’Etat politique !

Il se donne les formes d’un Traité, c’est-à-dire qu’il se pose aussi comme un objet relevant du domaine de la négociation diplomatique intergouvernementale : à ce titre, il sera adopté à une majorité simple dans les assemblées parlementaires belges, sans aucune possibilité d’amendement, donc sans possibilité de proposer une amélioration quelconque.

Résumons-nous. Nous allons avoir une Constitution unique qui impose à durée illimitée, avec une quasi-impossibilité structurelle de réforme, un programme politique (qui par ailleurs est un programme de libéralisation complète des sociétés, c’est-à-dire de désocialisation des patrimoines collectifs : liquidation des services publics et des secteurs économiques publics, rabaissement de la sécurité sociale à une politique charitable d’aide minimale à cause de l’étau du Pacte de stabilité,...) élaboré et institué par la voie diplomatique, donc au-dessus des peuples européens, en enterrant la procédure du mandat électif qui institue une constituante. Cette nouvelle Constitution prend le pas sur l’ancienne sans que la règle constitutionnelle belge de modification de la Constitution n’ait, ni de près ni de loin, été respectée. Déni du suffrage universel (imposition à durée illimitée d’un programme politique, parlements belges rabaissés à des chambres d’entérinement), déni du fondement de l’ancien ordre constitutionnel, fondé sur l’exercice de la souveraineté du peuple qui mandate, à travers des procédures spéciales, des élus constituants, dès qu’il s’agit de changer ne fut-ce qu’une virgule à la constitution. Or avec le traité constitutionnel européen, nous changeons à la fois le statut, la nature et le contenu en entier de la Constitution belge (devenant subordonnée à une autre, elle ne peut plus être lue et interprétée de la même manière).

En outre, si nous replaçons ce texte dans son contexte exceptionnel d’élaboration marqué par 20 ans de réforme du Traité de Rome (5 réformes successives entre 1985 et 2005), ce document devient le symbole de la clôture de ce temps antérieur de réforme : c’est aussi pour cela que le terme de « Constitution » a été mobilisé, pour commencer une future longue période de stabilité institutionnelle et donc de stabilité des textes.

Mais ce n’est pas tout, ce texte impose une révision radicale de ce qu’est un pouvoir politique, en niant tous les éléments qui avaient permis en 250 ans, depuis Montesquieu, de construire progressivement des barrières contre le pouvoir absolu et arbitraire. Nous sommes face à une entreprise de restauration d’une structure de pouvoir plus proche de l’ancien régime que des États modernes.

Les valeurs démocratiques centrales d’indépendance, de séparation des pouvoirs, de contrôle et de sanction démocratiques entre les pouvoirs en vue de constituer des contre-pouvoirs prompts à stopper toute dérive autoritaire se dissolvent dans ce texte. Le pouvoir exécutif s’hypertrophie (il est composé à la fois de la Commission, du Conseil des ministres, du Conseil européen, de la Banque centrale) et son pouvoir réglementaire est énorme. Et pourtant l’essentiel de ses composantes ne sont pas soumis au contrôle et à la sanction du seul organe élu au suffrage universel, le parlement. Seule la Commission peut être sanctionnée par le parlement et encore, seulement collégialement et dans le cas d’une mauvaise gestion, pas sur le contenu de sa politique.Les autres organes sont tout puissants. Cette puissance rend d’autant plus choquante la position d’un Parlement, qui n’en est pas vraiment un : sans initiative législative réellement autonome, maillon d’un rouage législatif où le Conseil domine, exclu de nombreuses matières essentielles où il est juste consulté ou informé, sans capacité de contre-pouvoir face à un pouvoir réglementaire extrêmement large. De plus, en matière d’attribution de compétences entre les différentes institutions et les différentes fonctions, ce texte se spécialise systématiquement dans le flou ou l’indétermination (« dans les cas appropriés », « pour des mesures provisoires », « sans préjudice » de ce qui précède,...), l’indétermination culminant de façon surréaliste dans un article (I-38) où lorsque le type d’acte à adopter n’est pas expressément prévu par la Constitution, les institutions (lesquelles ??) choisissent au cas pas cas ! La charte des droits fondamentaux subit elle aussi ce flou qui rend impossible pour chacun de nous la connaissance de ce que sont nos droits, la plupart renvoyant pour leur définition précise aux pratiques et aux lois en vigueur dans les 25 pays. Comment en matière de droit pourra-t-on faire « une moyenne » de ce qui est appliqué pour savoir ce qui sera applicable ? S’ouvre là, dans ces indéterminations systématiques, un pouvoir phénoménal donné aux juges, seuls capables non plus seulement d’interpréter mais de dire le contenu exact des droits. Ils disposent ainsi, eux aussi, d’un pouvoir normatif. Et pourtant ceux-ci, au sein de la Cour de justice, ne sont même pas inamovibles car ils sont nommés par les gouvernements avec mandats renouvelables, ils peuvent donc être sous influence. L’ensemble de nos droits et des compétences attribués aux pouvoirs ne sont plus cachés derrière les murailles des châteaux mais leur connaissance n’en est pas ainsi moins devenue inaccessible. Rappelons que l’ensemble du texte du traité (avec les déclarations et protocoles annexés qui permettent d’interpréter le sens du texte) fait 854 pages soit 17 fois plus que la Constitution belge qui se limite à 50 pages...Nul n’est censé ignorer la loi... ?

