Certains contes appartenant à la tradition berbère, qui renvoient aux fondements des rapports de domination entre les détenteurs de savoir et leurs élèves, peuvent éclairer la situation que connaissent notamment et plus particulièrement les femmes dans l’univers intellectuel. Nous en avons sélectionné trois :

le Maître d’arabe et ses élèves ;

le Roi et le coffre ;

le Chacal maître d’école.

Ces contes montrent que la transmission du savoir est problématique et exige dans tous les cas une soumission totale du dominé (ici, l’élève, qu’il soit homme ou femme).

Le Maître d’arabe bigame[1]

Il était une fois un maître d’arabe qui avait deux femmes et avait l’habitude de tuer ses meilleurs élèves. Au fil de la scolarité, seuls les mauvais élèves revenaient dans leurs familles, les bons disparaissant à jamais. Un jour le jeune Mohand, fut attiré par l’enseignement du maître. Mohand était intelligent et très affectueux. Orphelin, il reporta toute son affection sur le maître et ses femmes. Au bout de quelques mois, Mohand avait beaucoup appris. Il alla trouver les épouses et leur dit fièrement qu’ayant bien appris sa leçon il croyait bien pouvoir devenir le favori du maître. Au fait des pratiques de leur époux, les femmes se concertèrent et décidèrent d’arracher le jeune garçon au triste sort qui l’attendait.

— Écoute Mohand, ce que nous allons te dire est un secret. Si tu ne gardes pas ce secret, il en ira de ta vie et de la nôtre. Ton maître n’est pas celui que tu crois. Il est comme le dos d’un porc-épic (qui porte des aiguilles blanches et des aiguilles noires) et jamais tu ne reconnaîtras en lui le bien du mal. Mais attention, le mal est plus fort que le bien. Pour t’en prémunir, il te faut mêler au bien un tout petit peu de mal… Lorsque le maître t’appellera pour t’interroger, ne lui montre pas que tu en sais autant que lui : cache ton savoir.

À partir de ce jour Mohand comprit que s’il voulait vivre il lui fallait être inférieur à son maître.

Le Roi et le coffre[2]

Il était une fois, un roi qui souhaitait épouser la femme la plus intelligente du royaume. Ses gardes parcourent tout le pays sans parvenir à trouver une femme alliant beauté et intelligence. Le roi fait alors le seul choix de l’intelligence jetant son dévolu sur la fille du bûcheron du village. Préalable à la concrétisation du mariage, la future reine doit résoudre des énigmes plus difficiles les unes que les autres. Comblé par ses réponses, le roi en fait sa femme. Depuis son balcon, la jeune femme jette un œil intéressé sur les affaires du palais. Elle ne tarde pas à s’apercevoir que la justice est très mal rendue : le roi s’amuse à soumettre les énigmes les plus difficiles aux malheureux accusés, puis en exécute un certain nombre. L’épouse intervient dès qu’elle en a la possibilité en soufflant depuis son balcon les réponses aux condamnés ; elle en sauve plusieurs. Le roi finit par se poser des questions. Furieux, il comprend que seule son épouse peut lui faire un tel affront. Il rentre chez lui et prie sa femme de se dénoncer, ce qu’elle fait. Le roi la chasse lui accordant pour dernière faveur d’emporter ce qu’elle désire. Elle jette uniquement son dévolu sur un grand coffre. Après avoir déjeuné, elle prie ses esclaves de porter le coffre jusqu’à la demeure paternelle.

