La constitution d’un ensemble sans précédent d’institutions d’enregistrement, de conservation et d’analyse des œuvres (reproductions, catalogues, revues d’art, musées accueillant les œuvres les plus récentes, etc.), l’accroissement du personnel voué, à plein temps ou à temps partiel, à la célébration de l’œuvre d’art, l’intensification de la circulation des œuvres et des artistes, avec les grandes expositions internationales et la multiplication des galeries à succursales multiples en divers pays, etc., tout concourt à favoriser l’instauration d’un rapport sans précédent entre les interprètes et l’œuvre d’art : le discours sur l’œuvre n’est pas un simple adjuvant, destiné à en favoriser l’appréhension et l’appréciation, mais un moment de la production de l’œuvre, de son sens et de sa valeur.

On peut en dire autant d'un rassemblement politique concrètement produit sur la Place de la République, et de son inscription par des alter-intellectuels, alter-journalistes et vrais publicitaires dans une signification conforme à l'idéologie et au pompier mondialisés. (Note du Concierge)

Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art


Le succès de quelques stars de la scène de l’art contemporain sur un marché où les profits sont très concentrés et où n’existe presque aucun mécanisme de redistribution contribue à occulter une réalité par ailleurs souvent déniée par les intéressés. La grande masse des artistes issus majoritairement de l’enseignement artistique sont des « précaires comme les autres » tributaires des minima sociaux et des « petits boulots », frappés comme les autres par le changement du rapport de force sur le marché du travail [1]. Cette évolution a des effets sur la production artistique en limitant les possibilités pour les artistes de s’assurer une autonomie financière minimale, de garder du temps pour la création et finalement de « durer », condition sine qua non de la consécration artistique.

Dans le même temps, depuis les années 1980, le champ artistique a connu une rationalisation sans précédent avec une division accrue du travail de production de la valeur artistique et de diffusion de l’art auprès de publics de plus en plus ciblés. L’une des conséquences est notamment l’inflation d’un corps de spécialistes, le plus souvent issus de l’université. La part du capital intellectuel certifié dans le travail de production de l’œuvre d’art n’a cessé de croître, aboutissant à déposséder de plus en plus les artistes des principaux moyens de production de la valeur et du sens. Cette division du travail a considérablement renforcé les possibilités d’instrumentalisation de la production artistique, sur le plan idéologique et commercial. Celle-ci a de nombreux précédents historiques mais elle a pris une ampleur nouvelle du fait de la massification qui découle de décennies de politiques de « démocratisation culturelle » et des investissements du secteur économique dans la production artistique à un niveau sans équivalent historique. La reconquête d’une marge de manœuvre artistique est cependant possible pour peu que les artistes, comme d’autres précaires[2], se donnent les moyens politiques de rétablir un rapport de force en leur faveur.

Les exemples qui suivent constituent trois point d’un continuum. Dans le premier cas, « L’art comme résistance à l’art », les artistes sont entièrement dépossédés des moyens de production. Dans le second, « Le jardin d’Hamois », ils participent matériellement mais en partie inconsciemment, faute d’une capacité à appréhender le « contexte », à la production d’une forme qui peut s’analyser comme un pur artefact du « rapprochement de l’art et de l’entreprise » promu par une agence de communication. Dans le troisième cas, « les Diables roses » transgressent la division du travail d’exposition et, en faisant prévaloir la logique artistique, parviennent à déjouer et à mettre en exposition les forces hétéronomes qui conditionnent les formes artistiques.

« L’art comme résistance à l’art »


« Tout succès est un échec, tout échec est un succès », chantait Bob Dylan : la victoire de la transgression artistique, obtenue contre les réactions du sens commun et avec la complicité des médiateurs spécialisés, est en même temps sa défaite. La notion même de succès se trouve déconstruite, puisque la reconnaissance institutionnelle témoigne que le mouvement n’a pas réussi à se maintenir dans la transgression, aux limites du jeu artistique, et la conquête de la liberté, ou de l’autonomie, s’accompagne de la perte de son objet : la permissivité des institutions enferme les artistes dans une liberté indéfinie, dès lors qu’ils n’ont plus d’autres choix que d’être libres, libres, du moins, dans les limites, dans les limites des règles du jeu qu’ils contribuent à définir une fois qu’ils ont réussi à y entrer. Mais comment faire pour éprouver sa liberté en franchissant les frontières lorsque les frontières sont niées par ceux-là mêmes qui étaient chargés de les garder ? Jusqu’où ira la fuite en avant dans l’épreuve des limites de l’art ? Et cette paradoxale injonction qui est faite aux artistes de réinventer indéfiniment les conditions de leur propre liberté – comment s’en libérer ?

Nathalie Heinich, Le Triple Jeu de l’art contemporain[3]


« Liberté, libertés chéries ou l’Art comme résistance à l’art » : c’est sous ce titre que la Communauté française de Belgique présentait en 1999, à Bruxelles, dix années d’acquisitions dans le domaine des arts plastiques.La commissaire de l’exposition (désignée par le ministre de la Culture socialiste de l’époque, Charles Picqué) Gita Brys-Schatan expliquait dans le catalogue : « La commissaire s’est trouvée confrontée à une situation difficile : celle de n’avoir aucune information visuelle concernant un certain nombre d’œuvres pour opérer une première sélection parmi les centaines d’acquisitions. (Ce choix) fut frustrant lorsqu’il devint actif par rapport à l’adéquation au thème choisis.[4]» Autre façon de dire que ces œuvres n’entretenaient en fait aucun rapport direct avec la proposition intellectuelle dans laquelle elles étaient insérées. Elles étaient par ailleurs présentées « in situ » – toujours selon les mots du catalogue – en divers lieux d’exposition étiquetés « cabinets ». Très clairement, les artistes fournissaient la matière première et les « médiateurs culturels » le contexte et le sens ; notamment à travers un important matériel pédagogique à destination de l’enseignement artistique, selon une division du travail de production de l’œuvre d’art qui donne la part belle aux « auteurs d’expositions » et aux commentateurs. Cette division du travail eut pour conséquence le conditionnement idéologique de la production artistique.

