On m’a demandé d’intervenir sur la question de la crise mondiale et dans l’avion j’ai lu le Wall Street Journal qui nous informe qu’en 2009 les «Banques renouent avec le profit». En gros pour le secteur bancaire, la crise est terminée. Le seul bémol est qu’ils n’osent pas trop le dire, c’est encore dans ce journal, «de peur des réactions populaires». Tout est dit finalement. L’une des originalités de cette crise est qu’elle a frappé les riches. Et quand les riches sont en crise, ils ont les moyens de se faire entendre. C’est la différence avec les pauvres qui, eux, sont en crise tout le temps mais n’ont pas ces moyens. Il faut une étudiante en sociologie de l’Université de Ouagadougou qui a fait sa maitrise sur «les conséquences de la crise climatique sur l’artisanat féminin dans des villages burkinabè», un travail très intéressant, pour être informé d’une crise qui ne sera pas discutée au G20. Sans doute pas non plus au Forum Mondial, si personne ne fait ce qu’il faut pour cela. Or, c’est une crise comme une autre.

(Ce texte est la synthèse abrégée de deux interventions données à Bamako et à Ouagadougou en 2009 aux “colloques des Sans-Voix” en soutien aux luttes locales)

Il est intéressant de se pencher sur le passé et j’ai trouvé par hasard un bulletin de la chambre de commerce belge à Istanbul de 1932 qui incitait à investir dans la publicité :”Pourquoi faire de la publicité, pourquoi dépenser de l’argent dans ce temps de crise générale? Pour le regagner au centuple demain”. C’est exactement ce que font les banques et les milieux d’affaire aujourd’hui, pas du tout pour régler les problèmes des populations générés par leur crise... Dans cette affaire, des millions d’Américains moyens, et - on ne le dit pas assez, une majorité de ménages noirs, souvent salariés, qui ont été exploités comme un gisement minier par les courtiers en subprimes parce qu’ils étaient exclus des prêts au logement classiques par le système bancaire américain - ont perdu leurs maisons (En Belgique, la banque Delta Lloyd vient d’annoncer qu’elle allait fermer les compte de ses clients ne disposant pas de 70 000 € d’épargne, les dirigeant vers le «phone banking», le genre de services avec lequel les banques fusionnant avec les multinationales des télécoms entendent aussi faire les poches du dernier habitant de la planète sous couvert de micro-épargne/finance/assurance.) Les maisons sont vides et les gens sont dans la rue. Cela veut dire que le règlement de la crise, en l’occurrence la crise du logement, n’est pas du tout l’objectif qui est recherché, c’est la crise des profits qui est importante à régler. Une partie de la classe des riches est ainsi en mesure d’imposer à l’ensemble de la population de la planète ses propres intérêts. Après avoir imposé la déréglementation financière aux États, s’enrichissant dans des proportions colossales tandis qu’elle appauvrissait l’ensemble de la population, cette classe a fait péter la banque comme au casino et a eu la possibilité de mettre un revolver sur la tempe des États pour qu’ils garantissent leurs dettes et fournissent de l’argent frais à profusion (immédiatement utilisé pour spéculer à crédit, y compris en Afrique, sur le foncier et les denrées alimentaires, mais aussi... contre les États qui les avaient renfloués aujourd’hui victimes du syndrome de Stockholm). Et la dette de l’Europe est aujourd’hui aussi artificielle et illégitime que la dette de l’Afrique. Avec les mêmes conséquences - ironie de l’Histoire! - FMI, ajustement structurel.