Une fois installée chez son père, elle soulève le lourd couvercle et apparaît son maître et époux en train de bailler. Celui-ci s’éveille et se met à hurler : « Par Dieu, qu’est-il donc arrivé … ? »

La jeune femme répond alors : « Sire, vous m’avez dit de prendre ce que je voulais. Or, dans ce palais, rien ni personne n’avait de l’importance à mes yeux : la seule valeur c’est vous ! »

Furieux d’être une deuxième fois dupe, le roi enjoint son épouse de retourner au palais mais de n’en plus sortir : « Toi tu règnes sur la maison et moi sur l’extérieur. (littéralement : « Ton intelligence doit rester confinée dedans » Nous ne pourrons être ensemble qu’à cette condition. »

L’école du chacal

Le chacal sortit de la mare tremblant de peur et de froid. Il trouva un vieux tamis et, voyant venir la laie, il le tint comme un tambourin et, en s’accompagnant, se mit à chanter :

Ce trou est percé ;

Celui-là ne l’est point !

Nous n’avons pas trouvé plus neuf !

La laie, le voyant frissonner en chantant, le crut en proie à une transe mystique :

— Serais-tu versé dans les saintes écritures, Si Mohammed ? demanda-t-elle.

— Mère belle-hure, mère beau-groin, répondit-il, ne sais-tu pas que je suis lettré, fils de lettré, petit-fils de lettré ? Voilà le mausolée de mon aïeul sur ce mamelon.

La laie le crut et décida de lui confier l’instruction et l’éducation de ses petits, moyennant rétribution. Elle les entraîna donc tous les douze vers la caverne-école. Ils étaient tous grassouillets (et grognaient le plus gentiment du monde) ; lorsque la mère les contemplait, elle sentait son cœur s’épanouir de joie et de fierté. Si Mohammed caressa les marcassins l’un après l’autre, puis il avertit la mère :

— Noble dame, dit-il, pour que les enfants profitent de mon enseignement, il ne faut pas que tu viennes les déranger à chaque instant ; les provisions, il faudra les déposer sur le seuil, puis te retirer.

— C’est bien, dit-elle.

Et elle repartit seule, les yeux pleins de larmes.

Puis le chacal revint vers les marcassins et les dévora. Il plaça les os dans leurs petites dépouilles qu’il suspendit à l’intérieur de la caverne et des essaims de guêpes et de grosses mouches vertes vinrent bourdonner tout autour. Lorsque la laie déposait les provisions, il lui disait :

— Écoute ce bourdonnement ! Comme les petits sont studieux ! Écoute !

Un jour, ne pouvant plus contenir son amour maternel, elle se précipita à l’intérieur pour voir ses petits, mais elle se trouva en face de l’horrible réalité. Le chacal s’enfuit dans la caverne, vers une autre issue. La laie le poursuivit dans l’obscurité et lui saisit une patte. Il se mit à ricaner :

— Elle tient une racine et croit que c’est ma patte !

Elle crut s’être effectivement trompée. Elle lâcha prise et il s’enfuit.

Ce que nous enseignent les contes berbères sur la soumission dans le savoir

Dans l’univers de l’éducation, celui qui se soumet à l’autre (se met en dessous) est souvent associé au sauvage, à l’inculte et, plus loin encore, à l’animal (ce n’est pas un hasard si l’homme inintelligent est dit bête : de « bestia » ; « aghyul », âne en kabyle). Seule l’intelligence distingue l’animal de l’homme. Ne dit-on pas en kabyle« lmal aâgun » : les animaux « idiots » ou muets ?

Le maître est à son élève ce que l’officier est au simple soldat. L’inégalité est la condition sine qua non qui fonde la relation, même si les deux protagonistes dénient les rapports de force qui sont à l’origine de cette relation et la violence qui en résulte. L’ambiguïté de Chacal maître d’école dévorant ses élèves renvoie à ce refoulé. En dispensant le savoir, Chacal ne cache nullement la jouissance qu’il éprouve. Comme en tout processus initiatique, le futur candidat meurt à lui-même, à son identité primitive pour en prendre une autre. Cette dernière est marquée du sceau de l’initiateur. Chacal a donc non seulement la capacité d’éduquer mais aussi de transformer les mentalités et de convertir les statuts…

