Pour ce faire il y a deux solutions : ou bien investir ces syndicats pour changer leur orientation, ou bien construire à côté d’autres syndicats sur une autre orientation, comme SUD ou la CNT. Laquelle préconises-tu ?

Les deux… et même une troisième qui consiste à renforcer l’autonomie du mouvement social.

Dans l’état actuel de l’éclatement syndical, il est aussi intéressant de conforter des syndicats radicaux, directement en prise sur les luttes, que d’intervenir dans les syndicats majoritaires, pour entraîner plus largement les personnels dans l’action en présentant une orientation et des propositions alternatives à celles des directions et pour les contrôler. Surtout si les militants qui font ces différents choix travaillent en réseau. Ce qui n’a rien à voir avec la caution apportée par les militants de la LCR aux bureaucraties en place, qui ne changera pas plus les choses qu’elle n’a été en mesure de le faire jusqu’ici. Mais il y a une autre façon d’empêcher les directions réformistes de brader les mobilisations, c’est la force et la représentativité des structures autonomes.

Comment l’auto-organisation des luttes a-t-elle évolué récemment ?

Je pense qu’elle va globalement en s’améliorant depuis 1989 ; sauf que le mouvement de la Seine-Saint-Denis, avec son fonctionnement démocratique et son efficacité, n’a pas été égalé – peut-être parce qu’il s’agissait d’un seul département. Les trois derniers mouvements dans l’Éducation nationale – la lutte des lycées professionnels de 2001, celles des surveillants en emploi-jeune cette année et la mobilisation du printemps 2003 – se sont dotés de plate formes et de structures autonomes bien représentatives de chaque lutte, ce qui représente un saut qualitatif important par rapport à 1995 et aux luttes contre les réformes libérales d’Allègre.

Les formes de cette auto-organisation ont peu varié : ce sont les assemblées générales de grévistes des établissement et des villes qui déterminent les formes du mouvement et ses revendications. Ces AG envoient des délégué-e-s mandaté-e-s au niveau du département ou du district. Et les départements envoient des délégué-e-s dans une coordination nationale. Les syndicats participant en général à ces différents niveaux, les AG peuvent donc voter des motions qui engagent les structures syndicales et elles peuvent aussi leur demander des comptes. Ce dispositif a bien marché dans le mouvement du printemps, mais ce qui a manqué, c’est d’avoir des délégations de grévistes présentes aux tables rondes ministérielles, ce qui aurait permis de se mettre d’accord sur les déclarations, notamment le 10 juin 2003 – comme cela avait été le cas pendant le mouvement de Seine-Saint-Denis, lorsque nous avons quitté l’audience au cours de laquelle Allègre avait annoncé qu’on avait gagné 3 000 postes.

Pourquoi cela n’a-t-il pas été possible cette fois-ci ?

Il faut savoir que la direction du SNES, dans son conseil national qui a précédé la première table ronde, le 10 juin, a refusé la présence, sous quelque forme que ce soit, de représentants des grévistes aux négociations avec le gouvernement. Les bureaucrates du SNES et de la FSU ne voulaient aucun contrôle des grévistes, ni sur les discussions ni sur leurs déclarations sur les « propositions » gouvernementales. (Maintenant qu’on connaît le contenu de ces déclarations, le rôle démobilisateur qu’elles ont joué et leur disproportion avec la réalité des « propositions », on comprend pourquoi.) Pour justifier la mise à l’écart de délégués du mouvement, la direction du SNES a argué de l’absence de représentativité de la coordination nationale, du fait de dysfonctionnements des structures démocratiques dont se sont dotés les grévistes. Il est amusant de voir remise en doute une « représentativité » que les directions syndicales ont été acculées à reconnaître dans la conduite de la lutte, du début du mouvement jusqu’à sa suspension avant les vacances. Le rapport de force était tel que les représentants syndicaux n’ont jamais osé dénoncer – et encore moins combattre – ces dysfonctionnements démocratiques que, personnellement, j’ai combattu parce que je les savais contre-productifs à terme pour la mobilisation. Comme, par exemple, le fait de penser que la démocratie c’est avoir le plus possible de personnes dans une AG, sans se soucier de la réalité des mandatements. La nécessité du mandatement devenant encore plus impérieuse au niveau national : pour donner envie aux département de participer sans craindre d’être noyés numériquement par la région où se tient la coordination nationale ; mais aussi et surtout pour permettre à la coordination d’être un interlocuteur reconnu par l’administration et par les syndicats. Dès le début du mouvement, je suis intervenu dans ce sens à différents niveaux, mais le fonctionnement par mandats a été adopté une semaine trop tard pour pouvoir coincer le SNES et la FSU…

Ce sont pourtant les coordinations qui ont suscité les initiatives avec les autres secteurs professionnels…

Oui. Et même quelquefois contre les habitudes des intersyndicales, qui optaient pour la spécificité de l’éducation, comme lorsque, dans une manifestation, nous avons organisé la jonction avec le secteur des banques et de l’équipement.

