Il y a 2 ans. La Grèce, la « loi travail », l’eurofascisme et la « gauche » de la « gauche »
Par Le concierge du Musée le jeudi 10 janvier 2019, 01:19 - Quatrième nuit de Walpurgis - Lien permanent
Manuel Valls a déclaré sur BFM-TV, le 26 mai 2016 : "Je ne minimise ni les difficultés pour notre entrepr... heu notre pays ni le comportement irresponsable de la CGT... "
"Pour que chacun le comprenne, reconnaissons-le, c’est beaucoup trop long. Je me faisais la remarque pour que vos auditeurs et vos téléspectateurs comprennent bien. En Grèce, le gouvernement Tsipras, un gouvernement de gauche, avec d’abord une grève générale, mène des réformes courageuses, ces réformes ont été adoptées en quelques heures : 1500 pages (7500 pages en anglais pour être précis, NDE), sans amendements par le Parlement. Parce que parfois il faut aller vite dans la réforme. Nous ce texte a dû être adopté au Conseil des Ministres au début de l’année, il va être adopté définitivement au mois de juillet parce qu’il y a plusieurs lectures, à l’Assemblée et au Sénat, c’est notre constitution. Donc le texte va revenir seulement à l’Assemblée Nationale au début de juillet..." (Bourdin Direct, RMC, 26 mai 2016).
Quelques jours plus tard, en visite à Athènes, capitale d’un pays d’Europe du Sud colonisé par l’UE et les multinationales, le triste Sire poursuivait ses aveux en rendant hommage au Premier Ministre grec Alexis Tsipras « qui a su prendre des décisions de réformes courageuses et difficiles et qui a su convaincre le Parlement grec de les adopter » (L'Obs, 3 juin 2016), . L’allusion était transparente au fait que Manuel Valls avait dû recourir au 49.3 pour espérer voir adoptée la « réforme courageuse » que constitue « la loi travail ».
« Plaisir spinoziste de la vérité qui se révèle »
Selon la presse, le seul reproche adressé au Premier Ministre fut de se rendre au soleil quand la Région parisienne était sous la pluie se dont il de défendit vaillamment : « Oui, il y a les inondations mais personne ne pourra me reprocher d'être en Grèce, confie le Premier ministre. Je suis en Europe, à 3 heures de Paris, et la situation est gérée par François Hollande, donc tout va bien » (RTL, 3/06/2016).
Et pourtant.
Les déclarations de Manuel Valls sonnent comme les dernières prémices d’un Coup d’État et en disent long sur la métamorphose qui affecte les partis dominants de la classe politique française, nous rappelant ces politiciens factieux des années 30 convertis en leur for intérieur au fascisme et préparant activement son avènement.
Ces aveux sont de ceux qui résonnent au Tribunal de l’Histoire.
Car d’une part, Valls souhaite ouvertement la fin du Parlementarisme en se félicitant implicitement des progrès accomplis en Grèce sur cette voie.
Et d’autre part, Valls avoue que la « loi travail » s’inscrit dans le même type de « réformes courageuses » qui ont tout à voir avec la destruction totale du droit et de la sécurité sociale que connaît la Grèce livrée à l’occupation de l’Union européenne. Réduite à un protectorat de l’UE désormais dépourvu de toute souveraineté, cette Grèce citée en exemple prometteur est martyre d’un sociocide accompli avec la complicité totale dudit Valls, de Hollande, du Parti socialiste et du Parlement français, dont les responsabilités criminelles sont engagées.
En vendant la mèche, Valls rend un fier service à tous ceux et toutes celles qui, depuis au moins 2005, alertent inlassablement contre la marche forcée à l’eurofascisme qui s’est accélérée avec le parachèvement de la main-mise totale des banques et des multinationales sur une UE dont elles sont les principales architectes.
Puisse cette compréhension de ce qui se joue historiquement se répandre suffisamment vite par le travail militant.
Car la France en lutte contre la « loi travail » ne le sait pas clairement, mais elle est en lutte contre l’eurofascisme et, comme le laboratoire grec l’indique, il est minuit moins le quart.
