"Faire main basse sur la cause incontestable afin de mieux occuper la position de la supériorité morale incontestable"
Par Le concierge du Musée le mardi 20 novembre 2018, 00:20 - Expositions - Lien permanent
Suite à un article publié sur son blog Appels sans suite (2), consacré à l'Appel « Manifeste pour l’accueil des migrants » publié simultanément par Mediapart, Regards et Politis, Frédéric Lordon a reçu une volée de bois vert... moustachue ou non (évaluée à 6%). Il répond dans une interview à Ballast (Le Concierge)
Des lecteurs ont pu être choqués par votre texte, estimant que, la cause étant juste, ce « Manifeste », fût-il imparfait, allait toutefois dans la bonne direction…
Oui. Je sais bien que « l’urgence » permet de faire passer ce qu’on veut en contrebande, mais tout de même. Normalement on devrait faire attention à ce qu’on signe et avec qui on signe. Mon texte rappelle que les trois médias initiateurs ont œuvré, sans doute à des degrés divers, à défaire la seule force politique de gauche qui, quoi qu’on en pense, était en position de faire obstacle à Macron en 2017. L’un d’eux, Mediapart, a été spécialement actif dans cette entreprise. Mais il faudrait instruire le cas avec une grande précision. En commençant par ces tribunes grandiloquentes, s’enveloppant dans l’Allemagne des années 1930, pour fustiger, par analogies aussi grossières historiographiquement qu’ineptes politiquement, toute stratégie s’opposant à un PS en ruine, stratégie coupable d’ouvrir la voie à l’extrême-droite — Mélenchon étant l’équivalent fonctionnel du KPD (Parti communiste d’Allemagne), dont le refus de s’allier au SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne) aurait mis Hitler à la Chancellerie. Et tout ça pour tenter de sauver Benoît-6%-Hamon, en faveur de qui Mélenchon était sommé de se retirer séance tenante. On ne se souvient pas d’avoir entendu aucun appel symétrique lorsque l’infortuné socialiste était aux fraises et que, pour le coup, son apport de voix à lui aurait pu écarter Le Pen du second tour — mais la lutte contre le FN a de ces géométries variables que la géométrie ignore. En revanche, on se souvient de ces grands entretiens énamourés accordés au candidat Macron par Mediapart dès avant le premier tour, pour ne pas même parler de celui de l’entre-deux tours, conclu tout en œillades et en sourires complices. Il faut rappeler tout ça face à des gens dont le pli du déni est comme une seconde nature et qui, jusqu’au bout, rejetteront l’évidence qu’on leur met sous les yeux, l’évidence de leurs faits et de leurs gestes. Des esprits malicieux avaient à l’époque donné le nom de balladuro-trotskysme — car, oui, tout ça vient de loin — à cette posture qui consiste à feindre de monter sur la barricade pendant quatre ans et demi, pour retomber dans la tambouille social-libérale six mois avant l’élection, et prendre un air tantôt raisonnablement enthousiaste tantôt sincèrement désolé pour expliquer qu’il faut voter Royal, Hollande ou Macron. Et donc cette fois Macron.
Car voilà le nœud de l’affaire : cet appel si plein d’humanité en faveur des migrants a été initié par des gens dont certains, de fait ou d’intention, ont contribué dès avant le premier tour à porter Macron au pouvoir, c’est-à-dire à installer une politique anti-migrants à peu près aussi dégueulasse que celle de Salvini, et puis à pousser les feux du néolibéralisme comme jamais, c’est-à-dire la cause même qui approfondit le désespoir matériel des classes populaires et leurs errements imaginaires, splendide résultat. Il faut tout de même mesurer l’énormité de cette histoire : pas un mot dans l’appel pour nommer Macron, pour dire ce qu’est sa politique, pour dire la criminalisation de l’aide aux migrants — ce ne sont pas les chaisières qu’on traîne en justice —, pour rappeler que, sous sa responsabilité, la police lacère les toiles de tente, gaze les occupants, jette les chaussures, détruit les duvets, bref, se vautre dans une ignominie proprement inimaginable, et pour tout dire fascistoïde. Je ne sais pas si tous les signataires ont bien eu ces éléments présents à l’esprit, et si ça n’a pas été le cas, il faudrait leur demander ce que ça leur fait d’en prendre conscience, et si « l’urgence » commandait aussi impérieusement de mettre tout ça de côté. Cyran, d’ordinaire très attaché à tenir son rang dans les compétitions de radicalité, concède à la rigueur qu’il y a bien dans les signataires « quelques mous du genou ». Il dit « signataires » pour ne pas dire « initiateurs ». Je trouve surtout que c’est son critère du « mou du genou » qui est devenu étonnamment mou du genou.
Je dois ajouter pour finir que l’une des choses qui me révulse le plus au monde, ce sont ces entreprises d’auto-blanchiment symbolique, de retournement de veste en loucedé et d’effacement des traces pour se croire propre comme un sou neuf, et puis faire main basse sur la cause incontestable afin de mieux occuper la position de la supériorité morale incontestable. Eh bien non. On n’est pas obligé de passer tous ses faux en écriture à la duplicité. Or la duplicité, c’est la mauvaise foi caparaçonnée dans la bonne — par exemple prendre sincèrement fait et cause pour les migrants, mais depuis une position politique plus que douteuse, au regard même du « fait et cause » —, structure qui, du reste, rend impossible toute discussion, par la force des choses, puisque le mur du déni est infranchissable. Si l’on ajoute à ça le lourd soupçon que cette splendide initiative n’est peut-être pas sans rapport avec le lancement façon Ariane 5 de la candidature Glucksmann, cette opportune reconstitution de la gauche-PS sans le PS, oui, ça commençait à faire beaucoup.