En outre, ainsi réduit à son « essence commune », le « modèle social européen », bien que consacré par les grands textes européens[1], débouche sur l’idée qu’au-delà de cette « essence » la diversité des pratiques exclut définitivement toute harmonisation législative. C’est l’opinion exprimée, par exemple, par le vice-président de la Commission européenne, le social-démocrate allemand Günter Verheugen : « Chaque pays a ses traditions. Il est inutile d’essayer d’unifier nos systèmes sociaux. Dans chaque pays, on dépense à peu près la même chose en proportion dans le social, mais avec des méthodes différentes[2]. »

In fine, l’Union européenne a dégagé trois grands principes consensuels censés constituer le cœur de l’Europe sociale : le soutien au marché, qui crée le « cercle vertueux croissance et emplois », un « haut niveau de protection sociale » et le développement du « dialogue social ». Ce triptyque consacrerait à la fois la régulation de l’économie par le pouvoir politique et le rôle des interlo-cuteurs socioprofessionnels. Cependant, l’« essentialisme » de la démarche évacue la question des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs ; il nie le conflit qui traverse toute société à propos du partage et de la redistribution des ressources. Il suffit alors de s’en remettre à la bonne volonté de chacun et à des règles non contraignantes. La charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée en 1989, n’a ainsi pas de valeur obligatoire.

Au XIXe siècle, l’invention du social – pour reprendre l’heureuse formule de Jacques Donzelot[3] – face à l’hégémonie du capitalisme industriel résulte d’un choc violent entre deux sphères : la sphère politique, qui déclare les citoyens libres et égaux, et la sphère économique, qui transforme l’écrasante majorité de la population en esclave du bon vouloir patronal. Le droit social offre le moyen de corriger cette schizophrénie sociétale, inscrite au cœur du capitalisme, en produisant des instruments collectifs. Il s’agit de protéger l’idée même de société face au mythe dévastateur, consacré par le droit civil et le droit commercial, selon lequel tout acte serait le produit des seules « responsabilité et initiative individuelles », sans prendre en compte des inégalités et des rapports de forces. Par exemple, on ne saurait penser le contrat de travail comme un contrat entre individus égaux.

Le droit social naît de cette obligation de tenir compte du principe de réalité, que la sociologie balbutiante va contribuer à dévoiler. Sans la mise en place d’institutions compensatrices, la société se dissoudrait dans la barbarie du règne de quelques-uns sur tous. En outre, le développement du droit social implique nécessairement l’émergence d’un État social se concrétisant par la mise en place de services publics : il faut qu’une autorité publique produise et aide à produire sans cesse de la « société », c’est-à-dire des institutions libérées, plus ou moins fortement, des logiques de subordination de l’énergie humaine à la valorisation du capital (enseignement, santé publique, transports publics, etc.).

C’est pourquoi démocratie politique et démocratie sociale sont indissociables. Elles supposent l’établissement de contre-pouvoirs, de contre-institutions, de contre-pensées qui créent une autonomie d’action pour la puissance publique, dans le cadre d’un ordre public social transcendant le poids des intérêts particuliers (capitalistes, religieux, etc.).

Toutes ces « inventions » permettant un agir collectif ont été « neutralisées » ou démantelées, les unes après les autres, ces trente dernières années, par les injonctions politiques issues des nouveaux lieux de pouvoir transnationaux, c’est-à-dire « transdémocratiques », dont l’Union européenne constitue un des centres les plus actifs. Cette destruction a atteint un tel degré que l’Union peut annoncer que la prochaine étape de la « réforme » portera précisément sur ce qui amorça l’autonomie publique à l’égard du capitalisme : le droit du travail[4].

Ainsi, selon l’Agenda social 2005-2010 élaboré par M. José Manuel Barroso, « la Commission européenne se propose d’adopter un Livre vert sur l’évolution du droit du travail. (...) Dans ce Livre vert, la Commission analysera l’évolution actuelle des nouveaux modèles d’organisation du travail et le rôle du droit du travail lorsqu’il s’agit de faire face à ces évolutions en fournissant un environnement plus sûr qui favorise les transitions efficaces sur le marché du travail. Le débat qu’il ouvrira pourra conduire à proposer un éventail d’actions de modernisation et de simplification de règles actuelles ».

Dans la plupart des pays de l’Union, le démantèlement du droit du travail progresse inexorablement : dissolution de la notion d’« emploi convenable », facilitation des licenciements, ingérence des juridictions civiles ou commerciales dans les conflits du travail (notamment en ce qui concerne l’interdiction des piquets de grève), utilisation de plus en plus fréquente de dérogations aux principes généraux du droit du travail afin d’ouvrir le « choix » au retour de la responsabilité individuelle... Le travail redevient un objet asocial, non réglementé collectivement, soumis à la chimère de la liberté, et donc du risque, individuels.