Transmission du savoir & possession physique

En kabyle, le jeu des métaphores et de la variation linguistique qui en découle fait que le sens figuré devient à son tour tellement explicite qu’il est tabou. Ainsi, la relation sexuelle est rendue par le terme de « dévoration » et « tuchit », une manière de consommer avec bonheur. Un maître « accompli » est sans doute celui qui se trouve dans une position qui le prédispose à la domination, donc à la jouissance intellectuelle et physique. Dans les écoles religieuses d’autrefois, il incombait aux élèves de s’occuper de la nourriture du maître (de l’apporter et de la préparer) et des tâches ménagères (corvées d’eau et transport du bois.) Le maître d’école est pris en charge par ses élèves comme par le village dans son ensemble qui, en plus de son salaire, lui donne sa part de récoltes et d’huile. Il n’y a pas si longtemps, dans le Sous marocain, les enfants étaient également chargés d’épouiller leur maître en signe d’humilité. L’esprit et le corps ne peuvent être dissociés, bien au contraire. On considère même que le premier porte le second et réciproquement.

Ainsi en est-il du corps des élèves qui est supposé être incorporé à celui de leur initiateur, donc assimilé, voire phagocyté.

Dans le premier conte, les mauvais élèves échappent à la mort ; en revanche, les plus doués, parvenus au niveau le plus élevé de l’initiation, sont éliminés par le maître au moyen d’une ruse[3]. Le protagoniste du récit est sauvé in extremis par les épouses du cheikh bigame, qui révèlent au jeune garçon les pratiques coutumières de l’initiateur[4], chez lequel appétit intellectuel et sexualité sont liés. En effet, ses femmes, comme ses élèves, sont destinées à faire corps avec le corps du maître (corps social mais aussi corps physique, qu’il faut régénérer). L’aspirant (concept emprunté à la mystique musulmane) est celui qui, par son adhésion explicite et implicite, marque son infériorité statutaire. Le savoir ne peut s’acquérir que dans une relation de corps à corps et renvoie à une relation fusionnelle entre celui qui donne et celui qui reçoit. En absorbant l’intellect, le maître peut, par là-même, s’emparer du corps. Comme en un jeu de miroir, l’élève idéal est vécu et perçu comme l’œuvre personnelle du maître en ce qu’il lui renvoie sa propre image. Ce rapport de dépendance entre l’un et l’autre peut piéger le dominant devenu tributaire de son propre jeu. La possession physique constitue sans doute une manière de récupérer l’héritage (son savoir placé en l’autre) légué à un être à la fois proche et différent.

Que ce soit dans une relation homosexuelle ou hétérosexuelle, le maître se vit comme le propriétaire, le procréateur (masculin et féminin à la fois), qui engendre en se régénérant, dans et grâce au corps de l’autre. En pratique, l’initiateur se trouve dans une position dominante dans tous les sens du terme : il est souvent plus âgé, plus expérimenté (initié) et généralement de sexe masculin[5]. Cette position de géniteur symbolique renvoie à l’image du père. Pour certaines candidates, cette relation revêt un caractère idéal, car le maître peut cumuler (symboliquement s’entend) trois positions en une : celle de l’initiateur, celle du géniteur et celle de l’homme[6].

Comme c’est le cas pour Chacal, la dévoration symbolique traduit la difficulté, pour le maître, d’établir une distinction entre l’autre et soi. La névrose du maître est telle qu’il a besoin de phagocyter l’autre pour se réapproprier son propre savoir. L’intellectuel est souvent mis en avant pour occulter la libido masculine.

En dévorant son élève, Chacal ne fait que se réapproprier de manière « légitime » ce qu’il croit lui revenir de droit. Il y a donc d’une certaine façon mort symbolique de l’élève. Lorsque le maître s’approprie le corps de l’élève, ce dernier cesse d’exercer une domination au niveau de l’esprit, d’où la contradiction qui surgit chez celui qui dispense le savoir – confusion entre le corps et l’esprit et confusion entre l’élève et la femme.