On peut aussi réunir un catalogue de différentes luttes locales ou nationales et sous le nom de "convergences des luttes" en fixer le sens : Une autre Europe/mondialisation est possible par exemple (Note du Concierge)

resistance3.GIF aca1.GIF Déclaration d'intention & Affiche de l'Art Comme Résistance à l'Art

L’ « art comme résistance à l’art » prétendait ainsi ni plus ni moins « libérer les artistes du devoir de transgression », le catalogue s’appuyant sur une longue citation de l’ouvrage de Nathalie Heinich alors tout récemment paru, Le Triple Jeu de l’art contemporain, qui reprenait, sous une forme savante, l’antienne de « la fin des transgressions » – citation ici en exergue. D’où le titre proprement orwellien de l’exposition, qui ne faisait finalement que traduire le rêve conservateur d’un ordre immuable dans lequel quelques rares dissidents doivent être avant tout protégés contre eux-mêmes, les artistes fournissant à leurs œuvres défendantes la matière de la justification de leur propre domination.

La commissaire pouvait in fine contempler son œuvre à travers les catégories de perception qu’elle avait elle-même imposées : « Nous avons pu relever, à travers le thème de l’exposition, des pistes nous conduisant directement aux préoccupations des artistes de la fin de ce siècle.[5] »

Il y a aussi des intellectuels pour fixer les "préoccupations des luttes" qui convergent soit-disant "à travers le thème de l'occupation de la Place de la République" (note du concierge)

art_comme_resistance.gif perf1.gif Performance de Bendy Glu à l'ENSAV-La Cambre "L'art comme résistance à l'art comme résistance à l'art (TFE : Travail de Fin d'Etudes, autrement-dit mémoire universitaire imposé aux étudiants en art dans le cadre de la réforme de Bologne"

Le meilleur des mondes artistique & politique

Il n’est pas innocent qu’à plusieurs reprises le thème de « la fin de l’histoire » – qui est à la politique ce que « l’art comme résistance à l’art » est à l’art – ait été évoqué dans le catalogue. On peut ici paraphraser Nathalie Heinich en établissant une homologie structurale entre champ artistique et champ politique : si la « permissivité » des institutions démocratiques enferme les citoyens dans une « liberté indéfinie », alors la « conquête de la liberté » démocratique « s’accompagne de la perte de son objet », grâce à la « complicité » des professionnels de la politique. La mise en cause de la légitimité même des luttes politiques dans le meilleur des mondes démocratiques va de pair avec les tentatives de neutralisation des potentialités subversives du champ artistique – comme on le verra plus loin.

Le déplacement du regard des œuvres à l’exposition met en évidence une « forme symbolique » en adéquation avec une idéologie se proclamant « fin des idéologies », dont « l’art comme résistance à l’art » – dans sa naïveté ready made – est une sorte d’épure, en particulier parce que la contribution des artistes au processus de production est particulièrement réduite.

Exposer les expositions

Une autre épure était fournie, toujours en Communauté française, à Hamois, dans la région de Ciney, où un groupe de PME organisait un symposium de sculptures sous le nom d’« Espace partenaires ». La formule proposait chaque été à des étudiants des principales écoles d’art de travailler pendant trois semaines avec les matériaux des entreprises sur un thème académique – ainsi, en 1998, « Tensions et vibrations ».

Le dispositif comportait une galerie, sise au rez-de-chaussée de l’entreprise la plus impliquée dans le projet, et le jardin attenant, aménagé par l’un des « partenaires », spécialisé dans les jardins pavillonnaires. Celui-ci avait manifestement tenu à mettre en valeur son savoir-faire : une mare aux nénuphars peuplée de poissons rouges et entourée de roseaux, un jeu d’échecs, un petit banc de granit ainsi que diverses compositions végétales, telles qu’on peut en observer dans les jardins pavillonnaires de la région. Cet espace était séparé du siège de l’entreprise par une petite haie dissimulant le parking sur lequel stationnaient les engins de chantier. Des allées en gravier délimitaient un parcours autour d’espaces engazonnés, équipés de spots directionnels implantés à ras du sol et destinés à éclairer les œuvres. Tout se passait comme si cette structure d’exposition, s’exposant elle-même, s’imposait tacitement aux artistes. Non seulement les espaces potentiellement disponibles (parking, bureaux, atelier, mais aussi environs immédiats et autant d’espaces de transition) n’ont jamais été exploités, mais la grande majorité des participants se répartissaient individuellement dans les carrés d’herbe qui avaient été dessinés et de facto qualifiés comme espaces d’exposition par les organisateurs. L’acceptation implicite des formes du symposium par les artistes posait ainsi la question de la surdétermination des œuvres, dont la production était revendiquée dans le catalogue comme « acte libre ».

C’est donc sur la forme reproduite d’année en année, sur les conditions de reproduction de cette forme et ses implications sociales que nous adoptons ici une perspective, et non sur les travaux appréhendés pour eux-mêmes – point de vue aveugle auquel invite toute la tradition artistique. La structuration prédéfinie des espaces d’exposition semble agir le plus souvent comme un dispositif d’attente, susceptible d’activer et dans le même temps de renforcer, comme autant d’automatismes, les dispositions, qui doivent beaucoup aux modes de socialisation en vigueur dans les ateliers des écoles d’art. En 1999, des étudiants travaillaient d’ailleurs à l’ombre d’une œuvre monumentale de leur chef d’atelier, indiquant la marche à suivre. Les interventions passées, notamment celles d’artistes consacrés ou de professeurs, contribuent en effet à imposer les formes légitimes d’appropriation de l’espace (physique et social).