Un des points forts du mouvement engagé ce printemps, c’est en effet l’interprofessionnel. Depuis 1968, tous les mouvements de grève dans lesquels l’Éducation nationale était impliquée y étaient restés cantonnés au champ de l’éducation. À l’exception de Décembre 95, mais à l’époque les syndicats de l’éducation étaient out – la FSU s’est d’ailleurs plainte de ne pas avoir été invitée au sommet social et l’Éducation nationale, avec un premier degré bien mieux mobilisé que le second degré, est apparue à la remorque des secteurs confédérés. La CGT et FO ont veillé à ne pas perdre la maîtrise de ce mouvement, de son début (où ces confédérations ont joué un rôle essentiel) jusqu’à son pliage dans le sommet social, où ces organisations ont également joué un grand rôle dont on se serait passé : on paye actuellement la faute stratégique énorme d’avoir rentré les gaules sur un succès du seul secteur public… Au printemps 2003, il a bien fallu se rendre à l’évidence : l’Éducation nationale s’est trouvée en situation de jouer la locomotive du mouvement social. Ses personnels ont été à l’origine, sur les villes et les départements, de réunions regroupant différents secteurs du public comme du privé. Ce qui a permis des regroupements de cortèges interprofessionnels de villes et de départements dans les manifs régionales, ainsi que des manifs départementales interprofessionnelles. Même si les coups de frein de la CGT nationale, les ambiguïtés des unions départementales et locales n’ont pas permis de mettre en place de réelles coordinations interpro, qui jouent tout leur rôle dans le cadre d’une grève générale, les réseaux qui se sont mis en place sont à sauvegarder et à développer. Par exemple par des réunions régulières pour sortir les luttes du sectoriel et pour espérer mettre dans l’action le maximum d’unions locales et départementales.

Par ailleurs, vu la faiblesse de l’implantation des syndicats dans le secteur privé, des réunions à la base de travailleurs du public et du privé constituent la meilleure façon de contribuer à mobiliser le privé.

Quelles sont les perspectives ?

C’est difficile à prévoir exactement, après un mouvement aussi fort et aussi mal relayé par les syndicats représentatifs, mais qui n’a pas gagné – avec notamment les conséquences salariales que cela va avoir… Le mécontentement reste le même. Rien n’est réglé. On a relevé la tête, réappris la lutte, les réseaux sont en place. On va être un certain nombre à maintenir la mobilisation pendant les vacances, avec les intermittents du spectacle…

Un certain nombre de rendez-vous sont déjà pris : le Tour de France, le festival d’Avignon, le 14 juillet, les vingt ans de Jolie Môme à Saint-Amand, le Larzac 2003, la semaine de l’École émancipée, etc. Après, c’est aux AG de décider…

Tu cites la semaine de l’École émancipée dans les rendez-vous estivaux. Cela signifie-t-il que l’ÉÉ joue dans les mobilisations actuelles un rôle comparable à celui qui a été le sien en 1998 pour la grève de Seine-Saint-Denis ?

La situation n’est pas exactement la même, l’École émancipée a passé une période difficile où des militants de la LCR ont tenté de détruire la tendance ÉÉ, puis la revue, pour pouvoir tranquillement négocier leur place de bureaucrates dans la FSU, au titre de cette ÉÉ dont ils trahissent les principes.

Nous avons été aidé-e-s par d’un certain nombre d’organisations et de personnes qui ont constitué un comité de soutien à la revue et par la mobilisation des lecteurs et des lectrices, ainsi que des camarades de l’ÉÉ, dans leurs diversité : cette scission ne nous a fait perdre que des militants proches de la LCR, et encore pas tous…

Ceci dit, nous avons été très présents dans le mouvement du printemps, sur beaucoup de régions – bien plus que nos ex-camarades englués dans l’appareil de la FSU. Nous avons pu mesurer le grand avantage, pour la place et l’efficacité de l’ÉÉ dans les luttes sociales, de ne plus compter dans nos rangs des gens qui défendent la FSU quand elle est indéfendable et qui, au moment où nous étions tous et toutes mobilisés contre la décentralisation, la précarité et le plan Fillon, ont occupé leur temps à faire exclure nos élus nationaux à la FSU et à s’approprier le sigle École émancipée, qu’ils bafouent quotidiennement, par leurs pratiques de prise de contrôle comme par leur orientation à la remorque des directions syndicales.

Enfin, il n’y a désormais plus d’obstacle à ce que l’ÉÉ mette en place des réseaux intersyndicaux FSU, SUD, CNT, CGT, etc. L’École émancipée est présente dans tous ces syndicats et chacun peut mesurer l’intérêt que cela représente pour l’unité des luttes et du syndicalisme.

Tu expliquais au cours du premier entretien comment tu avais longtemps assumé différences étapes du travail militant, par exemple dès la sortie d’un tract ou d’une brochure. Est-ce encore le cas alors que les mouvements importants dans lesquels tu as été impliqué se sont densifiés ?

C’est toujours le cas. Et je continue d’être surpris par les méfaits du « taylorisme militant » : les camarades qui, dans de nombreuses structures, écrivent les tracts et qui ne les tirent pas, ni ne les diffusent ; les commissions « intellectuelles » appuyées sur des commissions « techniques ». Ces phénomènes participent de ce que j’appelle l’« archaïsme des structures syndicales et politiques », qui répercutent dans leur fonctionnement interne les rapports de domination : séparation des tâches de conception et d’exécution, hiérarchie des fonctions portée par une bureaucratie pyramidale et autoritaire, exploitation des personnels payés, etc.

Note du Concierge : Il est "picquant" que mutadis mutandis, il se soit produit la même prise de pouvoir qu'à l’École émancipée "où des militants de la LCR ont tenté de détruire la tendance ÉÉ, puis la revue, pour pouvoir tranquillement négocier leur place de bureaucrates dans la FSU, au titre de cette ÉÉ dont ils trahissent les principes" dans la revue (Agone) qui publia cet entretien, quelques années plus tard, et d'une certaine façon par les mêmes...