Ne peut-on pas penser avec les mystiques que la relation entretenue dans ce cas relève, pour le maître, du divin puisque le maître pense qu’il est toujours le créateur incréé et que, pour survivre, il exige (et croit être en droit d’exiger) une relation inconditionnelle unilatérale ? De nombreux rites sont imposés à l’élève pour obtenir de lui une soumission totale, qui passe par l’effacement complet du corps. Au point d’ailleurs que l’aspirant – le candidat – en arrive à une fusion totale avec l’esprit (ou si l’on veut ce corps fait esprit ou nature faite culture).

De son côté, l’élève, dans le monde profane, est perçue comme un être voué au renoncement et qui n’a pas d’autre besoin que celui de voir exister le maître, à l’instar de Dieu.

Les femmes dans le monde intellectuel ou Le prix du savoir

Le fait que les femmes servent l’intelligence est aisé à comprendre car l’accès au savoir est, comme on le sait, très récent dans de nombreuses sociétés.

Pour cette raison, les femmes sont portées à servir doublement l’autre, l’homme (en tant que corps masculin) et surtout l’esprit. Être à disposition signifie par là-même se réfugier dans une vision « idéal-mythique » susceptible de transmuer la relation de domination. L’autre ne peut en aucun cas être un dominateur ; c’est un sauveur, un esprit à l’état pur qui permet au monde d’avancer, à l’instar des hommes de religion.

Cette soumission béate mais niée se traduit dans le concret par des services qui, comme ceux de l’univers familial que ces femmes ont fui, est marqué par le sacrifice, le don de soi. Le dévouement pour le travail du maître est plus accentué encore. Paradoxalement, les femmes se contraignent à effectuer des tâches – en général liées à la domesticité – comme pour offrir un « supplément » : les tâches intellectuelles ne suffisent pas. Elles redeviennent femmes alors que beaucoup d’entre-elles se sont investies dans le savoir afin de fuir les tâches traditionnelles assignées au monde dit féminin.

Ce comportement qu’aucune loi ne dicte est, quant au fond, une forme de contre-don. Les femmes, hors du monde auquel elles sont normalement assignées, se sentent tenues de procéder au règlement d’une dette… Elles doivent payer leur intégration au monde de l’esprit en commençant par servir – de leur propre gré – l’esprit incarnant cet idéal-mythique.

Cette relation n’est pas sans rappeler le rapport que les femmes entretenaient autrefois avec les entités invisibles (saints, marabouts, génies). Chez les Kabyles, comme dans la Grèce antique[7], les femmes offraient aux saints de la nourriture, des animaux en sacrifice. De la même façon, elles pouvaient offrir leur force de travail. Elles allaient chercher du bois, de l’eau et accomplir des tâches ménagères dans le mausolée pour gagner les faveurs du saint, en réalité servir l’esprit du saint, ce dernier pouvant être mort ou vivant. On peut établir un rapprochement entre ces pratiques et les nôtres, celles des femmes servant des intellectuels dans nos sociétés occidentales. Une quarantaine d’entretiens menés entre 1985 et 2000 montre les mêmes constantes : d’abord un enchantement, puis une terrible déception, qui peut parfois aller jusqu’à la tentation du suicide[8] . Saisir des textes, offrir ses notes de terrain, traduire, assurer des heures supplémentaires, organiser des rencontres utiles à l’échange scientifique et intellectuel, renoncer à ses vacances, certaines femmes vont jusqu’à s’interdire toute vie familiale et personnelle[9] : tous ces faits et gestes ne sont rien d’autre qu’une façon de procéder au règlement d’une dette d’autant plus grande que le statut de la femme asservie est moindre.