Outre la « violence symbolique » qui s’exerçait à travers la concordance des « structures subjectives » (dispositions incorporées acquises par la fréquentation du monde de l’art, à commencer par les écoles d’art) et les « structures objectives » (le jardin), des raisons matérielles rendaient aussi improbable la prise de conscience par les intervenants de l’espace formel et social, et par conséquent des coups à jouer, des changements d’échelle réalisables, des dimensions sur lesquelles travailler ; bref, de tout ce qui peut légitimement nourrir la réflexion d’un artiste. Les contacts étaient en effet pris avec les participants très peu de temps avant le symposium, et les commandes de matériaux justifiaient de la présentation d’un projet et donc, en dernière analyse, d’une conception en atelier. Peu de participants prenaient ainsi la peine de s’intéresser aux lieux en tant que tels[6], se concentrant sur la réalisation d’une tâche de construction.

Tout se passait comme si l’artiste-bâtisseur, exécutant ses projets avec efficacité et détermination – et posant ensuite fièrement face à ses réalisations pour le catalogue –, devenait une sorte de métaphore de l’entrepreneur qui, par un jeu largement impersonnel, imposait les catégories de perception propres aux agents économiques ; catégories qui, loin d’être relativisées par la confrontation avec les « visions d’artistes », étaient légitimées par une sorte d’onction artistique : dans la salle d’exposition temporaire, les encadrements des œuvres étaient symptomatiquement de la même facture que ceux utilisés pour les photos de pavillons affichées dans les bureaux.

On peut peut-être dire que l'occupation de la place de la République, avec ses Assemblées Générales, ses départs d'actions, sa série d'ateliers aux intitulés rituels sont bien faits pour reproduire une "forme d'occupation" dont le sens (médiatique) a déjà été produit par la série d'occupations de place dans laquelle on prétend ou est prétendu s'inscrire (note du Concierge)

Le jour du vernissage, il apparaissait clairement que les formes produites par les artistes étaient largement moulées dans celles produites par le savoir-faire des organisateurs, ces derniers ne faisant que mettre en œuvre leurs propres dispositions et compétences d’entrepreneurs.

« Repousser encore plus loin les supposées frontières établies entre l’Artiste et l’Entreprise »

Au-delà de la valorisation artistique du jardin et de l’habitat pavillonnaires, c’est-à-dire des produits mis sur le marché par les entrepreneurs, le concept de l’exposition était lui-même le produit d’évolutions politiques tendant à imposer la logique du champ économique à tous les domaines de l’activité humaine, y compris la création artistique. La fondation d’« Espaces partenaires », à l’initiative d’un cabinet de conseil en communication, était en en effet directement liée à l’importation en Belgique des outils de développement du « mécénat culturel ».

En 1986, dix ans avant que la banque Bruxelles Lambert n’organise une exposition didactique consacrée aux collections d’entreprises, avait eu lieu à Liège un colloque intitulé « Pour un mécénat culturel en Wallonie et à Bruxelles », sous la présidence de Jacques Rigaud, ancien haut responsable français au ministère de la Culture, président d’Ediradio (RTL) et d’Admical – Association française pour le développement du mécénat culturel, créée en 1979 sur un modèle américain. Ce colloque présida à la mise en place d’une association du même type en Communauté française, la fondation Prométhéa. La directrice de l’agence de communication liégeoise à l’origine du « concept Espace partenaires » en prendrait quelques années plus tard la présidence.

Le bulletin de la fondation Prométhéa est un bon marqueur du glissement continu de l’idéologie du mécénat. Son dépouillement montre qu’on passe en très peu d’années d’une conception traditionnelle « à la française » – où le mécène pour tirer le plus grand profit de son mécénat doit feindre le désintéressement – à la rationalisation économique de la culture comme stratégie de « communication » (externe mais aussi interne), avec des actions de plus en plus ciblées de « marketing culturel » ; et finalement l’apparition de projets directement conçus par et pour l’entreprise[7] : .. Les chefs d’entreprise remplacent peu à peu les artistes sous les feux de la rampe, au cours de galas annuels qui récompensent les meilleures actions de mécénat, élevées au rang d’œuvres d’art (comme ce fut le cas d’« Espace partenaires »), gratifié d’un « caïus » remis par la fondation Prométhéa.

Lors de l’une de ces cérémonies, on eut même recours, pour divertir les chefs d’entreprise, à d’autres artistes précaires, intermittents du spectacle, jouant le rôle de chômeurs mêlés à l’assistance et abordant les chefs d’entreprise prétendument en quête d’emploi… Le catalogue issu du symposium de sculpture proclamait la volonté de « repousser encore plus loin les supposées frontières établies entre l’Artiste et l’Entreprise ». Ce qui constituait sans nul doute une victoire de la « transgression » économique, « obtenue contre les réactions du sens commun et avec la complicité des médiateurs spécialisés ».

Le local contre le pompier

« Petits objets à fort rendement scientifique » (de ceux que Pierre Bourdieu préconisait pour faire avancer la sociologie), les terrains de ce type enferment aussi la potentialité d’un fort rendement artistique, dès lors que des artistes, libérés de cette « paradoxale injonction » de se libérer de la nécessité de « réinventer indéfiniment les conditions de leur propre liberté » se mettraient en tête de subvertir la division du travail d’exposition. C’est précisément ce qui s’est produit dans le cas que nous allons examiner.

Comme les deux exemples précédents l’illustrent, le pompier se trouve aujourd’hui moins du côté d’une production artistique académique (certes pléthorique) que de celui des expositions et donc de l’esthétique développée par les « médiateurs spécialisés » qui s’appliquent à subordonner la production artistique aux poncifs intellectuels et politiques du moment.

Parmi ces poncifs, la problématique « art et politique » ou « art et société » très en vogue dans les colloques et dans les expositions fournit un terrain de choix.

