"Il faut comprendre pourquoi ils sont partis, c’est parce que vous êtes entre vous…"
Par Le concierge du Musée le vendredi 6 mai 2016, 16:53 - Expositions - Lien permanent
Lors des mobilisations contre le sommet de l’Union européenne, à Laeken en décembre 2001, une institution bruxelloise, les Halles de Schaerbeek, avait proposé une manifestation intitulée «C.H.A.H.U.T.» (les débuts de la fin de la neutralisation politique du monde du travail par l'artivisme réservé à la consommation politique de la petite-bourgeoisie intellectuelle, commençaient...). Le collectif Ne pas plier – qui y proposait une «épicerie d’art frais» destinée à fournir des images à différents mouvements «pour qu’aux signes de la misère ne s’ajoute pas la misère des signes» – avait subordonné la présentation de ses travaux à l’invitation d’une association de chômeurs française, l’APEIS, dont il se proposait de rendre les luttes visibles. À l’issue du vernissage de l’exposition eut lieu un débat où les deux collectifs firent face à un public à peu près inexistant. S’ensuivit un échange orageux avec les responsables culturels qui dit bien les limites des ambitions politiques de la culture actuelle.
Ne pas plier : Là, on a la chance d’être accueilli dans un endroit de culture, et pour nous qui sommes habitués à des luttes quelquefois plus radicales, d’être dans des lieux comme ça, de repos, c’est quand même formidable. En même temps, je suis bien forcé de constater qu’on nous invite, et c’est bien, mais ce sont des coquilles creuses. On nous invite dans des endroits d’échange et nous, on n’a rien à échanger parce qu’on est entre nous. Il y a là une contradiction. Ce monde de la culture nous bassine de luttes politiques, etc., et là, ils sont avec des gens qui sont des résistants à cette globalisation, qui sont dans la nécessité des luttes et ils n’ont même pas la politesse d’être présents. Moi, je suis assez ulcéré de voir tous ces gens, dont je trouve qu’ils leur manquent d’une décence minimale, de ne pas être présents ici pour écouter des paroles véritables. Cette parole véritable emmerde tout le monde. Moi, j’ai bien vu des gens se barrer au fur et à mesure des témoignages et peut-être que ce n’est pas les formes habituelles, usuelles…
Responsable culturelle : Il faut comprendre pourquoi ils sont partis, c’est parce que vous êtes entre vous…
Ne pas plier : Si vous venez entre nous, on sera entre nous. Je ne peux pas accepter… Quand j’ai rencontré l’APEIS, ils étaient aussi entre eux et maintenant, on est entre nous. Je n’ai pas affaire à des gens timides, j’ai affaire à des gens cultivés qui ont parfaitement compris ce qu’était la différence, et rassembler les différences, c’est le rôle de la culture. Il faut que la culture fasse son boulot parce qu’elle touche du fric pour le faire. Si elle a la timidité de penser, quand il y a des corps qui ne sont pas les mêmes, qu’elle n’ose pas se glisser parmi ces corps, il y a un problème. On leur fait peur ?
Responsable culturelle : Ça, c’est ta culture, et ta culture est faite d’individus qui ne sont pas forcément une masse.
Ne pas plier : Comment vous expliquez qu’ils sont partis, on leur fait peur ou quoi ?
Responsable culturelle : Vous êtes un rassemblement… Je suis venue pour écouter quelque chose et participer, mais je ne suis pas venue face à un groupe. C’est tout.
Ne pas plier : Ce que tu poses comme problème, c’est que quand les gens sont dans des galères, ils sont intéressants quand ils sont un ou deux et qu’on peut aller chialer sur eux, mais quand ils sont une communauté forte, là on ne peut plus discuter avec eux de collectif à collectif. Vous, vous êtes combien ici ? Où ils sont tous ces culturels qui sont payés par les forces publiques ? Pourquoi ils ne sont pas là ? (…) Tu prends comme une agression le fait qu’on ait un langage…
Responsable culturelle : Ce n’est pas un langage, je n’ai pas bien vu à qui parler. Je suis venue regarder les images ? J’étais très intéressée par les images et puis, tout d’un coup, je ne m’attendais pas à un tel rassemblement de gens qui se connaissaient tous ! Et qui ne me permettaient pas de vous initier discrètement, simplement. Ce que je veux dire, c’est que vous êtes quand même un groupe, il est difficile de s’immiscer dans un groupe. Ce que je veux dire, c’est juste remettre ça en question. C’est tout.
Ne pas plier : Je comprends ce que tu dis, que tu ne sois pas une précaire en situation de détresse, tu n’aurais pas le langage, tu es une personne cultivée dans une sécurité de travail, dans un travail de culture, donc ce serait à toi d’avoir la capacité de comprendre, y compris cet effet de groupe. À partir du moment où les gens sont dans des luttes, ils ont tendance à se regrouper pour être plus forts et échanger leur tendresse, leur force. Effectivement, ce groupe est très soudé parce qu’il est soudé par une lutte contre la misère et il ne tient que par l’amour que les gens ont entre eux et ça se ressent sûrement dans les solidarités. On n’a empêché personne de parler. Ne me fais pas le coup de l’intellectuelle dégoulinante de peur, ça commence à me faire chier. Moi, je crois, et là je crois que je vais t’agresser, il faut arrêter, tu es une professionnelle, ici je suis avec des professionnels de la culture. Je ne suis pas dans un débat public au hasard de quelqu’un qui est rentré. Or, déjà, je n’en vois qu’une qui a du courage, et je te remercie d’être là. Mais je ne vois pas les autres et j’aimerais bien que les gens qui nous ont invités nous disent pourquoi on est là… (…)
APEIS : J’ai bien observé dans la pénombre le mouvement des gens. Je suis désolé de le dire, mais j’ai vu des gens partir après le film. Je n’ai pas vu des gens partir au fur et à mesure, en écoutant, en étant choqués par la violence ou la radicalité des propos. J’ai vu beaucoup de gens partir après avoir vu les images. Tout de suite, ça m’a gêné. Effectivement, moi je viens dans un débat et ces gens qui nous ont invités s’en vont après le film, ils ont entendu les commentaires, applaudi, G. en a accroché quelques-uns en nous faisant une diatribe comme il en a l’habitude, de manière très chaleureuse et avec beaucoup d’humour, mais après il y a encore une brochette de gens qui sont partis. Je pense qu’il y a, comme d’habitude, comme à chaque fois qu’on rencontre des gens, beaucoup d’incompréhension de ce que vivent les gens qui sont dans la grande misère. Ça fait des années qu’on s’en rend compte et ça fait des années qu’on est en quête de solidarité avec vous, avec les autres, avec le politique, avec le syndicalisme, qui nous rejettent en permanence. On connaît très bien les organisations de chômeurs en Belgique, Charleroi, Liège, Bruxelles. Tous nous ont dit : nous n’avons pas d’autonomie, nous ne pouvons pas nous battre parce que nous n’avons pas de solidarité. Les gens qui nous payent, ce sont les syndicats et les syndicats nous privent de ça[1]. Nous, on est des oiseaux de passage, on le sera souvent, s’il y en a ici qui veulent des solidarités, à vous de jouer !
Notes
[1] Les syndicats co-gèrent les allocations chômage (en fait un salaire) en Belgique