La Grèce et le parlementarisme
Ce dont Valls se félicite en matière de procédure législative en Grèce et qu’il appelle implicitement de ses vœux pour la France n’est ni plus ni moins que violations à répétition de la Constitution et abolition du Parlementarisme. Soit le point ultime de l’inversion de la hiérarchie des normes, dont Alain Lipietz nous dit au sujet de la loi travail en France, de quoi elle est le nom : « la philosophie « Carl Schmitt », celle de la souveraineté sans limite du pouvoir politique, du « souverain » qui change la société par des lois d’exception. Carl Schmitt explique justement que le « souverain » est celui qui agit en état d’exception... ».
Qui est ce souverain aujourd’hui en Grèce ? Les créanciers de cette « colonie bancaire » et leur représentant, l’Eurogroupe, « Un groupe (légalement NDE) inexistant qui a l'immense pouvoir de déterminer la vie des Européens » comme Varoufakis en a fait la démonstration hallucinée
Le Parlement qui adopte leurs exigences - qui sont autant de viols hallucinants, car au vu et au su de toutes les élites européennes, juridiques notamment, de la Constitution mais surtout de tous les Droits fondamentaux que l’on croyait au moins formellement sacrés et juridiquement protégés en Europe – le fait en s’asseyant sur la procédure parlementaire, ce que Zoé Konstantopoulo n’a cessé de dénoncer point par point, en tant que Députée d’opposition, puis Présidente du Parlement confrontée à l’ignominieux traité de capitulation signé par Tsipras, puis aujourd’hui comme ancienne Députée et Présidente du Parlement.
Ce qui permet en effet d’adopter en quelques heures un texte de 7500 pages en anglais dicté par le réel Souverain.
Illus. Vote en commission de la Justice au Parlement grec le 12/9/2013. En l’absence de quorum, le Président, M. Virvidakis ignore les objections de la Députée Zoe Konstantopoulou (future Présidente du Parlement grec) et adopte tous les articles « à la majorité ». Les interventions de la Députée ont été supprimées des minutes parlementaires mais la vidéo a été diffusée sur internet (cliquer sur l'image).
Bref voilà ce que Valls cite en exemple à suivre : l’abolition du parlementarisme. C’est en cela que Valls est un factieux. Malheureusement, il n’est pas membre d’un conjuration comme La Cagoule des années 30, mais chef du gouvernement, et son projet s’il advient ne s’appellera pas « État Français » mais « République Française de l’Union européenne ».
La Grèce et la République sociale
Si on fait le bilan de la destruction de la République sociale grecque, quelques que fussent les nombreux défauts de l’État grec, on comprend ce que Valls et consorts veulent dire en France par « réformes courageuses ».
Non pas l’amputation des retraites mais l’abolition du droit à la retraite.
Non pas la lutte contre le fort mythique « trou de la sécu » mais la disparition de la sécurité sociale et de la santé publique et du droit à la santé ;
Non pas la « flexibilité du travail » mais la disparition de tout droit du travail, tout droit des travailleurs et la réalisation de l’ « utopie d’une exploitation sans limite » (selon la formule de Bourdieu) ;
Non pas « la compétitivité » mais l’éradication de toute activité économique en-dessous d’un certain seuil de rentabilité et la concentration de toute économie au sein de monopoles industriels.
Non pas « la réforme fiscale » mais la population livrée à des Fermiers Généraux basés à l’étranger.
Non pas la « modernisation de la justice » mais l’abolition de tout pouvoir de la justice civile sur les grandes entreprises.
En un mot, la destruction du « tissu social et démocratique qui a été l’une des contributions majeures de l’Europe à la civilisation moderne » et que l’on doit aux luttes sociales depuis le XIXème siècle.