Art & politique

Du 18 janvier au 5 mars 2006, le centre culturel Jacques-Frank de la commune bruxelloise de Saint-Gilles – dont le premier magistrat préside la Région de Bruxelles-Capitale – organisait une exposition intitulée « A(rt)ctivisme ? ». Les intentions des organisateurs étaient crânement affichées : « Certaines œuvres iront dans le sens de la dénonciation des pouvoirs de l’argent, de l’information, de l’appareil politique, des préjugés sociaux, ou encore une critique du monde institutionnel de l’art. (…) Ces artistes proposeront un regard souvent critique face au monde et à la société ; avec l’espoir de créer un espace de liberté étant à même de provoquer un basculement des mentalités et des consciences.[8]

Les organisateurs avaient fait appel comme à l’habitude à ce qu’il faudrait peut-être appeler, dans une visée objectivante un peu brutale, des « prestataires » potentiels ; en d’autres mots des artistes perçus comme « engagés ». Mais l’un d’eux, Bernard Mulliez – peu soucieux de se contenter d’insérer une œuvre dans le concept et le contexte proposés par les organisateurs – décida de négocier avec les responsables la mise à disposition de faces de panneaux publicitaires réservés à la Commune (sur le territoire de laquelle se trouvait le lieu d’exposition) dans le cadre d’un contrat la liant à la multinationale JCDecaux. Il initia ensuite la constitution d’un collectif qui, sous le nom de « Diables roses », était invité à investir ces panneaux. Cela permettait de contourner le choix discrétionnaire des artistes par les organisateurs.

Autres instruments de production également réappropriés : le choix de la thématique – ici, « Proposer une alternative au monopole du discours publicitaire dans l’espace public » ; et le catalogue – deux pages mises à la disposition du collectif dans le journal édité à l’occasion de l’exposition. L’« espace de liberté » dans l’espace public préconisé par les organisateurs s’ouvrait dès lors dans le champ artistique lui-même…

texteOlive.PNG Texte censuré d'Olivier Drouot

D’entrée les propositions pour le journal furent refusées : l’une portait sur la critique d’un projet immobilier mené par la commune de Saint-Gilles et la Région de Bruxelles-Capitale (les artistes étaient impliqués dans le comité de défense du quartier[9].) ; l’autre était un texte loufoque qui jouait sur le patronyme du bourgmestre de la commune : crime évident de lèse-majesté. À cette occasion, on apprit que le directeur du Centre culturel était lui-même un élu communal sur la liste du bourgmestre Charles Picqué et donc incarnait un cas particulièrement aigu de conflit d’intérêt entre « art et politique ». Trois autres affiches du comité de quartier furent refusées : elles avaient le tort d’utiliser le symbole de la Région, l’iris – le directeur du centre culturel se justifiant ainsi auprès des artistes : « Quand je vois l’iris, je vois la tête de Charles Picqué. »

iris.jpg Affiche d'Emmanuel Tête

Plutôt que de crier à la censure, les artistes décidèrent de poursuivre l’expérience puisqu’ils disposaient de leur propre exposition à travers les panneaux publicitaires, ce qu’ils raconteront par la suite sur leur site.

''Les deux premières semaines se passent à peu près sans problème, mis à part le fait que Decaux perd mystérieusement cinq affiches en prétendant qu’elles n’ont jamais été remises. La troisième semaine, une affiche installée dans le goulet Louise déclenche les hostilités. Il s’agit du détournement d’une publicité pour des chaussures de luxe sur laquelle est peint le slogan « 100 % des Belges n’ont pas voté le hold-up néolibéral européen ». Bien que la marque de chaussures soit volontairement masquée, son fabricant reconnaît le visuel et menace la société Decaux de poursuites judiciaires. Soucieux de préserver ses clients, Decaux décide alors de retirer, non seulement l’affiche problématique mais aussi les quatorze autres. Et cela sans demander l’avis des artistes ni des responsables de l’exposition.''

afficheBernardMulliez.JPG Affiche de Bernard Mulliez ayant mis le feu aux poudres. Pas de meilleures "transgressions" que celles qui concernent l'UE ?

''Une réunion de conciliation est organisée entre Decaux, les responsables de l’exposition, le directeur des services culturels de la commune et les artistes[10]. Decaux rappelle que la société a fixé comme règle de ne pas permettre l’affichage à caractère politique, religieux ni commercial dans les panneaux concédés à la Commune. Les responsables culturels ignoraient cette clause et semblent embarrassés d’avoir autorisé trois semaines d’affichage à « caractère politique ». Plutôt que de défendre l’autonomie de leur politique culturelle, les organisateurs souhaitent alors continuer le projet en acceptant le nouveau système de contrôle qu’induit Decaux : les affiches doivent être préalablement approuvées par le collège des échevins (l’exécutif communal) et par sa société.

C’est inacceptable pour les artistes, qui déplorent le manque d’autonomie d’une entité publique vis-à-vis d’une multinationale telle que Decaux. En effet, comment les artistes peuvent ils continuer à faire de « l’activisme » sans contenu politique ?''

Les artistes proposent une sortie par le haut : installer les affiches de l’exposition « Gueules d’amers » de l’Assemblée des voisins dans les emplacements communaux. Il s’agit de portraits de personnes sans-papiers, réfugiées dans l’église Saint-Boniface, sans message politique direct (de type appel à la manifestation ou régularisation). Le représentant de Decaux estime que les portraits de sans-papier peuvent « choquer le fédéral » et qu’il devra en référer à sa hiérarchie – mais il ne dit pas non a priori. Le responsable des affaires culturelles doit, quant à lui, soumettre le projet au conseil communal.

gueulesdamers.jpg

Quelques heures plus tard, les artistes sont informés par le programmateur arts plastiques du CCJF que Charles Picqué décide d’arrêter tout affichage dans les ­panneaux Decaux, que la décision est « irrévocable » et qu’il ne peut plus rien. N’acceptant pas ce « fait du prince », les artistes envoient une lettre à Charles Picqué demandant à le rencontrer de toute urgence pour obtenir des explications sur cette décision et faire valoir leurs arguments. Lettre qui restera sans réponse.

