L’opposition « modernisme » vs. « archaïsme » ou « obscurantisme », moyen de départager le légitime de l’illégitime, présente aussi l’avantage d’occulter les contradictions sociales. La nouvelle élite gouvernementale n’est plus fabriquée par la filière scolaire franco-arabe du collège Sadiki, mais comme le relève Layla Dakhli, par des passages par les multinationales ou les institutions internationales qui les prédisposent à mieux intégrer les exigences de l’extraversion que les ressorts du développement régional. Même les nouveaux venus issus d’Ennahda, dans leur quête de reconnaissance, s’évertuent à s’inscrire dans ce modèle et ont oublié que c’est la destruction sociale et culturelle de la société traditionnelle, exclue des sphères du pouvoir, qui a porté historiquement leur mouvement.

La décentralisation politique mise en œuvre depuis le printemps 2018 ne suffira pas à recentrer l’attention des politiques publiques sur la valorisation du potentiel régional si elle n’est pas adossée à une nouvelle conception du mode d’insertion dans l’économie internationale, du rôle économique des territoires, à une redéfinition du modèle de production agricole qui permette aux zones rurales de se développer avec leur propre capital et d’alléger la dépendance alimentaire du pays, à l’ouverture des possibilités d’investissement pour de nouvelles élites économiques, à la création de nouveaux cadres économiques et juridiques pour valoriser des potentiels locaux…

Aucun de ces grands chantiers politiques n’est ouvert. Or, sans une forte régulation politique, l’extraversion ne peut que continuer à produire ce qu’elle a toujours produit : la captation des bénéfices par les élites du littoral qui cumulent les avantages des positions de pouvoir économique et politique et des disparités régionales irréparables et explosives. La probable conclusion en 2019 ou en 2020 d’un Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne va institutionnaliser encore davantage l’extraversion de l’économie. Or même les négociateurs européens déplorent l’absence de vision stratégique de leurs homologues tunisiens, sur les produits sensibles qu’ils souhaitent protéger, sur les modalités et les temps d’adaptation des secteurs exposés…

Dans une Tunisie surexposée depuis 2011 aux injonctions extérieures, aux interventions plus ou moins bien intentionnées dans leurs débats internes, où les politiques semblent devoir davantage leur légitimité de leurs soutiens extérieurs que des électeurs, la souveraineté s’annonce comme le prochain thème mobilisateur. Mais pour protéger quoi au juste ? Un État au service des rentiers et les avantages relatifs dans l’allocation des ressources publiques dont bénéficient les Tunisiens intégrés ? Ou pour oser une vraie rupture de paradigme ? Une révolution sociale.

Lire l'article de Thierry Brésillon paru sur le site Orient XXI