Le 26 juin 2004, dans le cadre officiel du sommet Etats-Unis-UE, le PDG d’Unilever, Président européen du Transatlantic Business Dialogue (TABD) et son homologue américain, PDG d’UPS, rencontraient à Dublin les présidents Bush, Prodi et le premier ministre irlandais dont le pays assumait la présidence tournante de l’Union européenne. Le TABD se félicita de la déclaration économique commune publiée à l’issue de ce sommet qui saluait ses efforts et acceptait ses recommandations « pour éliminer les entraves au marché transatlantique [1]. ». Un nouveau plan d’action pour lever les « obstacles à l’intégration » dans le domaine du commerce, des investissements et de la réglementation devait être élaboré dans la perspective du sommet de 2005 par le Senior level group [2].

Les réunions de ce sommet avaient été boycottées par le Dialogue transatlantique des consommateurs (TACD) qui estima que « les gouvernements ont violé leurs propres engagements » en invitant les responsables du TABD « à présenter leurs recommandations directement aux présidents, mais en refusant cette possibilité aux associations de consommateurs [3] ». Le TACD présenta ses recommandations par écrit. Elles critiquaient l’échange de données sur les passagers empruntant les lignes transatlantiques et les pressions américaines contre le programme européen REACH d’évaluation de la nocivité des produits chimiques. Le TACD est le seul autre dialogue transatlantique survivant si on excepte le tout récemment créé Dialogue des parlementaires. Le Dialogue sur l’environnement n’a vécu que de mai 1999 à fin 2000, après que le Congrès républicain lui eut coupé les vivres. Le Dialogue transatlantique des travailleurs (TALD) n’a jamais vraiment existé, à part quelques réunions qui se sont tenues en marge d’autres conférences syndicales internationales. Selon des chercheurs :« Il n’a jamais eu aucune influence discernable sur la politique américaine ou européenne [4] ».

Le TABD à bout de bras

Cela n’ empêche pas la Commission européenne de continuer à mettre en avant ces deux défunts dialogues pour dissimuler la partialité de son soutien indéfectible au TABD [5]. Ce qui explique sans doute qu’il ait survécu. En effet, les PDG des grands groupes avaient fini par perdre patience, après les premiers succès, devant la diminution de son efficacité, liée notamment à la politisation dans l’UE de la question des biotechnologies. En mars 2001, à l’issue de la réunion du TABD, un responsable de la Commission rapportait que l’avenir du TABD « était sérieusement mis en question et pas par n’importe quelles voix : les présidents de la chambre de commerce américaine et du Conseil euro-américain des affaires [6] ». Les manifestations contre sa réunion à Cincinnati en 2000 et les attentats du 11 septembre furent également des causes d’affaiblissement, au point que le TABD «  fut incapable d’émettre ne serait-ce qu’une virgule » lorsque le Pt Bush relança la guerre commerciale avec l’Europe en imposant des droits de douane sur l’acier [7]. Le TABD était alors dépourvu de présidents.

Si le TABD a pu résister par gros temps c’est grâce notamment au soutien des Commissaires des DG « Entreprises » et « Commerce extérieur », respectivement Erkki Liikanen et Pascal Lamy (lequel avait participé au TABD en tant que PDG du Crédit Lyonnais avant de devenir Commissaire européen). Des documents de la Commission obtenus par le CEO révèlent que celle-ci a également joué un rôle de premier plan dans la dernière relance du Dialogue, à tel point qu’elle en a choisi elle-même les nouveaux co-présidents [8]. Devant la perte d’intérêt du gouvernement et des entreprises américains pour le TABD, l’inquiétude de sa composante européenne était suffisamment partagée par la Commission pour que, lors d’une réunion en février 2002, des chefs d’entreprise suggèrent au commissaire Lamy d’appeler le secrétaire au commerce Evans dans le but d’encourager la branche américaine à nommer d’urgence un nouveau président. [9]

Le Réseau politique transatlantique (TPN)

Le TABD partage ses locaux à Bruxelles avec le Réseau politique transatlantique (TPN), un think-tank qui rassemblait en 2004 plus de 80 parlementaires européens et environ 45 membres du Congrès ainsi que 35 entreprises géantes dont ABB, DaimlerChrysler, BP, Nestlé, UPS, IBM, Boeing, Microsoft, Philips et Unilever. Cette organisation se flatte de deux succès principaux, le nouvel agenda transatlantique (NTA) de décembre 1995 et, la même année, la fondation du TABD « au développement duquel (elle) veille activement ». Quelques jours avant l’adoption de cet « agenda » assorti d’un plan d’action pour la coopération Etats-Unis-UE, Jacques Santer, président de la Commission européenne s’était déplacé pour remercier en personne le TPN, réuni au Cercle royal gaulois à Bruxelles, pour son rapport « Vers un partenariat transatlantique », qualifié de « source d’inspiration » et dévoiler les principaux points des accords qui allaient être signés. [10]