Dans les premiers cas de censure, les responsables culturels veillaient – sans instruction directe mais tout en se ménageant une grande marge de sécurité – à protéger le pouvoir politique local contre les initiatives des artistes, demandant amicalement à ces derniers de « les comprendre » : en fait, d’assumer leurs propres contradictions entre logique artistique et logique politique en délimitant avec eux le champ des possibles artistiques. Des limites que l’on peut résumer ainsi : dans le chef des organisateurs, seul l’« universel » est digne d’un travail artistique, les problématiques locales sont donc exclues et, le politique étant chose abstraite et générale, sa ­territorialisation ne peut être que triviale.

De même, pour les alter-médiacrates de Nuit Debout, seul la "convergence internationale" semble être "digne d'un travail politique"... (Note du Concierge)

Au contraire, dans le cas des affiches des mouvements de soutien aux sans-papiers engagés dans une lutte politique concrète que les artistes ont proposées pour sortir de la crise, on est face à une censure politique directe. Une semaine plus tard, ces affiches, réunies sous le titre de « Gueules d’amers » (présentes à la vitrine de nombreux commerces de la ville), étaient pourtant reproduites dans un magazine semi-commercial du journal Le Soir, lui-même truffé de publicités[11]. Si les responsables culturels avaient eu à cœur de défendre leur autonomie face à une décision politique manifestement arbitraire, cet affichage aurait donc probablement pu voir le jour. Dans le cas contraire, les censeurs auraient été obligés d’assumer au grand jour, par-delà les beaux discours sur l’humanisme ou la culture[12], la responsabilité de politiques répressives.

Prix de la jeune censure

feteauvillage.PNG Cliquer sur l'image pour voir le film

L’une des problématiques sous tendues par ces expositions « art et politique » tellement en vogue est que l’art constituerait une forme de sublimation du politique transcendant les luttes jugées triviales. Dans cette perspective, ce sont les artistes qui changent le monde, pas les militants, renvoyés au vulgaire. Cet art comme ersatz de la politique est dès lors prédestiné à servir d’outil de dépolitisation et de délégitimation si les artistes restent dans les limites des dispositifs d’exposition conçus par les responsables culturels ou ne détournent pas les moyens de production mis à leur disposition.

Alors que les auteurs les mieux intentionnés s’interrogent généralement sur la contribution possible des artistes – supposés avoir le monopole de la créativité – aux luttes politiques, ce sont au contraire ici des pratiques militantes que les Diables roses ont mobilisé dans leur lutte artistique en réponse au « lâchage » des responsables culturels : site Internet, conférence de presse et médiatisation, enregistrement clandestin des réunions ; et surtout occupation temporaire du centre culturel avec décrochage de leurs œuvres, qu’ils remplacèrent par les affiches des « Gueules d’amer », la reproduction grand format de leur lettre au bourgmestre, improvisant également une cérémonie de remise des « Prix de la jeune censure ».

Quand l’artiste montre le contexte, le critique d’art regarde le doigt

Après cette occupation du centre culturel, les organisateurs redoutaient de nouvelles actions. Ils préférèrent donc laisser en place les affiches de « Gueules d’amers » qui avaient été placardées sur un mur d’exposition, espérant en neutraliser les effets par la requalification en « installation ».

La conférence sur « Art et politique » du sociologue Daniel Vander Gucht, programmée au lendemain de ces événements, prit dans ce contexte la forme d’une autre tentative de neutralisation – savante celle-ci – des problématiques de fond soulevées par les artistes. Loin de tirer les enseignements sociologiques sur l’ambiguïté structurelle des « médiateurs culturels » et de détailler les obstacles sociaux s’opposant à ce que soient tenues les ambitions de l’exposition, pourtant proclamées sur la base de citations de son propre livre consacré à « art et politique », le sociologue émit l’hypothèse que toute l’affaire avait en fait été pré­méditée par les artistes, utilisant des recettes éculées pour obtenir un scandale et sa médiatisation. (Il suffit pourtant de consulter les affiches des Diables roses, disponibles sur leur site Internet, pour s’apercevoir qu’une volonté de provoquer la censure aurait conduit à la réalisation d’une campagne bien moins innocente.) Invitant à un regard exclusivement sur la forme, cette « stratégie » relevait, pour le sociologue, du néo-académisme, reproduisant laborieusement des « processus » datant des années 1960. Quant aux problèmes politiques soulevés, ils étaient tout simplement déniés : « Que se serait-il passé si les affiches n’avaient pas été retirées des panneaux Decaux ? Rien.[13] » Autrement dit, les artistes étant condamnés, pour exister, à provoquer, toute réaction est entièrement réductible à la provocation. Pour mesurer l’absurdité de cette proposition – le problème étant de savoir pourquoi il s’était passé quelque chose plutôt que rien –, on peut la remplacer par la question qui pourrait être posée aux défenseurs des sans-papiers « provoquant » le pouvoir politique : « Que se serait-il passé si les sans-papiers avaient été régularisés ? » Et finalement, que se serait-il passé si des artistes ne s’étaient pas donné les moyens d’expérimenter l’adéquation entre les intentions proclamées par les organisateurs et la réalité politique locale ? La réponse est simple : une exposition d’« œuvres politiques » décontextualisées entretenant l’illusion d’une liberté politique et artistique totale dans la commune…

Vérification expérimentale : quelques semaines après avoir célébré les libertés politiques et artistiques par l’intermédiaire de son centre culturel, le 6 avril 2006, la Commune se prémunissait contre le risque d’occupation d’églises par une ordonnance, manifestement illégale, interdisant « tout rassemblement, manifestation ou cortège de plus de cinq personnes ayant trait à la problématique des sans-papiers sur le territoire de la Commune jusqu’au 31 mai 2006 à minuit. ».