Revenons encore dans le passé. J’ai trouvé à la bibliothèque universitaire de Ouagadougou, une excellente thèse intitulée “La crise économique de 1929 en Haute-Volta” (Université de Nice, 1988.) C’était un peu émouvant parce que l’auteur, Pierre Picabia, explique très sobrement les difficultés qu’il a eues dans son travail de thèse, rédigé dans la pauvreté. Je ne pense pas que je puisse très bien mesurer ce que c’est d’être un étudiant africain pauvre à l’Université de Nice... Il est quand même arrivé au bout de ce travail qui est extrêmement intéressant. Il montre d’abord que le discours sur la crise est monopolisé par d’un côté l’administration coloniale et de l’autre par les maisons de commerce. Tandis que la masse des dominés colonisés, des paysans et des ouvriers agricoles est sans voix. On peut faire le parallèle avec les États-Unis à la même époque: dans les journaux on n’y parle pas du problème du chômage avant 1932, et c’est l’occupation des bureaux de bienfaisance par les mouvements de chômeurs qui déclenchera enfin, sous la pression de ces mouvements populaires, le vote d’un système d’aide fédéral. Picabia note :“de même qu’en temps de crise les plus petits sont les plus sacrifiés et exposés, il ne faudra pas non plus attacher d’importance outre mesure aux solutions de rechange sinon qu’elles visent à consolider les superstructures en place, piliers du système. En gros, c’est de réformes qu’il s’agira... C’est dire aussi que la crise n’aura été qu’un lent processus d’intégration du paysan et de l’ouvrier dans le développement du système capitaliste en Haute-Volta.” En effet, suite à la crise, la Haute-Volta fut déclarée en faillite comme un simple établissement commercial et elle a temporairement disparu, répartie entre la Côte d’Ivoire, le Sénégal et l’actuel Mali. Cet exemple suggère que tous ceux qui nous disent aujourd’hui que la crise du capitalisme annonce la fin du capitalisme en seront peut-être encore pour leurs frais, puisqu’on voit que dans ce cas historique, la crise a permis de remplacer un système d’exploitation qui ne marchait pas par un modèle qui marche. Et donc, cela doit nous faire réfléchir au sujet de toutes les “solutions” qui vont être proposées, notamment pour l’Afrique, qui sont le fait bien évidemment des milieux dominants d’affaire et visent à extraire des profits de l’Afrique dans une période de crise. Si vous lisez la presse économique spécialisée, depuis plusieurs années, on y décrit le continent comme le dernier eldorado du profit. Les lobbies patronaux planifient déjà leur “stratégie pour le développement” (de leurs profits) pour les 50 prochaines années. Ils ont créé leurs propres ONG pour s’asseoir à la table des Nations-Unies, par exemple le World Business Council for Sustainable Development, et sont passés maîtres dans l’OPA sur les mouvements progressistes à travers des chevaux de Troie comme le développement durable ou la micro-finance (déjà largement titrisée comme l’étaient les subprimes, ce qui ne l’empêche pas d’être portée aux nues comme “solution miracle” y compris par certains altermondialistes).

Revenons à Pierre Picabia. Au sujet des petits paysans, il note : “en tant qu’élément moteur de la production, le paysan est à tout égard le porteur du fardeau de la crise. Toutes charges lui sont imputables. Retracer la vie quotidienne du paysan voltaïque pendant la crise, c’est élever le débat mais aussi prendre fait et cause pour ses aspirations et leur donner une signification. En quoi nous rendons justice à un des aspects très souvent oublié, sinon négligé dans les recherches, soit par solution de facilité, soit par simple occultation.” Un autre étudiant burkinabè a travaillé sur une autre crise, celle consécutive à la dévaluation par la France du CFA. Il s’est intéressé à l’évolution qui s’en est suivie des dépenses des ménages dans la ville de Ouagadougou. C’est un travail qu’il a fait avec de petits moyens, en administrant un questionnaire à 80 personnes, mais il n’oublie pas lui non plus pourquoi il travaille. Il ne travaille pas pour proposer une solution et devenir un expert au service de la prochaine réforme du capitalisme et il note dans sa conclusion: «mais derrière la froideur des statistiques et l’espèce d’accoutumance qui semble s’y faire, c’est un véritable désastre humain qui est vécu par certaines populations. Avec son lot d’épisodes parfois insoutenables, comme celui de ce père de famille qui s’est pendu haut et cours dans le mois de mars 2001, dans une de nos provinces, pour ne pas assister impuissant à l’extermination de sa famille par la famine.” Voilà des choses qui sont dans les mémoires soutenus à l’Institut de sociologie de Ouagadougou et qui sont de véritables paroles de sans-voix. Un institut très pauvre en livres, mais très riche en travaux.

Dans un tel monde, comment espérer éviter les conséquences annoncées pour l’Afrique du réchauffement climatique ? Annoncées ? On voit bien que c’est un Européen pas trop touché qui parle. Si je sors de Ouagadougou ou de Bamako, je suis sûr qu’on me dira que cette crise, comme dans le cas des potières Burkinabè, est là depuis longtemps. Et si d’aventure on me “consultait”, moyennant titres et prébendes, ce qui ne risque pas d’arriver, sur un certain nombre de ces questions, il y a de fortes chances que j’aurais peut-être un peu tendance à les oublier, les potières burkinabè... Selon le PNUD, “90% de la paysannerie africaine ne pourra plus rien cultiver à l’horizon 2100”. 22 États africains sont considérés en risque extrême alors que le plus gros pollueur mondial, les États-Unis, 50% des émissions de gaz à effets de serre, est tout en bas des pays à risque du point de vue du réchauffement climatique. Il est donc évident que cet État et quelques autres ne vont rien faire ou faire le moins possible pour y changer quelque chose et vont même y trouver des opportunités de profit à travers l’extension du capitalisme à de nouveaux territoires, géographiques et sociaux. Donc, comme disent les paysans rwandais, “si nous ne nous débrouillons pas nous-mêmes en nous réunissant. C’est fini.” Alors je crois que ça introduit bien à la question “pourquoi les mouvements sociaux sont-ils nécessaires?” et cela quels que soient les changements politiques que nous espérons pouvoir vivre.