En décembre 2003, un an avant le sommet de Dublin, le TPN publia un rapport « Stratégie pour renforcer le partenariat transatlantique » dans lequel il appelait les gouvernements « à approfondir et élargir le marché transatlantique avec en perspective son achèvement en 2010 et 2015» selon les secteurs [11] Les motivations derrière la campagne du TPN étaient un mélange de dogmatisme néolibéral en faveur du marché libre et une volonté atlantiste de combler le fossé entre l’UE et les Etats-Unis causé par la politique étrangère du gouvernement Bush, à commencer par la guerre contre l’Irak. La stratégie du Réseau consistait par exemple à essayer de faire de la zone de libre échange un thème de la campagne présidentielle américaine et de convaincre la nouvelle Commission européenne de défendre ce dossier [12]. Lors de la présentation de ce rapport au Centre for European policy studies, les responsables européens et américains présents adhérant complètement aux objectifs, la discussion porta sur la meilleure façon d’emballer et de vendre les propositions [13]. Alexander Schaub, chef de la DG marché intérieur de la Commission loua « la relance vigoureuse du débat sur le marché transatlantique » mais recommanda l’usage de mots neutres comme « reconnaissance mutuelle » ou « équivalence » . Avec une certaine ironie, Schaub déclara que les responsables américains avaient « reçu consigne d’éviter » d’employer le mot « libre-échange ».

Le 18 février 2004, une délégation du TPN comprenant les députés européens Elmar Brok , Erika Mann et James Elles rencontra le président de la Commission Romano Prodi qui les assura de son soutien à ce plan. La DG Relations extérieures (RELEX) est aussi généreuse financièrement avec le TPN. Selon des documents obtenus par le CEO, elle a contribué à ses activités pour 67 470 EUR entre novembre 2001 et novembre 2002[14], tiquant cependant lorsque le Réseau lui demanda de payer 50% d’une facture globale de 30 000 EUR pour des dîners de réflexion au restaurant « Chez Marius », connu à Bruxelles pour son « ambiance provençale » [15]

Une autre grande réussite de la campagne du TPN fut la résolution du Parlement européen sur les relations UE-Etats-unis votée le 22 avril 2004. En session pléniaire à Strasbourg, celui-ci approuva une série de recommandations dans la perspective du sommet de Dublin. Sous le titre « Achever le marché transatlantique d’ici 2015 » le Parlement proposait «  le lancement d'un plan d'action sur dix ans visant à approfondir et à élargir le marché transatlantique ainsi que la coopération économique et monétaire transatlantique en vue de mettre en place un marché transatlantique sans barrières pour 2015 » et invitait « le prochain sommet UE-États-Unis à constituer un groupe d'experts chargé d'élaborer des propositions spécifiques à cette fin ». La résolution recommandait également « une date d'exécution anticipée à 2010 pour les services financiers et les marchés des capitaux, l'aéronautique, l'économie digitale (vie privée, sécurité et droits de propriété intellectuelle), la politique de concurrence et la coopération en matière de régulation » [16]

Le TPN avait bien mâché le travail du Parlement grâce à l’un de ses poids-lourds, Elmar Brok, un député européen chrétien démocrate allemand qui présidait la Commission des Affaires étrangères du Parlement. En fait, celui-ci a tout simplement copié-collé les principales demandes du TPN dans le projet de résolution. Quand celle-ci fut débattue en commission, Brok était loin d’être le seul membre du TPN présent. Environ une douzaine de députés de cette commission étaient membres du TPN. Aucun d’entre-eux ne fit mention de l’origine de la proposition, ni de sa double appartenance. Brok n’était lui-même pas à une double casquette près : il émargeait au groupe Bertelsmann en tant que vice-président chargé du développement media. Lors du vote de la résolution, ce théâtre d’ombre atteint un sommet d’absurdité. Seuls Elmar Brok et Erika Mann la vice-présidente du TPN s’exprimèrent. Cette dernière introduisit oralement un amendement de dernière minute pour que les termes « marché unique transatlantique » soient retirés pour éviter « des complications ». [17]

Le prix du « libre-échange »