Coup de baguette sociologique

Cette tentative de neutralisation esthétique était à double tranchant, car elle avait aussi pour effet de réintégrer les artistes d’un coup de baguette sociologique dans le champ de l’art inoffensif, de nouveau tolérés dans l’exposition du centre culturel malgré leur « esthétique activiste » fleurant un peu trop les années 1960-1970. Ce fut l’occasion pour les artistes, lors de la soirée de clôture, de présenter un film monté pour la circonstance, retraçant leur parcours dans l’exposition et ce que révélait cette expérimentation. Ce film répondait parfaitement à la commande puisqu’il dénonçait les « pouvoirs de l’argent, de l’information, de l’appareil politique, des préjugés sociaux, ou encore proposait une critique du monde institutionnel de l’art ». Une démonstration d’« art contextuel » mais aussi « processuel », présentée in situ. Ce qui répond sans aucun doute à l’inquiétude de Nathalie Heinich : « Comment faire pour éprouver sa liberté en franchissant les frontières lorsque les frontières sont niées par ceux-là mêmes qui étaient chargés de les garder ? »

De la division du travail dans le champ artistique

Comme dans Cendrillon, lorsque sonne la fin de l’exposition, les moyens de production des artistes disparaissent en fumée. Ce n’est pas le cas pour les « médiateurs spécialisés »…

Quelque temps après ces événements dont le détail avait difficilement pu échapper à la critique, le bulletin officiel des arts plastiques de la Communauté française consacrait un article prenant prétexte de cette exposition sous le titre « Repositionnements stratégiques de l’art politique récent ». Celui-ci était illustré de deux photos, avant et après ­l’occupation du centre culturel, dont le résultat était qualifié d’« installation ». En légende, quelques lignes évoquaient le retrait des affiches par la société Decaux mais passaient sous silence la censure des affiches de « Gueules d’Amers ». L’arrêt de la campagne d’affichage était attribué à l’« administration communale » et non à son premier magistrat. L’article – riche d’ambitions théoriques mais n’utilisant les visuels de l’exposition qu’à des fins illustratives – distinguait deux types de pratiques étiquetées « politiques » dans l’art, citant à l’appui un catalogue hétéroclite de noms propres sans pour autant s’attarder à décrire, encore moins à analyser, les pratiques ou les œuvres en question. La première « pratique » était celle du « nouvel activisme », qui serait né de la « radi­calisation » des « pratiques militantes » dans le contexte d’« une mondialisation accentuée des échanges économiques et culturels » : « La figure de l’artiste engagé se confond désormais avec celle de l’interventionniste, voire de l’anarchiste poseur de bombe » – rien de moins ! Sous cette étiquette, on trouve les Diables roses, cités parmi vingt-cinq autres noms d’artistes belges ou étrangers. Mais cette catégorie d’« interventionniste » – sortie tout droit de l’imagination de l’auteur pour constituer un repoussoir commode sans qu’aucun critère typologique ne soit même évoqué[14] – était stigmatisée pour des raisons de forme (artistiques) qui rejoignaient ici encore des raisons de fond (politiques). D’une part, leurs « procédés expressifs et critiques » ne sont pas « novateurs » : ils « héritent et ­réitèrent le plus souvent sous une forme réactualisée » des pratiques relevant des catégories de l’histoire de l’art telles que « le dadaïsme, le situationnisme, ou encore l’anti-esthétique punk » ; d’autre part, « ces expressions renouent avec l’agit-prop des années 1920 et participent dès lors d’un jugement et d’une condamnation posés a priori, soit encore d’une forme allégée d’idéologie[15] ».

Esthétique communicationnelle & théorie de l’espace public

Quelles sont donc – selon notre « commissaire artistique » (politique ?) – les pratiques réellement novatrices ? Pour l’auteur, qui s’appuie ici encore, sur le livre de Daniel Vander Gucht, ce sont celles qui relèvent de « l’esthétique communicationnelle », qui « prennent pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social » et « pour matériau d’action et d’étude l’ensemble du corps social entendu comme espace d’intersubjectivité ». Des pratiques qui « renouent avec une acceptation plus originelle de la notion de politique : à savoir celle renvoyant à l’organisation de la vie publique et de la polis ».

Toute ressemblance avec l'idéologie déployée par les médiacrates et idéologues de Nuit Debout que résume bien la vidéo ci-dessous... (Note du Concierge)

toietmoi.PNG Visible sur Facebook en cliquant sur l'image

Même si l’auteur n’y fait nulle référence car elle est devenue comme l’air qu’on respire – aussi « invisible » que la structure du jardin d’Hamois –, on peut difficilement ne pas faire le lien avec la définition de l’espace public de Jürgen Habermas, celle-là même que Pierre Bourdieu a pointée comme « biais intellectualiste[16] » éliminant la question des rapports de force socialement construits – ces mêmes rapports de force que l’expérience des Diables roses rendait tangibles. On voit ici que le « verrouillage intellectualiste » du champ artistique est en parfaite adéquation avec la fermeture du champ politique autour de différentes formes de « consensus » qui excluent les points de vue dominés de « l’espace public ».

