Il y a 20 ans : Sur les ruses de la raison impérialiste
Par Le concierge du Musée le jeudi 19 mai 2016, 01:26 - Bibliothèque - Lien permanent
Extrait de Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Actes de la recherche en sciences sociales, 1998 n°121, pp. 109-118
L'impérialisme culturel repose sur le pouvoir d'universaliser les particularismes liés à une tradition historique singulière en les faisant méconnaître comme tels. Ainsi, de même que, au xixe siècle, un certain nombre de questions dites philosophiques qui étaient débattues, dans toute l'Europe et au-delà, comme universelles, prenaient leur origine, comme l'a très bien montré Fritz Ringer, dans les particularités (et les conflits) historiques propres à l'univers singulier des universitaires allemands, de même aujourd'hui, nombre de topiques directement issus de confrontations intellectuelles liées à la particularité sociale de la société et des universités américaines se sont imposés, sous des formes en apparence déshistoricisées, à l'ensemble de la planète. Ces lieux communs au sens aristotélicien de notions ou de thèses avec lesquelles on argumente mais sur lesquelles on n'argumente pas, ou, en d'autres termes, ces présupposés de la discussion qui restent indiscutés, doivent une part de leur force de conviction au fait que, circulant de colloques universitaires en livres à succès, de revues demi-savantes en rapports d'experts, de bilans de commissions en couvertures de magazines, ils sont présents partout à la fois, de Berlin à Tokyo et de Milan à Mexico, et sont puissamment soutenus et relayés par ces lieux prétendument neutres que sont les organismes internationaux (tels l'OCDE ou la Commission européenne) et les centres d'études et de conseil en politiques publiques (comme l'Adam Smith Institute et la Fondation Saint-Simon)
La neutralisation du contexte historique qui résulte de la circulation internationale des textes et de l'oubli corrélatif des conditions historiques d'origine produit une universalisation apparente que vient redoubler le travail de « théorisation ». Sorte d'axiomatisation fictive bien faite pour produire l'illusion d'une genèse pure, le jeu des définitions préalables et des déductions visant à substituer l'apparence de la nécessité logique à la contingence des nécessités sociologiques déniées tend à occulter les racines historiques de tout un ensemble de questions et de notions que l'on dira philosophiques, sociologiques, historiques ou politiques, selon le champ d'accueil. Ainsi planétarisés, mondialisés, au sens strictement géographique, par le déracinement, en même temps que départicularisés par l'effet de fausse coupure que produit la conceptualisation, ces lieux communs de la grande vulgate planétaire que le ressassement médiatique transforme peu à peu en sens commun universel parviennent à faire oublier qu'ils ont pris leur origine dans les réalités complexes et controversées d'une société historique particulière, tacitement constituée en modèle et en mesure de toutes choses.
Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du «multiculturalisme », terme qui, en Europe, a surtout été utilisé pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu'aux États-Unis il renvoie aux séquelles pérennes de l'exclusion des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du «rêve américain», corrélative de l'accroissement généralisé des inégalités au cours des deux dernières décennies. Crise que le vocable « multiculturel » voile en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l'exprimant dans un registre ostensiblement «ethnique», alors qu'elle a pour enjeu principal, non pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l'accès aux instruments de reproduction des classes moyenne et supérieure - au premier rang desquels figure l'université — dans un contexte de désengagement massif et multiforme de l'État.
On voit en passant, à travers cet exemple, que, parmi les produits culturels diffusés à l'échelle planétaire, les plus insidieux ne sont pas les théories d'apparence systématique (comme la « fin de l'histoire » ou la « globalisation ») et les visions du monde philosophiques (ou se prétendant telles, comme le « postmodernisme »), somme toute faciles à repérer. Ce sont plutôt des termes isolés d'apparence technique, tels que la «flexibilité» (ou sa version britannique, l' « employabilité »), qui, du fait qu'ils condensent et véhiculent toute une philosophie de l'individu et de l'organisation sociale, sont bien faits pour fonctionner comme de véritables mots d'ordre politiques (en l'occurrence : le «moins d'État», le rétrécissement de la couverture sociale et l'acceptation de la généralisation de la précarité salariale comme une fatalité, voire un bienfait).
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Dans un domaine plus proche des réalités politiques, un débat comme celui de la «race» et de l'identité donne lieu à de semblables intrusions ethnocentriques. Une représentation historique, née du fait que la tradition américaine plaque la dichotomie entre Blancs et Noirs de manière arbitraire sur une réalité infiniment plus complexe, peut même s'imposer dans des pays où les principes de vision et de division, codifiés ou pratiques, des différences ethniques sont tout à fait différents et qui, comme le Brésil, étaient encore récemment tenus pour des contre-exemples au « modèle américain». Conduites par des Américains et des Latino- Américains formés aux États-Unis, la plupart des recherches récentes sur l'inégalité ethnoraciale au Brésil s'efforcent de prouver que, contrairement à l'image que les Brésiliens se font de leur nation, le pays des «trois tristes races» (indigènes, noirs descendant des esclaves, blancs issus de la colonisation et des vagues d'immigration européennes) n'est pas moins « raciste » que les autres et que les Brésiliens « blancs » n'ont rien à envier à leurs cousins nord-américains sur ce chapitre. Pire, le racismo mascarado à la brésilienne serait par définition plus pervers, puisque dissimulé et dénié. C'est ce que prétend, dans Orpheus and Power, le politologue afro-américain Michael Hanchard, qui, en appliquant les catégories raciales nord-américaines à la situation brésilienne, érige l'histoire particulière du Mouvement pour les droits civils en étalon universel de la lutte des groupes de couleur opprimés. Au lieu de considérer la constitution de l'ordre ethnoracial brésilien dans sa logique propre, ces recherches se contentent le plus souvent de remplacer en bloc le mythe national de la « démocratie raciale » (tel que l'exprime par exemple l'œuvre de Gilberto Freiré ), par le mythe selon lequel toutes les sociétés sont «racistes», y compris celles au sein desquelles les rapports « raciaux » semblent au premier abord moins distants et hostiles. D'outil analytique, le concept de racisme devient un simple instrument d'accusation ; sous couvert de science, c'est la logique du procès qui s'affirme (assurant les succès de librairie, à défaut du succès d'estime).
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