Les mots de la domination symbolique

Comme un papillon vers la lumière

— Thérèse, 27 ans, d’origine sociale modeste, vient de l’étranger. Elle a été attirée par la réputation du Maître : « De loin (d’où je venais et par la distance géographique et sociale), je ne savais rien des luttes et des différents enjeux de la recherche. Je suis arrivée à Paris la bouche en cœur, sincère et prête à me livrer à celui que je voyais comme un vrai guide, un guide dans la recherche, mais aussi dans la vie, pour moi et pour l’humanité. J’y croyais fermement et je ne savais pas que j’étais comme un papillon que la lumière attirait et qui finirait par perdre ce qu’il a de plus beau : ses ailes… »

Les dieux de l’Olympe

— Pascale, 25 ans, travaillait dans une administration. Traductrice, elle n’avait aucune nécessité de partir… mais elle a consenti à la conversion en croyant y gagner un peu plus de reconnaissance sociale : « J’étais dans une administration, je crois qu’à cette époque j’étais heureuse mais je voulais élever mon niveau de connaissance. J’avais peur de m’enfermer pour toujours dans un monde qui finirait par m’ennuyer… Il était évident que je me faisais une idée haute – mais très haute ! – du monde intellectuel… Et certains de ces intellectuels étaient semblables à des dieux sur terre… Je ne pouvais en aucun cas penser que je pouvais être abandonnée, ni qu’on puisse se servir de moi… Je suis entrée là-dedans comme dans un ordre… mais un ordre émancipé, humain, compréhensif… Avec le temps, je suis tombée de haut… Je suis près de la retraite et je n’en reviens pas encore… Je me souviendrai toujours de ce jeune chercheur que j’ai accueilli et qui voulait visiter certaines institutions. En lisant sur les portes les noms des grands intellectuels du Collège et de l’École des hautes études, il me dit : “J’ai l’impression de m’approcher des dioses de l’Olympo…” En l’écoutant, je crois que je m’étais parfaitement reconnue. »

Pas là pour réussir mais pour servir

— Tania, 25 ans, licenciée en lettres : « J’ai pu m’élever intellectuellement, j’ai acquis des bases scientifiques, c’est certain… mais c’est après que j’ai compris que je n’étais pas là pour faire carrière, je n’étais pas là pour réussir mais pour servir… Comme si ce que j’avais appris de lui devait lui être retourné, c’était un dû ; je devais payer en acceptant le poste le plus bas. J’étais devenue son assistante : un poste où j’étais amenée à servir. La proximité m’a fait perdre toute autonomie de pensée et d’action. Que veux-tu faire lorsqu’on se voit tous les jours ? Il ne peut même pas imaginer que tu puisses publier un article sans lui en parler. Le faire ? Ce serait de la trahison, c’est entrer dans une guerre ouverte…. Ma prison a commencé là… On ne peut pas échapper sans laisser sa vie au sens propre. »

L’enfermement

— Pascale, 32 ans, traductrice, actuellement titulaire d’un doctorat en sciences sociales : « Une fois là-dedans, on n’a plus le choix : marche ou crève… J’étais marquée au fer rouge comme du bétail. J’étais dans le réseau et, dans cette communauté, seules les apparences comptaient ; jamais les réalités. Après avoir été attirée, on m’a demandé d’entrer au club… J’y suis entrée comme par enchantement… J’ai fini dans l’aile sombre du château… Un peu comme une favorite du temps des monarques… On doit laisser la place à des plus jeunes… et il arrive de surcroît que les plus âgées fassent le sale boulot… Après… On a honte… Honte de s’être fait avoir et de ne pas pouvoir en sortir, pouvoir en parler… »

Un jeu pervers

Assia, professeur de lettres, actuellement maître de conférences en histoire en région parisienne : « J’étais obsédée par la situation dans laquelle je m’étais enfermée. Je faisais souvent le même rêve : celui du gros matou jouant cyniquement avec une toute petite souris. Une souris si jeune qu’elle n’avait pas encore de poils. Le matou la martyrisait, il faisait mine de la dévorer puis à la dernière minute la recrachait… sans compter les coups de pattes qui la retournaient dans tous les sens comme une crêpe… J’en ai fini avec le cauchemar le jour où j’ai pris la décision de donner un coup de balai. »

