Le Revenu de Base Inconditionnel n'est pas une utopie, hélas !
Par Le concierge du Musée le samedi 28 mai 2016, 10:49 - Centre d'Economie du Bonheur - Lien permanent
En Suisse, 126 000 citoyens ont signé une initiative pour un revenu de base inconditionnel (RBI) dont le principe sera sujet à votation en 2016. Comme dans le cas de la loi El-Khomri en France, l'incapacité d'une partie de la gauche à penser la société en ses fondements par une approche matérialiste et mutualiste l'amène à cautionner des réformes libérales comme M. Jourdain faisait de la prose (Note du Concierge)
(...)
Bien sûr, deux formes très différentes du RBI existent, sa forme progressiste et sa forme régressive-libérale. Du côté progressiste, l’introduction d’un RBI généreux financé exclusivement par une augmentation de l’imposition des tranches supérieures du revenu et de l’imposition des bénéfices – avec un maintien des prestations sociales et services publics existants – est théoriquement défendable à gauche (même s’il existe d’autres raisons de s’y opposer). C’est la position du professeur Rossi.
Mais, sérieusement, si la gauche avait la capacité d’introduire par une votation une redistribution aussi radicale du revenu, elle aurait aussi déjà eu la force d’obtenir des salaires minimums à 4000 francs, l’égalité des salaires hommes-femmes, des crèches publiques partout, une assurance-maladie universelle, etc.
S’il s’agissait d’un sondage d’opinion, on pourrait répondre «oui» au RBI en partant de l’idée que c’est sa version progressiste qui est discutée. Mais une initiative fédérale n’est pas un sondage d’opinion. Et il existe une version socialement régressive, et libérale, du RBI. Elle consiste à le faire financer par les revenus des travailleurs et travailleuses salariés (et non par les profits du capital), par l’absorption des assurances sociales existantes, et par des taxes sur la consommation. Surprise! c’est le modèle défendu par les initiant-e-s.
Malgré l’insistance mise sur l’idée qu’on voterait sur un «principe», on ne peut ignorer ni le contexte politique (un parlement à forte majorité de droite) ni, surtout, les propos mêmes des initiant-e-s. Dans la brochure officielle d’explication du vote, les initiant-e-s du RBI ne présentent pas les différents modèles de financement possibles. Ils en proposent un seul: le modèle libéral et régressif socialement. Comme tout le monde ne lit pas cette brochure, je me permets de les citer:
«Le revenu de base n’est pas un revenu supplémentaire. Les entreprises versent une contribution dans la caisse du revenu de base et bénéficient de coûts salariaux inférieurs. C’est un jeu à somme nulle: d’une part, les salaires individuels sont partiellement remplacés par le revenu de base et, d’autre part, celui-ci se substitue à la majorité des prestations sociales et subsides. (...) Nous plaçons l’humain au centre de nos préoccupations pour forger un avenir libéral.»
Les conséquences du modèle régressif-libéral
Quelles seraient les conséquences de ce mode de financement du RBI?
Premièrement, il ferait reposer la solidarité principalement sur les travailleuses et travailleurs salariés, par ponction de la première tranche de leur salaire, redistribué par une caisse étatique sous forme de RBI. Il n’est pas question de ponctionner les profits – au contraire, les initiants disent que les entreprises bénéficieront de «coûts salariaux inférieurs».
Deuxièmement, comme revendiqué par ses partisans cités ci-dessus, le RBI remplace – et donc détruit – les assurances sociales existantes. Il remplace un modèle d’assurances sociales fondées sur des cotisations (une conquête collective de la lutte des classes, et une manière de contester le pouvoir des détenteurs du capital sur la production), par une charité étatique fondée sur l’impôt.
Troisièmement, il conduirait à un éclatement des conditions de travail. Aucune entreprise n’aurait plus intérêt à engager des travailleurs salariés en son sein, car ceux-ci nécessiteraient le versement de «salaires/contributions» mensuelles de 2500 francs supérieurs à des travailleurs «indépendants» qui toucheraient, eux, un RBI financé par la collectivité. Selon ce modèle, les entreprises auraient alors tout intérêt à externaliser au maximum leur force de travail. C’est exactement le modèle économique de Uber et des autres requins de l’économie soi-disant numérique et «collaborative». A cet égard, il n’est pas surprenant qu’au sein de la droite, les quelques soutiens que rencontre le RBI en Suisse viennent précisément du patronat actif dans les nouvelles technologies, comme Richard Eisler (Le Temps, 25 avril 2016), fondateur de l’ultralibérale plateforme «comparis» – artisane de la mise en concurrence généralisée du domaine de la santé.
C’est exactement de cela dont il est question quand les partisans du RBI nous disent qu’il va favoriser l’entrepreneuriat. Le RBI libéral n’assure évidemment pas un capital de base suffisant pour financer une activité économique indépendante. Au contraire, il crée les conditions dans lesquelles une externalisation et une flexibilisation généralisées des rapports de travail deviennent la norme. Les travailleurs salariés – au bénéfice des protections conquises par la lutte des classes depuis un siècle – sont transformés en auto-entrepreneurs et en pseudo-indépendants qui, nantis de leur RBI, perdent toute protection collective.
Bien sûr, la situation actuelle en Suisse est inacceptable: des inégalités croissantes, une distribution tatillonne de l’aide sociale, un contrôle et une stigmatisation de ses bénéficiaires, un marché du travail de plus en plus flexible, etc. Mon opposition au RBI, pour les raisons indiquées ci-dessus, ne signifie pas une opposition à la réforme du système social, allant vers plus de dignité et de liberté, et plus d’inconditionnalité. Et il ne signifie pas non plus que je me satisfasse de la situation actuelle sur le marché du travail. Mais le RBI, tel que proposé, ne résout malheureusement pas ces difficultés. Il les aggrave plutôt.
Défaite idéologique de la gauche
Ce qui me met en rogne dans cette campagne, c’est que sans le vouloir, et sans même lever le petit doigt, la droite a engrangé des points majestueux. Des centaines de militant-e-s de gauche ont répété pendant toute la campagne que le plein emploi était un horizon fini (condamnant donc les tentatives de réduire le temps de travail), que l’État social était purement paternaliste et intrusif (justifiant donc sa suppression), que les robots allaient remplacer le travail (niant donc la perpétuation de l’exploitation du travail humain) et surtout que l’AVS[1] et les assurances sociales seraient impossibles à financer (ce qui constitue justement l’argument favori de la droite – alors que l’AVS est l’assurance la plus solide et la plus sociale qui soit). Ces bêtises auront des conséquences, notamment pour la campagne AVS+.
Le RBI acte le défaitisme ambiant de la gauche. Au projet d’une grande transformation socialiste, elle oppose les petits matins de l’adaptation permanente à un ordre social qu’elle a renoncé à contester.
Lire l'intégralité du point de vue de Romain Felli, paru dans Le Courrier (Lausanne).
Notes
[1] Assurance Vieillesse et Survivants