La relance des négociations sur le marché transatlantique engagée à Dublin où le TABD a présenté aux présidents presque mot pour mot la liste des vœux du TNP risque de déboucher sur une accélération de la convergence des politiques et des législations américaines et européennes. Un différend transatlantique sur la protection de l’environnement et des consommateurs existait déjà du temps de Clinton qui s’est dramatiquement aggravé avec l’arrivée de G.W. Bush à la Maison blanche. A Washington, les intérêts industriels dominent à peu près totalement le processus de décision concernant l’environnement ou la santé ce qui a une influence grandissante bien au-delà des frontières américaines. Au nom des entreprises américaines, l’administration Bush attaque la réglementation européenne concernant les OGM et le projet de législation sur les produits chimiques (REACH). Les arguments des partisans du libre-échange n’y changent rien : la coordination des politiques réglementaires des deux côtés de l’Atlantique constituerait une régression de plus des politiques et des réglementations européennes déjà considérablement sous pression en raison de l’obsession de l’UE au sujet de la compétitivité internationale. La coordination proposée (qui serait assurée par des responsables gouvernementaux et des grandes entreprises au sein de structures dépourvues de toute transparence) est radicalement étrangère aux pratiques démocratiques, sans compter qu’elle réduira comme une peau de chagrin l’espace réservé à des politiques soutenables centrées sur les besoins des populations.

Texte établi par Benoît Eugène

Au sujet du vote de la résolution du PE en octobre 2012, lire "Le Parlement européen favorable à la mise en place rapide du Grand Marché Transatlantique"

Notes

[1] U.S.-EU Declaration on Strengthening Our Economic Partnership ; Shannon, 26 juin 2004.

[2] Ce comité qui prépare les sommets EU-Etats-Unis a été instauré (ainsi que la EU-US task force qui gère les accords au quotidien) dans le cadre du Nouvel agenda transatlantique signé à Madrid en 1995. L’association Statewatch a pu avoir accès à l’agenda du Senior level group, dont les réunions sont secrètes, après plusieurs années de procédure et seulement pour les années 1996, 1997, 1998. Le TABD et les biotechnologies y sont plusieurs fois à l’ordre du jour ; « US government vetoes Statewatch request for access to EU-US agendas » ; 2002.

[3] « U.S.- EU Summit puts Business CEOs ahead of consumer groups. Representatives of 65 consumer organizations boycott one-sided meeting at Dromoland Castle », 23 juin 2004.

[4] Knaus, Trubeck ; « The Transatlantic labor dialogue : minimal action in a weak structure » in Pollack, Schaffer, Transatlantic gouverance in the global economy », Rowman & littlefield publishers, 2001.

[5] « Nous avons encouragé les parlementaires, les hommes d’affaires, les syndicalistes, les consommateurs et les gens de toute existence à se rencontrer et à apporter leur propre contribution au dialogue trantlantique ». « The new transatlantic agenda », DG relations extérieures.

[6] « Rapport de mission », 29/03/2001, Commission européenne, DG Entreprises. Document archivé par le Corportae Europe Observatory.

[7] European voice, 28 mars 2002

[8] « TABD, the way forward », note de Jan. E. Frydman, chef d’unité, DG Entreprises de la Commission Européenne, 23 mai 2003. Document archivé par le CEO.

[9] « Note for the intention of Mr. Steward », note de Antonio Giannini, DG Commerce extérieur, 20/02/2002. Document archivé par le CEO.

[10] « Discours de Jacques Santer, président de la Commission européenne, devant le Réseau politique transatlantique », Bruxelles, 30/11/1995.

[11] La date de 2010 concerne notamment les services financiers, les marchés de capitaux et la politique de concurrence. Transatlantic policy network, « A Strategy to strengthen transatlantic partnership », 4/12/2003.

[12] Intervention de l’eurodéputé britannique et vétéran du TPN James Elles « EU-US forum. The transatlantic market place by 2015 », 2 février 2004.

[13] Notes personnelles, « EU-US forum. The transatlantic market place by 2015 », 2 février 2004.

[14] Cette somme correspond à 49,6% des 136 028, 59 EUR des frais éligibles introduits. Lettre de la DG Relex à Vivien Haig du TPN, 29 juillet 2003. Document archivé par le CEO.

[15] Lettre de la DG Relex à Vivien Haig du TPN, 29 juillet 2003. Document archivé par le CEO. La Commission ne remboursa finalement 50% que sur la base de 13 000 EUR correspondant à 6 repas. Les 4181,10 EUR introduits sous la catégorie « divertissement » à l’occasion de la réunion de premier semestre du TPN à Tucson en Arizona posèrent aussi quelques problèmes. Des notes telles que « Transfert des golfeurs » (466 ,69 EUR) et celles énormes des coups de fil passés depuis les chambres d’hôtel ne furent pas honorées par la Commission. Par contre d’autres factures astronomiques furent co-financées, notamment 7159,74 EUR pour un dîner au restaurant Chateau de l’Ile à Strasbourg.

[16] Résolution du Parlement européen sur l'état du partenariat transatlantique à la veille du sommet UE-États-Unis de Dublin les 25 et 26 juin 2004 ; 22/04/2004.

[17] Mme Mann fit remplacer l’expression « dans la perspective d’établir un marché unique transatlantique » qu’avait introduite un député conservateur britannique par « en vue de mettre en place un marché transatlantique sans barrières »