La révision de la directive de 1993 sur le temps de travail est exemplaire de ce travail de grignotage systématique du droit du travail, chaque régression obtenue étant le prélude à une régression ultérieure. Cette directive fixe la durée de travail hebdomadaire maximale à 48 heures par semaine en moyenne sur 4 mois (heures supplémentaires incluses). En pratique, ce mode de calcul permet d’imposer 13 heures de travail par jour pendant 6 jours en alternance avec des périodes de 6 heures par jour pendant 3 jours, sans repos compensatoire autre que les 24 heures obligatoires par semaine[5]. Cette bombe dérégulatrice s’accompagne d’une charge nucléaire : elle autorise l’employeur et le travailleur à faire encore pire s’ils le décident d’un commun accord. On en revient ainsi à la primauté du contrat personnel sur la règle collective !

Le 22 septembre 2004, la Commission a proposé une révision de la directive sur le temps de travail. Loin d’illustrer la thèse des progrès à petits pas, ce projet met en lumière la mécanique européenne de « construction régressive ». En effet, au lieu de supprimer la possibilité de dérogation individuelle par accord mutuel, Bruxelles suggère simplement de l’encadrer par des conventions collectives. En outre, la proposition de la Commission accroît la durée légale de travail et la flexibilité en proposant que la moyenne hebdomadaire de 48 heures soit calculée sur une base de 12 mois, avec l’obligation de ne pas excéder 65 heures – sauf si une convention collective le permet. Pour les secteurs où il existe un « temps de garde », seules les périodes où la garde devient active seraient retenues comme temps de travail (et donc rémunérées et comptabilisées pour fixer durée de travail et repos). Après amendement du Parlement européen, serait abandonnée la possibilité de renoncement individuel à la durée maximale hebdomadaire (étendue à 55 heures comme durée possible, la moyenne sur 12 mois restant les 48 heures), dans un délai de 3 ans après l’entrée en vigueur de la directive, sauf si une loi ou une convention collective en disposait autrement. Subtil et explosif renversement : la règle collective nationale (loi ou contrat) permettrait de faire pire que la loi minimale européenne ! Ainsi le Royaume-Uni pourrait-il conserver son statut dérogatoire. Cette succession de légères corrections, présentées chaque fois comme des victoires, aboutit à l’élaboration d’un droit social de plus en plus flou, globalement régressif, et où de multiples dérogations empêchent de raisonner en termes de principes généraux communs.

« Purifier » l’activité humaine

A travers une autre façon de penser le droit et le pouvoir politique, l’ordre communautaire a transformé en profondeur le contenu de la politique sociale, neutralisant ses capacités de résistance et de production de référentiels non capitalistes ou anticapitalistes. Déjà, le traité de Rome, signé en 1957, enjoignait aux États français et italien de redécouvrir les vertus de la liberté du marché contre leur culture de l’intervention publique dans l’économie. En 1986, la relance de l’intégration économique par le projet de « grand marché intérieur » va renforcer l’idée de la primauté d’un ordre juridique supérieur – le droit de la libre concurrence – qui « purifie » l’activité humaine d’interventions malvenues. L’Acte unique réduit la norme sociale (créée par la loi ou le contrat) à la notion de « règles minimales » qui, de plus, ne doivent pas perturber l’activité des PME.

Les traités suivants vont poursuivre la subordination des règles sociales à l’ordre économique concurrentiel : elles peuvent lui être complémentaires, si elles contribuent au bon fonctionnement du marché intérieur, mais ne peuvent lui être contradictoires et encore moins antinomiques, sous peine de devenir des « entraves » à supprimer. En 1992, le traité de Maastricht met clairement la politique sociale au service de la compétitivité des entreprises. En 1993, le Livre blanc de la Commission présidée par M. Jacques Delors, intitulé Croissance, compétitivité, emploi, fait de la politique de l’emploi le vecteur de réformes profondes du marché du travail et des systèmes de sécurité sociale destinées à renforcer la compétitivité.