Étudiante et demi-dieu

La plupart des interviews ont porté sur la dévoration symbolique mais il n’en demeure pas moins qu’il peut y avoir des exceptions à cette règle de la libido dominandi. Des femmes ont pu rencontrer des maîtres à la hauteur de leur réputation, comme dans ce récit de Françoise Héritier : « Claude Lévi-Strauss, c’est un maître… Un grand… Le plus grand que je connaisse. J’ai développé avec lui des rapports d’admiration et de déférence, qui étaient ceux de la jeune étudiante que j’ai été et que je suis toujours un peu aujourd’hui. Mais enfin j’ai vieilli, j’ai perdu de ma naïveté première, pris de l’assurance. Pas complètement, mais j’ai peut-être moins cette candeur que j’avais, laquelle n’expliquait pas l’admiration mais expliquait la révérence qui peut paraître surprenante maintenant, car ce sentiment semble passé de mode aujourd’hui. C’était vraiment quelqu’un que j’abordais avec un tremblement intérieur et l’impression que je parlais véritablement à un demi-dieu. Il y avait de plus la marque royale du Collège de France… qui a par la suite perdu son lustre pour moi, puisque j’y suis entrée… J’ai toujours eu énormément de respect pour lui, mais, avec le temps, j’ai développé à son endroit des sentiments de plus grande proximité et d’affection que je crois réciproques, et il me semble que nous avons mutuellement une certaine connivence.[10] »

Ce qu’il prodigue à tant d’autres

— La littérature française regorge d’exemples. Prenons celui d’Yvonne Davet, dont il est fait mention dans le journal intime de Jean Amrouche. « La Navet », comme on l’appelle, est traductrice et secrétaire de Gide, mais elle se vit comme une protectrice de l’homme, de l’esprit et de l’œuvre, au point de renoncer à sa propre vie. À plusieurs reprises, elle envisage le suicide : « Longue conservation hier, entre le Vaneau et la rue Berthollet, avec Jeanne Navet. Elle a découvert la nouvelle liaison de Gide. (…) J. N. ravagée de jalousie, plus pitoyable qu’elle ne fut jamais, obsédée par sa passion, torturée dans son âme et dans sa chair, songe sérieusement au suicide ; elle pleurait en me racontant la façon dont elle avait découvert l’aventure, disant, comme une plainte dérisoire, ensemble déchirante et ridicule : “Je ne demande pas grand-chose. De temps en temps qu’il me donne un peu de ce qu’il prodigue à tant d’autres : un peu de tendresse… qu’il m’embrasse, et me prenne dans ses bras.” Les mots de “camaraderie tendre, de désir vulgaire” reviennent souvent, et coupent son monologue désespérant de femme assoiffée. Le visage tragiquement pâle de Jeanne Navet, ses yeux rouges et battus, son air égaré, me poursuivent. Gide dit, sombre et excédé : “Elle me demande toujours de l’embrasser, de la prendre dans mes bras. Elle dit : ‘Est-ce que je vous dégoûte ?’” Elle est folle. Sachant qui il est – Gide ajoute : “Elle sera toujours insatisfaite”. (…)

Mais j’ai peur, plus encore que l’autre jour, qu’elle ne se suicide (12 février).[11] »

La double supériorité de l’intellectuel européen

La trajectoire de Taos Amrouche (écrivaine, cantatrice, sœur de Jean Amrouche) illustre la complexité de la relation qui lie les femmes aux hommes dans un univers aussi balisé que l’univers scolastique, surtout dans un contexte marqué par les effets de la colonisation.