Dans quelle mesure Nuit Debout accomplit-elle le tour de force de régénérer cette conception de l'espace public en la relégitimant par la contestation - "Il n'y a que des gens comme toi et moi", that is the question... (Note du Concierge)

L’auteur de l’article concluait : « À la figure de l’artiste engagé représenté plus haut sous les traits de l’activiste se substituerait alors celle du “médiateur social”, peut-être plus apte à rendre compte actuellement de la responsabilité du positionnement de l’artiste en tant que créateur, mais aussi en tant que citoyen. Militant de l’“impouvoir”, l’artiste engagé ne précède plus aujourd’hui le fait social (…), “il l’accompagne”, “il marche avec”[17]

De quoi "nous ne revendiquons rien" est-il le nom ? Qu'"accompagne" Nuit Debout, That is the question (Note du Concierge)

On ne doit pas s’étonner que la caution artistique et subversive de la posture réformiste soit aujourd’hui si activement sollicitée. Elle correspond à un véritable besoin de légitimation de la part d’anciens militants reconvertis dans des fonctions de « médiation sociale ». C’est ce que suggère Sylvie Tissot au sujet de militants des luttes urbaines des années 1970, investis depuis dans la politique de la ville : « Le réformateur use des ressources rhétoriques du discours savant et manie le paradoxe pour finalement montrer que l’abandon des postures les plus radicales constitue en quelque sorte la subversion ultime.[18] »

Une transgression spécifique dans le champ artistique

Reprendre le contrôle du sens de son propre travail artistique suppose de transgresser dans la durée la division du travail entre pôles de production matériel et intellectuel du champ artistique.Le « colloque scientifique » sur « Art et société » et l’exposition organisés en parallèle par une autre institution de la Communauté française, l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique, furent l’occasion d’en faire une dernière fois la démonstration. Le budget de cet institut, prélevé sur celui des arts plastiques, est à lui seul supérieur à ceux de l’aide à la création et de l’achat d’œuvres d’art, ce qui donne un bon indice du rapport de forces entre artistes et « médiateurs spécialisés ». Par ailleurs, toujours dans la même logique de division du travail et de partage inégal des bénéfices – pas seulement symboliques : si l’entrée au colloque était payante et les intervenants (professeurs et critiques d’art) rémunérés, l’espace d’exposition était d’accès libre et les artistes non défrayés. Invités, les Diables roses refusèrent que leur film, La Fête au village – produit dans le cadre de l’exposition au Centre culturel Jacques Frank peu de temps auparavant et devenu « œuvre » –, soit objet d’exposition. Ils négocièrent d’être inscrits dans le colloque, sur la promesse de produire une « contribution intellectuelle ». Bien leur en prit : non seulement les salles d’exposition et les projections n’attirèrent à peu près aucun visiteur, mais les participants au colloque n’avaient pas le temps matériel de les ­fréquenter. Les organisateurs refusaient cependant la projection du film des Diables roses en guise de contribution au colloque : réaffirmation que les œuvres ne sont que matière première à commentaires savants mais ne peuvent constituer, en elles-mêmes, des prises de position intellectuelles. Le collectif dut feindre donc d’en présenter quelques minutes pour pouvoir ensuite les commenter. Mais une fois le film lancé, il fut projeté dans son intégralité – quinze minutes environ – et suivi d’une analyse in situ de cette transgression spécifique de la structure constituée par le colloque et l’exposition, représentative de la division inégalitaire du travail entre les artistes et les commentateurs[19].

Du Jardin d’Hamois à Jeevanjee’s Gardens

L’analyse des rapports de force et des mécanismes de domination internes au champ artistique peut aussi éclairer d’autres configurations politiques. Prenons le cas du fonctionnement actuel des Forums mondiaux, tel qu’il est apparu de façon particulièrement critique début 2007 à Nairobi. Si un tel Forum ne peut être réduit à une « exposition » de luttes et d’alternatives politiques[20], c’est cependant sur ce mode qu’il se donne au visiteur appartenant à ce qu’on pourrait appeler le « grand public de l’altermondialisme », que certains organisateurs ambitionnent semble-t-il de sensibiliser « en masse » à travers un mode d’organisation de type « événementiel ».

Ce dernier aspect était particulièrement caricatural à Nairobi puisqu’on notait la présence envahissante du sponsoring d’une multinationale de la téléphonie mobile et de sous-traitants spécialisés dans l’événementiel. Ce mode d’organisation aboutissait à une structure, finalement similaire au jardin d’Hamois, bien loin d’évoquer un « autre monde ». Au point que la presse économique kenyane pouvait titrer : « La tenue du Forum social mondial assied la place de Nairobi comme centre de réunions d’affaires. »

Un autre effet regrettable était ici encore la déterritorialisation de la politique : on pouvait très bien, au profit d’une Afrique parfaitement abstraite et non dénuée d’exotisme, tout ignorer de la présence du deuxième bidonville d’Afrique à proximité immédiate du stade où se déroulait le forum. Ou de l’exclusion d’une grande partie du public potentiel de Nairobi pour cause de tarifs d’entrée prohibitifs, mais aussi de nombreuses organisations de base kenyanes en raison des droits exorbitants exigés pour disposer d’un espace de « séminaire ». Face aux critiques, les organisateurs firent valoir qu’un Forum mondial n’était pas « local ». En réponse aux actions directes non violentes[21] menées par certaines organisations kenyanes exclues de cet « espace public » pour exiger que le Forum se mette, en pratique, ici et maintenant, en conformité avec les valeurs affichées à grand renfort de communication[22], la réaction la plus académique reproduisait la coupure intellectualiste analysée dans le champ artistique : « Ce sont des idéologues, nous sommes rationnels », déclarait un universitaire tunisie, comptant parmi les organisateurs du forum[23].

Non loin de là, un forum alternatif organisé par un mouvement de base kenyan, le People’s Parliament, à Jeevanjee’s Gardens – un parc du centre-ville – contrastait en tous points avec la démesure des moyens, l’espace fermé évoquant les gate communities des quartiers riches et la forme académique des débats en vigueur au stade Kasarani. La critique de la mondialisation de l’économie y prenait une forme beaucoup plus concrète puisqu’elle partait de ses effets sur la société kenyane, et prioritairement sur les plus pauvres, qui purent partager leur expérience quotidienne, souvent avec une éloquence et une liberté de parole impressionnantes, avec des « délégués » venus souvent de très loin et qui, pourtant, se reconnaissaient pleinement dans les formes « locales » d’une même expérience du « global ». Comme quoi, l’universel est bien à rechercher dans les formes de l’expérience du local et leur mise en relation, et non dans l’esthétique académique d’une classe transnationale.