Entre-temps, le dialogue social, encouragé par le traité de Maastricht, développe une culture « déconflictualisée » des rapports sociaux : la culture du partenariat, dans laquelle la recherche de l’accord à tout prix prévaut sur son contenu[6]. En 1997, le traité d’Amsterdam accentue la vision « delorienne » du travail : promotion de l’adaptabilité, de l’employabilité, de la flexibilité et des logiques de « responsabilité individuelle ». La politique d’« augmentation du taux d’emploi » généralise cette dégradation : la société de « plein d’emplois précaires » se fait contre la société de « pleins salaires ». En outre, deux pactes intergouvernementaux (les pactes de « stabilité » et de « croissance et emploi ») renforcent la délégitimation, déjà amorcée par le traité de Maastricht, des instruments de politique publique : haro sur la fiscalité directe, les cotisations sociales, la politique budgétaire, le pouvoir d’intervention publique sur la création de monnaie…

En décembre 2000, la charte des droits fondamentaux, reprise en 2004 par le traité constitutionnel, limite le droit social à l’exercice de la « solidarité ». Elle impose le mythe libéral de la « liberté du travail » (le droit de travailler) et rend aléatoires l’ensemble des droits de rémunération. Le salaire, exclu des compétences communautaires, est ignoré ; les prestations sociales ne sont pas garanties comme droit à ressources.

En 2000, la « stratégie de Lisbonne »[7], adoptée lors d’un Conseil européen tenu dans la capitale portugaise, soumet les autres dimensions du social (enseignement, retraites, etc.) à la recherche de la plus haute compétitivité : elle les conçoit comme facteurs de production et, de façon subalterne, comme outils d’inclusion sociale. Se généralisent aussi les « méthodes ouvertes de coordination » destinées à faire converger les politiques sociales nationales : elles sortent le social du domaine législatif et déconnectent les « acquis » de leur histoire conflictuelle. La législation sociale européenne se réduit, dès lors, à peu de chose, alors que celle organisant la libre circulation des capitaux, des services et des marchandises ne cesse de s’étoffer. Or la réglementation économique influe nécessairement sur le contenu des politiques sociales. En 2004, le projet de traité constitutionnel entérine l’ensemble de ces évolutions et les insère dans un cadre politique encore obscurci par le rejet des principes démocratiques (pas de séparation des pouvoirs, pas de distinction claire entre les pouvoirs réglementaires et le législatif, etc.).

Cette lente dégradation a été rendue possible parce qu’une partie de la gauche européenne a choisi de valoriser le social comme un élément permettant d’« améliorer l’économie européenne », croyant ainsi le rendre crédible et indispensable. Cette option revient à tenter de concilier l’eau et le feu (les droits sociaux et la compétitivité des entreprises). Elle a permis à la Confédération européenne des syndicats (CES) d’accéder à un degré de reconnaissance politique élevé : ainsi, depuis 2000, les sommets sociaux tripartites[8] de printemps permettent une concertation directe entre le conseil de l’Union européenne (conseil des ministres), la Commission et les « partenaires sociaux ». Leur objectif est d’« assurer une participation efficace des partenaires sociaux à la mise en œuvre des politiques économiques et sociales de l’Union ».

La stratégie du « modèle social européen » a profondément transformé non pas le libéralisme économique ni l’ordre politique non démocratique instauré par l’Union, mais le social et l’autorité publique. La politique sociale de l’Union est ainsi devenue un outil de destruction des institutions de l’État social et des services publics, et met en péril l’idée même de société.

Corinne Gobin

Directrice du Groupe de recherche sur les acteurs internationaux et leurs discours (GRAID), Institut de sociologie, Bruxelles.

Paru dans Le Monde Diplomatique, Octobre 2005.

Notes

[1] L’Agenda social pour 2005-2010 présenté par la Commission Barroso en février 2005 mobilise trois fois cette expression dans un texte de douze pages.

[2] Le Monde, 2 septembre 2005

[3] Jacques Donzelot, L’Invention du social, Fayard, Paris, 1994.

[4] Agenda social 2005-2010, COM (2005) 33 final, 9 février 2005, p. 7, Bruxelles

[5] Laurent Vogel, « Les surprises de la directive communautaire concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail », L’Année sociale, Bruxelles, 1996.

[6] Lire « La démocratie, le syndicalisme et la gouvernance de l’Union européenne : la mémoire du conflit démocratique en péril ? », dans Maximos Aligisakis, L’Europe et la Mémoire. Une liaison dangereuse ?, Institut européen de l’université de Genève, 2005.

[7] Lire Bernard Cassen, « A Lisbonne, en mars 2000, naissance de l’Europe SA », Manière de voir, no 61, « L'euro sans l’Europe », janvier-février 2002.

[8] Les serveurs de l'UE ayant changé de noms de domaine depuis la publication de cet article, nous n'avons pas pu retrouver le document donné en lien. Au passage, ce changement de domaine sans redirection qui a créé sans doute des milliers ou des millions de liens morts est assez typique de la conception de l'accès à l'information, fort orwellienne, de l'UE. On peut éventuellement se référer à un document plus récent.