Les origines économiques de l’autoritarisme d’Emmanuel Macron
Par Le concierge du Musée le mardi 12 mars 2019, 15:50 - Quatrième nuit de Walpurgis - Lien permanent
illus. Le Mariage d'Art & Entreprise (collections du Musée de l'Europe)
(...) L’hybridation du système français correspondait à un équilibre social. Le détruire laisse nécessairement place au conflit. D’autant qu’Emmanuel Macron a, pour mener sa « révolution », ou plutôt sa destruction de ce système, surestimé l’ampleur de son soutien en se prévalant des élections présidentielle et législatives de 2017. Mais ces deux scrutins n’ont guère apporté de soutien clair à ses choix économiques. Le 5 mai, le scrutin a d’abord été un vote de rejet de l’extrême droite, tandis que les législatives sont souvent marquées par un « légitimisme » en faveur du chef d’Etat élu, qui ne s’est jamais démenti depuis 2002, et par une forte abstention.
La réalité est que le socle de soutien à cette politique économique présidentielle est réduit à ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini appellent « le bloc bourgeois ». Un bloc qui n’est pas majoritaire, à la différence de ce que l’on observe dans les pays du nord de l’Europe, mais qui, système électoral oblige, peut l’emporter compte tenu de la division du bloc adverse. Sauf que ce bloc adverse peut faire front pour s’opposer à la politique de destruction du modèle français. C’est là que l’on en est désormais : un face-à-face violent et sans compromis possible, parce que l’essence même du système français est en jeu et que le régime électoral n’a pas pu clairement expliciter le choix de la majorité sur ce sujet.
Mais pour Emmanuel Macron, céder est impossible. Ce serait non seulement renoncer à son identité politique, mais aussi échouer à une épreuve essentielle, une forme de « baptême néolibéral ». « Les néolibéraux mettent en évidence la nécessité de passer outre les décisions populaires lorsqu’elles contreviennent à ce qui est vu comme un principe supérieur », écrit Quinn Slobodian. Assumer son impopularité, c’est se montrer capable de défendre la vérité envers et contre tout.
Il y a là une forme de fanatisme dans lequel on prouve sa capacité par son opposition à son propre peuple. On a vu des postures de ce genre dans toute l’Europe durant la crise de la dette : au Portugal, en Grèce, en Italie ou en Espagne. Pour Emmanuel Macron, c’est une façon de construire sa stature internationale, de montrer qu’il peut « réformer » ces Gaulois irréformables. C’était ce qui impressionnait tant les médias anglo-saxons au début du quinquennat.
Mais si céder est impossible, comment « passer outre » la résistance de la société française ? Quinn Slobodian décrit comment, à partir des années 1980, ont été construites des structures internationales capables de soumettre les États à l’ordre néolibéral : l’OMC, le FMI, l’UE, les marchés financiers… Lorsqu’un État décidait de changer de politique, cette pression « externe » le ramenait à la raison. Mais la France ne prête guère le flanc à ce genre de pression. La France n’a pas à craindre ses créanciers. Les marchés ont soutenu son modèle hybride et ne s’inquiètent guère du mouvement des gilets jaunes, ce qui rend, du reste, toute menace de l’UE peu crédible, à la différence du cas italien. Bref, cette option ne fonctionne pas.
Par ailleurs, Emmanuel Macron ne peut guère s’appuyer sur une prétendue « efficacité » de ses recettes économiques. Aucune de ses réformes, pas davantage que les précédentes, n’ont été en mesure de rendre la France plus solide économiquement, bien au contraire. En brisant le subtil équilibre entre État, consommateurs et entreprises et en faisant un mauvais diagnostic, centré sur l’attractivité et la compétitivité coût, il l’a plutôt affaiblie. Dès lors, la politique de « compensations » mise en place n’a guère porté ses fruits, d’autant qu’elle a été timide. Et les 10 milliards d’euros annoncés en décembre ne devraient pas tellement changer la donne, dans la mesure où les « réformes » atteignent le cœur du système français et donc de la confiance des ménages : l’emploi, la retraite, le chômage, le logement. On peut prétendre, comme le font les néolibéraux, qu’il en faut « encore plus », et c’est, du reste, ce que prétend le président de la République. Mais cette stratégie de la « fuite en avant » permanente est peu convaincante.
Incapable de prouver l’efficacité de sa politique, Emmanuel Macron n’a plus qu’une seule carte en main pour imposer sa « vérité » : celle de l’abus d’autorité. Une carte que le régime actuel, régime personnalisé dont le berceau est une guerre sanglante, lui permet de jouer aisément. Puisque le président de la République connaît la vérité, sait quelle est la bonne voie pour la France, il a le devoir, pour le bien de la France, de mener le pays dans cette voie, contre le désir du pays lui-même. Il lui faut faire le bonheur de « son » peuple malgré lui. Et cela vaut bien de le secouer, par une limitation du droit de manifester, par une tentation de contrôler la « neutralité » de la presse (donc son acceptation de la « vérité » néolibérale) et par une répression des mouvements d’opposition.
La certitude d’Emmanuel Macron d’agir pour le bien du pays et d’être guidé par une vérité transcendantale a de quoi fondamentalement inquiéter. Le néolibéralisme est actuellement sur la défensive. La crise de 2008 et ses suites, son inefficacité à relancer la croissance et à gérer la transition écologique tendent à le remettre en question.
Les grandes organisations internationales remettent en cause certains de ses dogmes comme la libéralisation du marché du travail, la « théorie du ruissellement », la liberté des capitaux… Ce qui se joue aujourd’hui, c’est une crise de régime économique, au sens de celle que l’on a connue dans les années 1930 et 1970. Dans ce contexte, la tentation autoritaire du néolibéralisme se renforce.
En février dernier, Dani Rodrik, l’économiste étasunien d’origine turque, professeur à Harvard, signalait que les démocraties libérales n’étaient pas menacées uniquement par un glissement vers la « démocratie illibérale », danger souvent agité. Un autre existe : « les libéralismes non démocratiques ». Cette idée a été développée par un autre chercheur de Harvard, Yascha Mounk, dans un chapitre de son ouvrage Le Peuple contre la démocratie, traduit aux éditions de l’Observatoire. Il s’agit d’un système où les vraies décisions sont soumises à des règles non choisies, issues de principes non démocratiques définis par l’ordre économique, et où le pouvoir se doit d’assurer l’obéissance des États à ces lois, s’il le faut au prix des libertés fondamentales. C’est vers un tel destin que la France semble désormais se diriger.
Extrait de l'article de Romaric Godin paru initialement sur Mediapart à lire en intégralité sur le site Europe Solidaire Sas Frontières
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