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Extrait

La grande épopée fut pourtant de courte durée. Les campeurs ont été évacués deux mois après leur installation. Hormis quelques groupes résiduels ici et là, animés par des militants chevronnés, le mouvement OWS s’est désagrégé. La tempête médiatique qui s’était engouffrée dans les tentes de Zuccotti Park est repartie souffler ailleurs. Faisons une pause et comparons le bilan d’OWS avec celui de son vilain jumeau, le Tea Party, et du renouveau de la droite ultraréactionnaire dont celui-ci est le fer de lance. Grâce à ces bénévoles de la surenchère, le Parti républicain est redevenu majoritaire à la Chambre des représentants ; dans les législatures d’Etat, il a pris six cents sièges aux démocrates. Le Tea Party a même réussi à propulser l’un des siens, M. Paul Ryan, à la candidature pour la vice-présidence des États-Unis.

La question à laquelle les thuriféraires d’OWS consacrent des cogitations passionnées est la suivante : quelle est la formule magique qui a permis au mouvement de rencontrer un tel succès ? Or c’est la question diamétralement inverse qu’ils devraient se poser : pourquoi un tel échec ? Comment les efforts les plus louables en sont-ils venus à s’embourber dans le marécage de la glose académique et des postures antihiérarchiques ?

Les choses avaient pourtant commencé très fort. Dès les premiers jours d’occupation de Zuccotti Park, la cause d’OWS était devenue incroyablement populaire. De fait, comme le souligne Todd Gitlin, jamais depuis les années 1930 un thème progressiste n’avait autant fédéré la société américaine que la détestation de Wall Street. Les témoignages de sympathie pleuvaient par milliers, les chèques de soutien aussi, les gens faisaient la queue pour donner des livres et de la nourriture aux campeurs. Des célébrités vinrent se montrer à Zuccotti et les médias commencèrent à couvrir l’occupation avec une attention qu’ils n’accordent pas souvent aux mouvements sociaux estampillés de gauche.

Mais les commentateurs ont interprété à tort le soutien à la cause d’OWS comme un soutien à ses modalités d’action. Les tentes plantées dans le parc, la préparation de la tambouille pour des légions de campeurs, la recherche sans fin du consensus, les affrontements avec la police… voilà, aux yeux des exégètes, ce qui a fait la force et la singularité d’OWS ; voilà ce que le public a soif de connaître.

Ce qui se tramait à Wall Street, pendant ce temps-là, a suscité un intérêt moins vif. Dans Occupying Wall Street, un recueil de textes rédigés par des écrivains ayant participé au mouvement, la question des prêts bancaires usuraires n’apparaît qu’à titre de citation dans la bouche d’un policier. Et n’espérez pas découvrir comment les militants de Zuccotti comptaient contrarier le pouvoir des banques. Non parce que ce serait mission impossible, mais parce que la manière dont la campagne d’OWS est présentée dans ces ouvrages donne l’impression qu’elle n’avait rien d’autre à proposer que la construction de « communautés » dans l’espace public et l’exemple donné au genre humain par le noble refus d’élire des porte-parole.

Culte de la participation

Malheureusement, un tel programme ne suffit pas. Bâtir une culture de lutte démocratique est certes utile pour les cercles militants, mais ce n’est qu’un point de départ. OWS n’est jamais allé plus loin ; il n’a pas déclenché une grève, ni bloqué un centre de recrutement, ni même occupé le bureau d’un doyen d’université. Pour ses militants, la culture horizontale représente le stade suprême de la lutte : « Le processus est le message », entonnaient en chœur les protestataires.

On pourra objecter que la question de présenter ou non des revendications fut âprement débattue par les militants lorsqu’ils occupaient effectivement quelque chose. Mais, pour qui feuillette tous ces ouvrages un an plus tard, ce débat paraît d’un autre monde. Presque aucun ne s’est hasardé à reconnaître que le refus de formuler des propositions a constitué une grave erreur tactique. Au contraire, Occupying Wall Street, le compte rendu quasi officiel de l’aventure, assimile toute velléité programmatique à un fétiche conçu pour maintenir le peuple dans l’aliénation de la hiérarchie et de la servilité. Hedges ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que « seules les élites dominantes et leurs relais médiatiques » exhortaient OWS à faire connaître ses demandes. Présenter des revendications serait admettre la légitimité de son adversaire, à savoir l’Etat américain et ses amis les banquiers. En somme, un mouvement de protestation qui ne formule aucune exigence serait le chef-d’œuvre ultime de la vertu démocratique…

D’où la contradiction fondamentale de cette campagne. De toute évidence, protester contre Wall Street en 2011 impliquait de protester aussi contre les tripatouillages financiers qui nous avaient précipités dans la grande récession ; contre le pouvoir politique qui avait sauvé les banques ; contre la pratique délirante des primes et des bonus qui avait métamorphosé les forces productives en tiroir-caisse pour les 1 % les plus riches. Toutes ces calamités tirent leur origine de la dérégulation et des baisses d’impôts — autrement dit, d’une philosophie de l’émancipation individuelle qui, au moins dans sa rhétorique, n’est pas contraire aux pratiques libertaires d’OWS.

Thomas Frank, janvier 2013

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