C’est dans les années 1930 que Taos découvre la France, et plus particulièrement Paris : la ville de la culture et de la civilisation. Cette ancienne colonisée (d’origine kabyle et de confession chrétienne) est persuadée que son choix ne peut la mener que vers un épanouissement total, puisqu’elle est supposée avoir la chance d’étudier dans un espace offrant toutes les possibilités d’ouverture et de consécration, ce à quoi elle ne pouvait aspirer en Tunisie.

La quête du savoir participe pour Taos (et Reine puis Aména, les héroïnes de ses romans) d’un véritable périple initiatique auquel elle se soumet pour subir une transformation, voire une mutation ontologique.

Rebelle à toute transformation, elle repart vers l’espace d’origine et renonce pour ainsi dire à sa carrière. Le repli sur la Tunisie correspond à une mise en question du système d’enseignement et à une redéfinition de Taos. Cette rupture avec le monde intellectuel la conduit vers la recherche d’elle-même et de sa culture. C’est le chant qui lui fournit l’occasion de quitter à nouveau la Tunisie pour l’Espagne. Le travail autour du chant la ramène inévitablement à sa propre quête existentielle. Moment crucial : Taos se cherche aussi dans et par l’écriture.

N’ayant rien à attendre de la société, elle se livre en révélant ses tourments et la profondeur de l’abîme qui la sépare des autres.

De nombreuses femmes venant de régions dominées croient en la double supériorité de l’Européen (et surtout de l’intellectuel français) : tout se passe comme si la culture française ne pouvait être suspectée en aucune façon d’être porteuse d’une inégalité sexuelle.

Dans ce contrat, tout n’est pas dit ; une lutte oppose deux systèmes, deux visions du monde. Si le système dominant (celui de l’espace culturel) se fonde sur ses propres normes (explicites), il n’en demeure pas moins qu’une partie des règles édictées sont largement implicites. Le contrat qui lie le candidat à l’institution s’inscrit dans ce lien. À ce non-dit, il faut ajouter les projections fantasmatiques caractérisant les attentes du dominé.

Le hiatus réside dans la méconnaissance de l’histoire des institutions et cette méconnaissance contribue à une terrible déception chez celui qui croit pouvoir bénéficier un jour d’une promotion méritée.

Dans cet ensemble où les chances sont inégalement réparties, il va de soi que plus on est dominé et moins on a de chance de résister. Dans L’Amant imaginaire (Morel, 1975), Aména souffre parce qu’on lui renvoie, par Marcel Arrens interposé, toute la violence sociale et politique des institutions. Cette relation, à tout le moins ambiguë (quand elle n’est pas cynique et sordide), n’est pas spécifique à leur histoire : elle traduit bien les modes de domination spécifiques à l’homo intellectualis (par les expressions et les comportements, le monde de parodie du Chacal est en homologie structurale avec celui d’Aména et son maître).

Dans l’univers si spécifique du savoir, le don de soi n’est pas réductible au seul rapport de sexes car le contrôle et la maîtrise de l’autre (le dominé) sont vécues comme une nécessité à l’inculcation du savoir. Des informateurs du Sud marocain (qui ont fréquenté l’école élémentaire française dans les années 1930) déclarent avoir subi des formes de violence qui ont constitué pour certains de véritables traumatismes : « L’école est un lieu de torture : on nous frappait avec des cordes de chanvre mouillées. Le maître d’école avait un droit de vie et de mort, si bien qu’il se considérait comme un pilier d’éducation. Il lui arrivait de corriger les enfants (même si ce ne sont pas ses élèves) dans la rue. »

La transmission du savoir est liée à une double violence physique et psychique qui laisse indubitablement des empreintes indélébiles, que les hommes ont tendance à reproduire avec les femmes (parce qu’elles sont considérées comme des privilégiées dès lors qu’on ne touche pas à leur corps) dès qu’ils ont atteint le niveau le plus haut de la hiérarchie sociale, pour avoir intégré l’idée que tout savoir a un prix.