Les mouvements sociaux, ce sont des mouvements de lutte, c’est à dire que quand ils sont confrontés à un problème de logement par exemple, de gens qui n’ont pas de toit, et bien leur objectif est que ces gens en aient un. Et que ce qu’on ne leur donne pas, ils le prendront. Quitte à occuper les maisons vides etc. Ils ne vont pas dire comme les bien-pensants décorés de toutes les vertus et des connaissances progressistes et alternatives “oh comme c’est regrettable, mais malheureusement on n’y peut rien dans l’immédiat à votre cas particulier.” Non, parce que si on se bat, on y peut plus qu’un peu, et dans ces combats qui sont porteurs de solutions nées de la connaissance du terrain, tous les soutiens, si rares, seraient les bienvenus. Mais je pense que pour le vouloir, pour vouloir qu’un certain nombre de personnes concrètes ne soient pas déguerpies ou trouvent un toit, il faut peut-être avoir été déguerpi soi-même. Comme le dit Koné Massa de l’Union des Démuni(e)s du Mali :“la différence, c’est que nous sommes des victimes.” Ce qui est très différent de ceux qui, d’une certaine façon, mangent grâce au “problème du logement” et aux crises en général, autrement dit ceux qui “ont le papier” ou aujourd’hui internet.

C’est un peu le problème de la petite-bourgeoisie intellectuelle et je m’inclus bien sûr dedans en tant que diplômé chômeur. Mais à partir du moment où les classes moyennes sont menacées par la rapacité capitaliste, des alliances sont possibles avec les mouvements de base. Encore faut-il accepter quelques spécificités de ces mouvements. Dans un livre paru en 1978, “Les mouvements de pauvres, pourquoi ils gagnent, comment ils échouent”, deux sociologues, Frances Piven et Richard Cloward s’interrogeaient sur le manque de soutien des intellectuels de gauche aux mouvements de pauvres. «Les gens ne vivent pas l’expérience de la dépossession, écrivaient-ils, comme le produit final de processus abstraits et à grande échelle et c’est l’expérience quotidienne qui dirige leur colère vers des revendications spécifiques et des cibles qui ne le sont pas moins.... Ils ne la vivent pas comme une expérience du capitalisme monopolistique. Il ne faut donc pas s’étonner que quand les pauvres se rebellent, ils le fassent si souvent contre leurs contre-maitres, leurs marchands de sommeil, leurs épiciers et non pas contre les banques ou les élites gouvernantes auxquels ces derniers sont soumis.” Les intellectuels leur reprochent donc d’attaquer les mauvaises cibles. “Soutenir les luttes locales, ce serait du saupoudrage, ce que veulent les gens, c’est une perspective politique” a-t-on ainsi entendu à Bamako lorsque s’est posée la question du financement des caravanes de “sans” en route vers le FSM... Quelques années plus tôt, à Nairobi, ce point de vue sur les mouvements de base qui protestaient contre un FSM bien peu inclusif s’exprimait ainsi dans la bouche d’un universitaire kenyan :“Ce sont des idéologues, nous sommes rationnels.” Pourtant en période de crise, ces mouvements ont prouvé qu’ils pouvaient faire advenir des avancées à portée universelle. C’est ainsi que ce sont largement des familles maliennes qui, en campant sur les trottoirs de Paris dans des conditions extrêmement difficiles, et avec y compris le retentissement international que ça a eu, ont conduit à l’inscription dans la Constitution française d’un “Droit au logement opposable” qu’il reste à faire appliquer. Car comme le notent nos auteurs, l’une des stratégies des pouvoirs consiste bien souvent à mettre en place des programmes qui font semblant de répondre aux besoins des pauvres pour les priver de leurs soutiens dans les classes moyennes intellectuelles. Et il ne faut pas non que les jeunes intellectuels contestataires reproduisent le système en se mettant à la place des experts qui les ont précédés pour faire exactement la même chose, voire pire, en apportant la couleur progressiste acquise au contact des luttes, au service de la domination (c’est ce qui s’est passé après 1968 en France, mais aussi dans une certaine mesure après les Indépendances.) Nous qui avons «le papier», comme celui qui a retranscrit ces propos de paysans rwandais qui sont «le cul du monde», des propos qui sont vraiment la voix des sans, nous devons tenir le stylo et la caméra, être les porte-plumes et les porte-voix, comme au temps des cahiers de doléances, chercher toutes les voix et en faire quelque chose qui crie suffisamment fort pour qu’enfin ça s’arrête...

Mais ce n’est pas nous qui pourrons crier suffisamment fort et, quelque part, ce n’est pas tout à fait nous qui avons intérêt à ce que ça s’arrête..

Le Concierge