L'Autre des milieux intellectuels, artistiques et culturels
Par Le concierge du Musée le jeudi 27 décembre 2018, 16:49 - La chute d'Icare - Lien permanent
"En France et particulièrement dans ces milieux, on souffre d’une incapacité à s’affronter aux expériences des autres pays, c’est-à-dire qu’on les visite, explore, les échanges artistiques et culturels vont bon train, on est content d’appartenir à ce vaste ensemble Union Européenne (même si bizarrement les échanges avec les pays orientaux de cet ensemble restent relativement modestes par rapport à ceux avec le vaste monde), il ne s’agit pas d’une méconnaissance mais d’un préjugé selon lequel notre pays n’a rien à voir avec les situations grecques, italiennes, espagnoles, pas plus qu’avec les printemps arabes, que notre expérience propre est radicalement hétérogène, franco-française. Autrement dit, nos problèmes n’auraient pas les mêmes causes. Ce que me fait penser que le mauvais nationalisme (l’exception qu’on incarnerait par notre caractère, Histoire, système national) se niche parfois dans les intentions de gauche les plus raffinées."
Si on en juge par ce clip, rien n'est perdu et on le verra sans doute dans les prochaines semaines... (cliquer sur l'image)
Qu’aucune analyse critique ne provienne de ces milieux artistiques et culturels pour faire voir ce que fait réellement l’Union européenne, cela me laisse interloquée. Bien souvent, dès 2012, lorsque j’habitais encore en France, j’ai tenté d’ouvrir ce chapitre avec des amis ayant des responsabilités culturelles, et chaque fois, j’avais l’impression qu’on me regardait comme un suspect. Je ne communiais pas dans les appels à plus d’Europe. J’avais beau dire que c’était là la reconstitution d’un empire, qu’un empire pouvait bien avoir une assemblée parlementaire avec quelques pouvoirs, un empire sait corrompre, régime impérial veut dire corruption, favoritisme, baronnies, mépris des peuples, fabrication de fortunes – je parlais une autre langue. Tout de même, dans ces milieux, on peut reprendre des livres d’Histoire, tenter d’étudier la question sans paraphraser les hommes politiques… Une sorte de fatalisme ? Mais alors, si fatalisme il y a, quelle création reste-t-elle possible ? La création est toujours un geste de soulèvement, un geste critique se soulevant contre les formes convenues. A vrai dire, pas grand chose ne reste possible et de fait presque rien ne se produit sinon à la marge. Ce qui se produit, ce sont des dizaines de romans à chaque rentrée, des centaines de spectacles pour faire fonctionner les programmations… Certes, loin de moi l’idée de dresser un portrait noir et général, ces milieux reposant sur la coexistence de multiples singularités, formes de vie, désirs. Mais ils sont comme étouffés, la réflexion courageuse, profonde, lucide, sur la situation étant évincée, non-dite, malséante. Que faire du drapeau français et de la Marseillaise ? Que faire de ce moment où des citoyens se les réapproprient pour exprimer leur désir de reprendre le pouvoir ou du moins de ne plus le laisser les « riches » (les oligarques) le réduire à une étiquette sur un maillot de coupe du monde de foot ? Que faire du rejet larvé de l’Union européenne parmi les Gilets Jaunes ? Rejet larvé, murmuré plus que crié, car s’exprime le refus de rentrer dans les discours des technocrates, des causes et conséquences, des No Alternative, des embrouilles des chiffres, de cette espèce de cercle infernal dans lequel on rentre si l’on veut changer de monde tout en respectant la dette publique. Ah, les bons comptes…. Cette fameuse dette mériterait un sérieux audit, oui. Que faire enfin de cette figure mythique de la révolution française, de l’apparition de la nation sur la scène politique, comme aspiration à l’indépendance ? Je n’ai pas de réponse toute faite, mais un premier tout petit pas serait dans les milieux artistiques, culturels et intellectuels de se poser ces questions sans se boucher le nez. D’étudier de plus près ce qu’incarne le réfugié[1] pour les populations qui se soulèvent en gilet jaune en agitant le tricolore.
Des populations qui se retrouvent sur des ronds-points dans des zones semi urbaines souvent à moitié défigurées (si ce n’est complètement) par l’architecture de centres commerciaux, de pôles commerciaux qui tiennent de lieux de vie – donc d’aucun lieux de vie accueillants. « L’accueil des réfugiés » : expression technocratique poétique qui se réduit au parcage, à la chasse et à l’humiliation de ces mêmes réfugiés. Mais il a pour envers le non accueil des pauvres, des déclassés ou de ceux qui réalisent qu’ils se déclassent à vitesse grand V, ils ont beau travailler, ils ne peuvent rien faire d’autres, ils sont exilés à l’intérieur de leur propre pays parqués dans des fractions de « territoire » et promis à, horreur pour leur dignité (tout ce qui leur reste) l’assistanat. Comme les réfugiés dans les camps (je force le trait, mais ici je travaille sur des images, des imaginaires).
Un chat a son territoire et il n’aime pas en changer. Mais nous, avons-nous un territoire ? Sommes-nous condamnés à la routine entre boulot, hyper-marché, télé, les yeux rivés sur les factures ? Et à quoi ressemble-t-il, ce territoire qui n’est même plus un terroir et dont on ne peut plus vraiment sortir faute d’argent pour remplir le réservoir de la voiture, faute de trains régionaux maillant convenablement le pays et ses terroirs et à des prix décents ? La figure du gilet jaune, me semble-t-il, surgit comme celle du plébéien, c’est ce qui reste du tamisage urbain, ce qui ne s’intègre pas dans la grande ville, bref l’Autre des milieux intellectuels, artistiques et culturels. C’est celui qui dit-on ne lit pas, ne va jamais au théâtre (mais on s’en imagine, parfois, des choses), c’est celui qui est hanté de xénophobie et d’homophobie, c’est le « sale », qu’importe si beaucoup des Gilets Jaunes contredisent cette image, puisqu’elle coiffe tout un complexe, nécessaire à la distinction culturelle.
Autant les théâtres s’ouvrent régulièrement ici ou là depuis trente ans aux réfugiés à la faveur des événements, autant ils n’ont pas proposé leurs lieux aux Gilets Jaunes. Ils n’ont pas proposé non plus de reprendre la décentralisation culturelle mais sous d’autres formes. Par exemple, des lieux ouverts dans ces dits territoires, et quels seraient-ils si l’on pouvait imaginer autre chose qu’un théâtre qui programme ? Eux, c’est l’insidieux « autre » qu’on se fabrique toujours, même quand on se gargarise d’actions et de paroles pour les plus démunis (comme on dit), mais d’ailleurs, sont-ils assez démunis pour qu’on s’en intéresse ? De sorte que, par une logique infernale, les castors voire certains qui se sont abstenus ont beau détesté Macron, ils sont dans une alliance objective avec la ligne idéologique qui le porte et qui comporte pour première haine, celle de cet autre-là, ce soumis, cet esclave pas cher et obéissant, ce cul-terreux, plus masculin que féminin et à qui on imagine une virilité rustre, etc., ce « raté ».
Extrait de l'article de Mari Mai Corbel paru sous le titre "Les amours jaunes" sur le blog Inferno Magazine
Notes
[1] "un reflet pour beaucoup de ce qu’ils redoutaient de devenir" (lire le texte intégral)