Une pédagogie de la libération
Par Le concierge du Musée le lundi 9 mai 2016, 21:05 - Bibliothèque - Lien permanent
"Il nous faut alors poser la question des savoirs en lien direct avec les pratiques d’apprentissage. C’est autrement plus exigeant que le mensonge déconcertant de naïveté selon lequel l’enseignant révolutionnaire est celui qui parle de révolution à ses élèves…"
La critique antilibérale actuelle, dans sa grande majorité, n’est pas une alliée de l’utopie scolaire. Il faut partir d’une critique des facteurs internes à l’éducation et notamment à l’enseignement. Si la plupart des critiques libérales hésitent, c’est parce que, leur but étant le statut quo, elles se retrouvent à défendre un système qui se sert de l’école pour séparer les jeunes en voies divergentes. Leur défense de l’État et de la République le souligne. Resurgit alors, du sein même de leurs discours critiques, une conception du système éducatif qui empêche l’accès de tous à une autonomie de réflexion tout en assurant un endoctrinement généralisé (vieux rêve de l’école républicaine…). Logique libérale des compétences et logique capitaliste (républicaniste ou non) de la thésaurisation empilée de connaissances se rejoignent dans leur volonté de répartition inégalitaire des savoirs et des richesses symboliques. D’ailleurs, les mêmes qui vitupèrent contre la baisse du niveau sont des zélateurs de la sélection scolaire par les filières. Mélenchon en fut la caricature, qui installa les « lycées des métiers » si chers à la bourgeoisie et repris intégralement par Ferry. Organiser l’intériorisation par les classes dominées des besoins et des comportements décidés et définis par les classes dominantes, c’est organiser l’aliénation. (...)
Prenons un exemple à travers la question des programmes. Puisqu’on parle beaucoup de dégoût des études chez les élèves, c’est donc la question de l’appétit aux études. Nul doute qu’il nous faille affirmer la nécessité de la refonte des programmes et non pas se replier, comme le fait la critique antilibérale actuelle, derrière une frileuse défense des programmes existants contre le « niveau d’exigence qui baisse ». Posons donc la question des programmes en ces termes : ceux d’une répartition et d’un partage égalitaires des savoirs. Et nous tomberons sur l’exigence d’une formation, d’une éducation polyvalente pour tous. (…) Nous interrogerons ainsi la hiérarchie actuelle des disciplines par le biais des horaires et des coefficients aux examens, voire même nous interrogerons ce qu’est une discipline – le champ des savoirs ne s’arrêtant pas à la manière dont ils sont aujourd’hui circonscrits. Il nous faut alors poser la question des savoirs en lien direct avec les pratiques d’apprentissage. C’est autrement plus exigeant que le mensonge déconcertant de naïveté selon lequel l’enseignant révolutionnaire est celui qui parle de révolution à ses élèves… ceci n’ouvrant à rien d’autre qu’à un nouveau formalisme scolaire, à un exercice de plus pour des élèves que l’on confine dans leur « métier d’élève ». Surtout, cette conception laisse en place la guirlande des dispositions hiérarchiques sur lesquelles s’organise le système.
Il faut donc toujours partir de la pratique, c’est elle la cheville ouvrière du syndicalisme révolutionnaire, en éducation comme ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’il faut faire le lien entre les critiques de l’existant, les revendications sur lesquelles mobiliser, et la pratique éducative, en ce qu’elle exemplifie les raisons de la critique et la raison revendicative. (…) Pourquoi prôner l’utopie scolaire, une éducation polyvalente pour tous jusqu’à l’actuelle fin du lycée, qui soit une école de l’exigence des pratiques pour atteindre l’exigence des savoirs, alors qu’elle n’existe aujourd’hui que par fragments ? Pour préparer les travailleurs et les élèves à une appropriation collective de l’outil de formation qu’est l’éducation. Objectivement, au niveau d’un établissement scolaire ou d’une institution éducative, cela veut dire permettre aux travailleurs de récupérer les informations concernant le processus de travail. Le pouvoir de toute hiérarchie réside dans cette détention d’informations et s’exerce par leur rétention. (…) L’utopie scolaire va donc poser comme première pierre une unicité du collectif des travailleurs de l’éducation, un corps unique avec abolition des fonctions hiérarchiques et donc leur répartition sur l’ensemble des acteurs.
La traduction au cœur même de la relation pédagogique en sera la remise en cause des dispositifs hiérarchiques et compétitifs : la classe comme modalité de regroupement des élèves par tranche d’âge, les filières comme modalité de regroupement des élèves selon leurs aptitudes supposées, les notes, les examens et les concours, la temporalité du travail scolaire qui les sous-tend en tant que reflet des exigences sociales et outil de façonnage d’un homme unidimensionnel…
Aujourd’hui, le recteur de l’académie de Paris, Maurice Quénet, affirme : « Pour ma part, je crois aux méthodes pédagogiques classiques, autrement dit (…) à l’apprentissage de la compétition intellectuelle. » (Le Figaro, 03.03.03) Tout ceci est conforme à la société bourgeoise, à ses valeurs, à ses visées. Ce n’est pas un moindre paradoxe de voir l’école d’aujourd’hui, qui dresse des consommateurs, qui se livre aux marques et sponsors, déplorer le consumérisme scolaire. Celui-ci n’est-il pas qu’un signe de victoire supplémentaire des valeurs de la consommation des biens et des services ?
Philippe Geneste
« Changer l’école, pourquoi ? Pour quelle société ? »
École émancipée, mai-juin 2004