Pour être bien clair sur ce programme, on peut se référer au « Rapport des cinq présidents » qui en 2015 traçait de nouvelles perspectives de réformes institutionnelles et prônait la dépolitisation totale des politiques sociales et économiques à l’échelle nationale par la création d’autorités de la compétitivité : « Ces autorités de la compétitivité devraient être des entités indépendantes ayant pour mandat de déterminer si les salaires évoluent en accord avec la productivité, par comparaison avec l’évolution dans d’autres pays de la zone euro et chez les principaux partenaires commerciaux comparables (…) Le système d’autorités de la compétitivité de la zone euro rassemblerait ces organismes nationaux et la Commission, qui coordonnerait leurs actions sur une base annuelle. La Commission prendrait alors en compte les résultats de cette coordination pour décider de mesures dans le cadre du Semestre européen, en particulier pour son examen annuel de la croissance et pour les décisions à prendre au titre de la procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques (PDM), y compris s’agissant de recommander ou non l’activation de la procédure concernant les déséquilibres excessifs (...) Les acteurs nationaux, tels que les partenaires sociaux, devraient continuer à jouer leur rôle conformément aux pratiques établies dans chaque État membre, mais ils devraient tenir compte de l’avis des autorités de la compétitivité lors des négociations sur les salaires. »
L’Eurofascisme
Alain Lipietz a eu le courage d’écrire : « Je ne dis pas que Mme El Khomri ou M. Valls seraient nazis ! Mais le renversement brutal de la hiérarchie des normes « à la Carl Schmitt » fait logiquement système avec l’usage du 49.3 et la prolongation indéfinie de l’état d’urgence. »
Et cela dans le but de « s’aligner dans la concurrence internationale sur cette « course vers le bas » à coup de dumping social, qui fait rage depuis les années 80. »
« Plan B » du patronat dans les années 20 et 30, le fascisme est aussi un mode de production caractérisé, comme la colonisation, par la terreur exercée sur le monde du travail pour permettre les conditions d’exploitation les plus extrêmes. Il est donc d’abord dirigé contre les syndicats et les militants, et la lutte anti-fasciste est par essence une lutte du travail. De ce point de vue-là, la lutte contre la loi travail est une lutte contre l’eurofascisme tel qu’il s’est mis en place en Grèce, ce qui en fait aussi une lutte anti-coloniale, puisque la colonisation, c’est l’asservissement de populations auxquelles tout droit sont déniés, réduites à leur seule force de travail et spoliées de toutes ressources.
On peut suivre l’évolution de ce projet capitaliste extrême à travers les directives envoyées depuis 20 ans par La Table Ronde des Industriels Européens au Conseil européen, appelant inlassablement à la concentration de tout le pouvoir au sein d’institutions irresponsables politiquement « pour accélérer au niveau européen mais aussi aux échelons nationaux la mise en œuvre des décisions ». Outre que cette concentration du pouvoir n’a eu de cesse de progresser, on a aussi assisté ces dernières années à l’apparition d’institutions également juridiquement irresponsables avec le Mécanisme de Stabilité Européenne et aujourd’hui le fonds de saisie des avoirs grecs : dans les deux cas, ces institutions ne peuvent faire l’objet d’aucune enquête, d’aucune perquisition et le personnel ne peut être poursuivi.
L’autre dimension est évidemment le sécuritaire, avec des Directives sur la lutte contre le terrorisme dont on voit bien aujourd’hui avec l’état d’urgence qu’elles sont appelées à se substituer au droit commun et constituent un nouveau code pénal, en attendant la création d’un parquet européen. C’est en fait tout l’ordre juridique qui est mis à bas pour lui substituer « la souveraineté sans limite du pouvoir politique, du « souverain » qui change la société par des lois d’exception ». Ajoutons la fabrication de « l’ennemi intérieur » et l’euro-fascisme nous semble caractérisé.
