A l'heure de l'américanisation des mouvements sociaux (notamment à travers les politiques "sociales" "en banlieue" créant un marché des groupes cibles de "discriminés" essentialisés, les "mobilisations" médiatiques contre - sic - le changement climatique ou les revendications démocratiques dépolitisées visant à des changements de "Régimes"), il est peut-être (l'espoir fait vivre) bon de s'intéresser aux évolutions du marché de l'activisme structuré par les grandes fondations, l'Université et les ONG américaines au tournant des années 80.

Le Concierge

Extrait de Yves Dezalay, Bryan Garth, Droits de l'homme et philanthropie hégémonique, actes de la recherche en sciences sociales, n°121, 1998.

En dépit de leur taille, de leur ancienneté et de leur prestige, les fondations proches de l'establishment libéral n'échappent pas à cette restructuration du marché des idées. D'abord parce qu'elles sont mises en situation de concurrence par les médias qui se réservent le rôle d'arbitre entre policy specialists. Mais aussi parce que c'est tout le champ savant qui se trouve bouleversé par l'irruption de cette logique marchande. Comment pourrait-il en être autrement, dès lors que la multiplication des think tanks — et plus généralement la croissance spectaculaire de cette policy research industry - offrent aux universitaires la possibilité d'accélérer leur carrière et de multiplier leurs revenus - consultations, talk shows... s'ils acceptent de se plier aux règles de ce marché de la vulgarisation idéologique des productions savantes. Cette transformation de la stratégie et du mode de gestion des fondations savantes est indissociable de l'essor d'un « marché des idées » qu'elles ont contribué à créer, mais qui leur impose désormais sa propre logique.

La Fondation Ford s'adapte à ce nouveau contexte en devenant une sorte de banque d'affaires des nouveaux mouvements sociaux, à la pointe de l'activisme politique - féminisme, défense des minorités, environnement, droits de l'homme... Après les avoir parrainés, elle infléchit son rôle vers ce que l'on pourrait qualifier d' « ideological venture capitalism ». Il ne suffit plus de soutenir des projets en raison de leurs mérites intrinsèques, sans trop se soucier de leur rentabilité financière ; il faut préparer ces organisations à affronter la concurrence sur un marché idéologique où elles doivent conquérir leur autonomie. Au lieu de se considérer comme un correctif aux défauts du marché, la manne philanthropique doit désormais permettre à cette logique marchande de s'étendre à l'espace des pratiques militantes. L'évolution du profil social des dirigeants est un bon indice de cette évolution, car elle s'accompagne d'une transformation du mode d'exercice de l'autorité. Après la présidence de McGeorge Bundy (1966-1979), cet héritier de la grande bourgeoisie cosmopolite et savante, qui se pose en « champion of domestic social reform», avec un mélange d'arrogance et de paternalisme et sans trop se soucier d'équilibrer son budget, le nouveau dirigeant s'entoure d'experts en management, qui procèdent à un «dégraissage» brutal. Ce n'est pas seulement un autre style de management, c'est aussi un autre parcours de carrière.

schoolcreativeactivism.PNG Collections du Musée de l'Europe & de l'Afrique

Franklin Thomas est un Noir américain de Brooklyn, dont l'ascension sociale doit plus au talent et aux circonstances qu'à l'héritage familial. Jeune star du basket-ball dans les collèges de l'Ivy League, après quatre années dans l'US Airforce et un diplôme de droit à Columbia, il travaille dans des agences étatiques comme Housing, en tant que police attorney, avant de rentrer par la petite porte dans le monde des fondations : d'abord en sollicitant des aides pour une amicale sportive de la police, puis comme dirigeant (1967-1977) d'une petite fondation pour l'animation et la restauration d'un quartier de Brooklyn, en partie financée par la Fondation Ford. À partir de 1970, il est aussi invité à faire partie du board of directors de la City Bank par Wriston (un des principaux parrains de la contre-révolution conservatrice), qui le considère comme « the smartest man he ever met». A ce titre, il fut très directement impliqué dans la stratégie de la City Bank à l'égard de l'Afrique du Sud. En partie grâce à ses liens avec le monde des affaires (notamment aux boards de CBS, Aluminium Co., Cummins Engine. . .),

Thomas réussit à tripler les ressources de la Fondation Ford dont les endowments atteignent désormais 6,6 milliards de dollars. Elle dispose ainsi d'un budget annuel de plus de 300 millions de dollars, qui lui permettent de financer 1 778 grants (sur 33 600 proposals), gérés par 600 employés, regroupés dans 16 field offices. Ce qui en fait la plus importante des grandes fondations philanthropiques internationales.

La croissance est spectaculaire pour une organisation qui n'a démarré vraiment qu'après la guerre et n'a commencé à se lancer dans l'international qu'au milieu des années 1950. La réorientation de ses interventions est encore plus significative. Alors que dans les années 1960, c'était les grandes institutions universitaires, américaines ou étrangères, qui bénéficiaient de l'essentiel des financements, ce sont désormais les mouvements alternatifs qui sont prioritaires. « Cet impressionnant déplacement dans le financement des fondations, qui délaisse la recherche pour se consacrer aux mouvements de défense (advocacy groups) » s'inscrit dans la logique de cet espace-carrefour. Car, en effet, les professionnels de l'activisme s'inscrivent dans la lignée des action intellectuals et des learned gentlemen, qui étaient à la fois les promoteurs et les produits de la stratégie réformiste des fondations.

En inscrivant les fondations dans l'orbite du monde savant, cette stratégie a contribué à les autonomiser par rapport au pouvoir des familles de financiers qui les avaient instituées. Tout naturellement, pour évaluer les mérites des projets qui leur sont proposés, les gestionnaires de ces fondations se tournent vers les universitaires dont ils ont financé la formation ou les recherches. Et cette relation de symbiose fonctionne aussi dans l'autre sens. Pour financer ses projets d'expérimentation sociale, le monde universitaire fait appel à ces commanditaires d'autant plus prédisposés à la bienveillance qu'ils sont eux-mêmes issus de ce milieu.

Les nouvelles orientations des fondations de l'establishment sont ainsi le produit des aspirations libérales d'un monde universitaire dont elles avaient à la fois favorisé la croissance et stimulé l'intérêt pour les innovations en matière de technologies sociales de gouvernement. C'est ainsi qu'en faisant le bilan de ses dix-sept ans à la tête de la Fondation Ford, Thomas définit les fondations comme «le département recherches et développement de nos sociétés. (...) Le changement social est aux fondations ce que le profit est au monde de l'entreprise. (...) C'est à nous qu'il incombe de prendre des risques en lançant de nouvelles idées et en donnant tout notre appui aux personnes qui innovent» . hedgeactivism.PNG Collections du Musée de l'Europe & de l'Afrique

Ce goût pour l'innovation n'exclut pas un souci de rationalité dans la gestion financière. C'est même l'inverse, puisque ces organisations conçoivent explicitement leur rôle comme la structuration d'un marché de la philanthropie aussi performant que concurrentiel. Pour cela, elles n'hésitent pas à importer toutes les technologies du management financier, comme le prône un article au titre parfaitement explicite: «Virtuous capital: what foundations can learn from venture capitalists. » Cette rationalité managériale tient aussi à la gestion des fondations qui devient effectivement un métier, avec ses propres filières de formation et de promotion interne.

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NB : les illustrations sont totalement indépendantes de l'article