Et nous n’abordons même pas ici la question du contenu du programme politique imposé par ce texte. Une seule remarque quand même. Si l’on descend dans ce texte à un degré de détail suffisant que pour, dans un article spécial, imposer le respect du bien être des animaux (art. III-121), toute absence, tout silence en devient d’autant plus violent : or aucun article ne proclame le droit au salaire. Par ailleurs, l’insistance dans ce traité constitutionnel sur la nécessité de développer pour chaque Etat leur arsenal militaire prend d’autant plus une consonance inquiétante que s’institue sous nos yeux un ordre politique qui démantèle l’ensemble des garde-fous contre toute forme de pouvoir arbitraire.

Nous pouvons aussi légitimement nous demander ce que deviennent nos Etats, examinés à l’échelon national, une fois soumis au joug de ce texte. Quel objet politique deviennent-ils ? Des institutions qui ne disposent plus d’aucun pouvoir monétaire, qui sont très contraintes dans leur façon de lever des impôts (fiscalité compétitive, pacte de stabilité qui prêche pour la diminution de l’impôt direct sur les revenus,...), qui ne disposent plus de la liberté de faire et d’inventer une politique, celle-ci étant strictement fixée dans le texte suprême et en même temps contrainte par l’ordre impératif d’assainissement budgétaire ou d’interdiction des aides d’Etat, qui ne disposent plus d’une population fixe (liberté d’établissement et libre circulation entre les Etats membres) et où la référence territoriale est avant tout celle de l’Union ou celle voulue par l’Union (débat sur le principe du pays d’origine), qui sont invités à dialoguer très intimement avec les Eglises,... ?

Le projet de traité constitutionnel ne peut être comparé aux textes précédents (que ce soit pour dire qu’il est mieux que « Nice » ou qu’il est « aussi mauvais », et que finalement cela ne change pas grand chose par rapport à la situation antérieure, alors pourquoi faire une crise pour si peu...), il appartient à un registre différent, par « hybridation ». Il a été pensé et rédigé et il dispose du pouvoir nécessaire pour être l’unique texte de référence auquel chaque pouvoir national devra se soumettre dans une nouvelle relation de loyauté sans faille (art.I-5) à l’égard d’un nouvel ordre politique où la collégialité des États s’impose comme le nouveau pouvoir dominant (ainsi l’ancien principe dit de « subsidiarité » est très relativisé par le fait que l’Union européenne disposera de compétences exclusives et que, en cas de compétences partagées, c’est elle qui définira unilatéralement la distribution des compétences). Le pouvoir national ne pourra plus jamais faire que ce qu’il y a dans le traité, ou mieux, mais ni moins ni autre chose, si cet autre chose peut perturber le marché intérieur.

Le Conseil d’État belge n’ose pas se prononcer clairement sur l’anti-constitutionnalité tant du contenu de ce traité constitutionnel que de la procédure de ratification : mais entre les lignes de son avis, l’on peut lire qu’il prévoit de nombreux conflits futurs entre les normes européennes et nationales, celles-ci étant par ailleurs considérées comme subordonnées ; ce qui impliquerait un travail régulier d’adaptation de notre Constitution au texte européen. N’osant pas trancher maintenant, il renvoie à plus tard, dès que nous serons définitivement installé dans un nouvel ordre.

Le seul combat possible pour tout démocrate est de dire non à ce texte, en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en l’ayant réellement lu (une partie des déclarations et protocoles annexés sont très importants pour interpréter le sens du texte : ainsi, on apprend dans la déclaration n°12 que « le droit à la vie » proclamé dans le texte ne couvre pas le fait que l’on puisse légalement donner la mort en cas d’émeute ou d’insurrection).

Corinne Gobin, 25 avril 2005

Directrice du GRAID à l’Institut de Sociologie Université libre de Bruxelles

Originellement paru sous le titre "Le projet de traité européen dit constitutionnel : une arme de destruction massive de la démocratie"