illus: Exposition du Musée de l'Europe au Musée de Tourcoing, Lille 2004
La gauche de la gauche
Les interprétations du fascisme au primat du seul rapport ethnique de l’Allemagne nazie à la Nation ont à peu près fait disparaître des esprits, avec le triomphe final de l’éradication du marxisme et de l’histoire sociale par l’école de Jules Ferry, que le fascisme est avant tout un système de terreur permettant de réduire les travailleurs à leur seule force de travail, continuant la lutte des classes par d’autres moyens extrêmes, dans le but d’asservir totalement les possédés aux possédants. On ne s’étonnera dès lors pas qu’il n’y ait pas plus aveugle à l’euro-fascisme que ceux qui font profession d’anti-fascisme, que ce soit sous la forme sectaire des « anti-fa » ou citoyenniste des « pédagogues ». Le même processus a affecté le concept de « colonisation » à tel point que ceux qui font aujourd’hui leurs choux-gras d’anti-colonialisme s’avèrent totalement incapables de reconnaître une colonisation lorsqu’elle se déroule en Grèce sous leurs yeux, quand ils ne chantent pas les louanges des partis des exploiteurs en Tunisie sous prétexte de lutte contre l’ « islamo-fascisme » (une expression employée par Valls au sujet du Parti Ennahda au soir de l’assassinat de Chokri Belaïd qui devait déclencher la constitution d’un gouvernement de « technocrates neutres » dirigé par un Franco-Tunisien détaché dans le protectorat par le groupe Total !).
Il y a fort à parier que l’actuelle « gauche de la gauche » fortement petite-bourgeoise et ne plaçant pas la question du travail au centre de ses préoccupations pourtant officiellement « anti-capitalistes », voyant dans la contestation de la loi Travail « presqu’un prétexte » pour certain(e)s prendre position dans la course au renouvellement du personnel politique qui s’annonce (comme en Grèce ? La question mérite d’être posée, et le fait qu’elle ne soit pas posée est déjà un élément de réponse...) se révélera un important obstacle à la si vitale sortie de l’UE. À travers « l’alter-mondialisme » une partie de cette classe s’internationalise (on pourrait même dire s’américanise tant mondialisation et américanisation sont les deux faces d’un même processus impérialiste) et donc a objectivement de plus en plus intérêt à la mondialisation : ce n’est pas le « changement de cadre » qui est poursuivi, mais le changement... de cadres ! Le fait de vouloir un processus constituant à l’échelle nationale alors que la Constitution grecque a de facto été abolie ce qui devrait faire prendre conscience aux plus aveugles qu’aujourd’hui la Constitution se sont les traités (hors desquels il n'y a pas de démocratie selon le trop payé Juncker) dont il faut sortir met pour le moins la charrue avant les bœufs.
Sans parler de la gauche négriste qui voit dans l’État-Nation l’ennemi principal et qui est prête à laisser le capital achever l’ambulance et les droits sociaux du même coup pour ensuite construire un « autre monde » (c’était la position de Negri appelant à voter « oui » au traité constitutionnel européen). Et ne voit surtout pas le Léviathan européen qui se constitue sur la destruction des États par les élites politiques mêmes, sans oublier que le capitalisme a son État qui s’appelle les États-Unis et qu’au final il en resterait toujours un qui serait celui-là...
On le voit aujourd’hui, c’est ce qui reste de monde du travail organisé qui est encore capable de s’opposer à l’euro-fascisme. Il est tout à fait sidérant de voir les spécialistes du changement de cadre dénigrant d’un côté les luttes « locales » (or cela devrait être un truisme que les gens luttent... localement, car ils sont quelque part!) s’avérer incapables d’oser indiquer clairement quel est le cadre qu’il faut prioritairement changer.
C'est un référendum sur la sortie de l'UE qu'il faut élire, pas un président !
Dans la perspective de 2017, ce n’est pas un président qu’il doit s’agir d’élire. Il faut élire un référendum de sortie de l’UE. Et la gauche « all exclusive » n’inspire confiance à personne sur le choix d’une telle perspective qui est le choix clivant autour duquel se recompose la demande politique. Qui est un choix de classes.
Il y a 15 ans Bourdieu exhortait à « une gauche de gauche ». Il y a vraiment des jours où on ne serait pas loin d’appeler à défaut de « gauche de gauche » et vue la sociologie du pays à « une droite de gauche » pour éviter aussi tant que possible la Réaction qui vient, attisée par un PS new-look en formation, une nouvelle gauche morale qui rendra toutes les nouvelles victimes du néolibéralisme aussi furieuses que les premières charrettes qui ont précédé face à la curetaille des petits "manipulateurs de biens de salut" politiques de gauche...
Le Concierge