Le Peintre du Champ

Notes

[1] Il faut cependant nuancer ici : en France, les études d’insertion semblent montrer que les diplômés des écoles municipales des Beaux-Arts s’en sortent plutôt mieux sur les marchés du travail non artistiques, alors même que leur formation n’a pas de visées  professionnalisantes ». Ces écoles dans lesquelles on pouvait rentrer sans le BAC, accueillant un certain nombre d'évadés de l'enseignement technique ou de la formation professionnelle sont aujourd'hui en voie de disparition. Les budgets étant désormais concentrés sur des écoles régionales des Beaux-Arts visant exclusivement à faire émerger des artistes régionaux sur la scène internationale.

[2] On pense particulièrement aux journalistes mais aussi aux chercheurs. Pour une analyse de la prolétarisation intellectuelle et de ses conséquences sur la production de l’information, lire Alain Accardo, Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Agone Canal Historique, 2007.

[3] Cité par Gita Brys-Schatan in Liberté, libertés chéries ou l’Art comme résistance à l’art. Un regard posé sur dix années d’acquisitions de la Communauté française de Belgique (1989-1998), ISELP, Botanique, Communauté française de Belgique, 1999, p. 75.

[4] Liberté, libertés chéries…, op. cit, p. 24.

[5] Liberté, libertés chéries…, op. cit., p. 75 (souligné par moi).

[6] Certains ignoraient tout des environs les plus immédiats, comme l’existence d’un lotissement à une centaine de mètres de là ; contexte d’autant plus intéressant qu’il était en partie habité par des familles de militaires rapatriées de RFA suite à la fermeture de bases belges ; outre le fait qu’il avait été aménagé par l’entreprise sur le terrain de laquelle les artistes officiaient.Si certains participants évoquent un "malaise", celui-ci ne s'est traduit que par l'occupation d'espaces périphériques du jardin (en bordure de la Nationale, ce qui a pu attirer l'attention de l'équipement, ou dans un coin dissimulé par la mare aux nénuphars et séparé par une clôture de jardins semi-potagers appartenant aux habitations mitoyennes, parmi d'autre marqueurs -omniprésents - d'une histoire sociale de la région, remarquablement invisible à "l'œil académique". Cet espace social est clairement apparu à une jeune artiste, Domitienne Cuvelier, qui, dans un premier mouvement avait proposé de prolonger ces jardins vivriers dans le parc d'exposition. Cette proposition n'a pas été menée à bien, en partie parce que cette démarche paraissait a priori incompatible avec les conditions du déroulement du symposium (limites dans le temps). Le travail finalement réalisé, installé dans la galerie posait implicitement la question de la standardisation de l'habitat dans la région.

[7] L’association britannique Art & Business est de loin la plus innovante en ce domaine. Sur ces questions, lire Bendy Glu, « Culture & propagande. Lille 2004, capitale européenne de la culture », Revue Agone, Canal Historique, 2005, n° 34. Voir aussi la performance « Le Mariage d’Art & Entreprise »

[8] Ces phrases sont en fait extraites de l’ouvrage Art et politique. Pour une redéfinition de l’art engagé (Labor, 2004) de Daniel Vander Gucht, sociologue faisant lui-même partie de l’exposition à travers une conférence qu’il prononça dans ce cadre sur le thème « Art & politique » le 15 février 2006. »

[9] Voir http://www.quartier-midi.be/

[10] La transcription de cette réunion enregistrée clandestinement est consultable ici

[11] Deux affiches d’artistes retirées des panneaux Decaux furent par ailleurs sélectionnées pour la biennale de l’affiche politique de Mons en 2007.

[12] Dans sa préface au catalogue de l’exposition Liberté, libertés chéries…, Charles Picqué écrivait : « Ces œuvres (sont réunies) autour d’une thématique universelle et humaniste, celle de la Liberté, toujours menacée et toujours à reconquérir. (…) Ces manifestations nous rendent proches de l’artiste, celui qui, en osant s’écarter des normes, transcende la réalité et réinterprète notre quotidien. »

[13] Conférence de Daniel Vander Gucht, centre culturel Jacques Frank, 15 février 2006.

[14] Celui-ci ne fait en fait que reprendre la trame du livre de Daniel Vander Gucht, Art et politique, op. cit.

[15] « Dès lors » souligné par moi.

[16] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 95.

[17] François Danthine, « S’infiltrer pour ne plus régner. Les repositionnements stratégiques de l’art politique récent », L’Art même, 2006, n° 30 – souligné par moi..

[18] Sylvie Tissot, « Réformer les quartiers. Enquête sociologique sur une catégorie de l’action publique », thèse sous la direction de Christian Topalov, EHESS, Paris, 2002, chap. VI. (Lire aussi le livre issu de cette thèse : L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie sociale de l’action publique, Seuil, 2007.)

[19] La contribution (non réellement sollicitée) des Diables roses aux actes du colloque à travers un mystérieux GRAPC (Groupe de recherches artistiques sur les pratiques critiques) fut finalement acceptée pour publication – par une maison d’édition dirigée par le professeur Vander Gucht –, mettant ainsi fin aux censures en série : Éric Van Essche (dir.) Les Formes contemporaines de l’art engagé. De l’art contextuel aux nouvelles pratiques documentaires, La Lettre volée, 2007.

[20] C’est notamment l’occasion pour de nombreux réseaux thématiques de se rencontrer et de planifier leurs campagnes à l’échelle intercontinentale.

[21] Blocage des entrées pour obtenir la gratuité d’accès pour les Kenyans et occupation de la luxueuse tente-restaurant appartenant à la chaîne d’hôtels du ministre de l’Intérieur qui s’était assuré le quasi-monopole de l’hôtellerie et de la restauration au détriment de la population locale.

[22] Le budget de la communication s’élevait à 200 000 $ dans un pays où le revenu moyen annuel par habitant s’élève à 300 $.

[23] Réunion du Conseil international des forums sociaux, Nairobi, 26 janvier 2007.