Dans des contextes d’exception comme celui de la colonisation où, précisément, la racialisation est déniée, on retrouve une relation de domination avouée, s’agissant tout particulièrement de la supériorité du civilisateur dans le domaine de l’esprit. Pour le critique et poète Jean Amrouche, ses maîtres occidentaux sont de véritables intercesseurs : « Ceux que je choisissais pour intercesseurs, ce n’est pas assez de dire qu’ils s’adressaient à moi : ils écrivaient pour moi, ayant souffert à ma place les affres de la solitude et de la création. Écrivant sur leur œuvre, me reconnaissant en eux, je leur rendais grâce en leur donnant clairement à entendre que je les avais reconnus pour ce qu’ils étaient. L’œuvre de beauté, si accomplie qu’elle fût, m’importait moins que son secret, à la jointure de l’âme sans forme et de la parole formée. Au prix de cette auscultation du silence dans le chant des paroles tout le reste : comparaisons, filiations, ouvertures historiques, ne m’était rien. Et leur rendant grâce, je prenais secrètement part à leur gloire. Pression cruelle de l’aveu, imminence de la confession inutile. Entre eux et moi le même mal subi et exposé. (25 juillet 1956) »

Dans un contexte complètement différent, Mouloud Mammeri, écrivain et chercheur, s’exprimait dans les mêmes termes en 1988 lors de la remise de la médaille honoris causa à Nanterre : « Les études pour lesquelles j’étais venu portaient un nom qui a fini par avoir parfum de vieille dentelle : les “Humanités”. (…) Les maîtres, souvent remarquables, que j’ai eus alors portaient une foi sans problèmes aux valeurs qui fondaient leur enseignement. Il y avait si longtemps que le terme d’humanité, inventé par les Latins à l’apogée de leur civilisation, continuait de désigner ce qui avait été créé de plus prestigieux dans le passé. La proposition était encore plus vraie pour moi que pour mes maîtres, parce qu’à l’idéal qu’elle impliquait j’accédais depuis un plus lointain horizon. Rien en apparence ne semblait devoir me préparer à en assumer ou seulement en apprécier les mérites. Au pays dont j’étais, les valeurs désintéressées, ou seulement abstraites, étaient ou ignorées ou considérées comme une musique doucement futile. Ce qui comptait, c’était d’un côté la réalité palpable des biens de ce monde et de l’autre leur manque. Il y avait d’un côté la vigne, les richesses, le pouvoir, le sentiment serein d’une sorte de supériorité de droit divin et, de l’autre, celui dont j’étais, une malédiction d’ordre quasi ontologique, à laquelle il n’était pas possible d’échapper. C’est pour cela qu’aujourd’hui encore je garde le souvenir vivant du sentiment de libération que j’ai éprouvé en me trouvant dans un mode de vivre et comme un climat entièrement différents de ceux que j’avais quittés. Après tant de temps écoulé, je continue de penser que ces humanités-là avaient valeur plus vivace pour moi que pour la plupart de mes condisciples. Elles n’étaient pour eux qu’un héritage prestigieux, à qui ils manifestaient un accord de convention ; pour moi, elles avaient gardé la neuve vertu de leur adolescence, celles des temps où elles avaient été créées, vécues, assumées, arborées contre l’obscurantisme, les préjugés et tout ce qui dans la vie des hommes allait contre leur pleine humanité. [12] »

Mais il arrive que cette relation ne soit que déception et dépit : « 1949. Mes “amis” me déçoivent. J’ai aperçu, étalée sur la table de Gide, une lettre de Richard Heyd. J’y ai vu qu’il avait réussi à arracher à Gide un nouvel inédit, le Journal 1948. Heyd est décidément bien habile. Et Gide bien cachottier. À moi, il n’a donné que des rognures, comme ses Notes sur Chopin. Tant pis. À quoi servirait de m’en plaindre. J’ai choisi de le servir, non de me servir de lui[13]. Gide avait fait toilette pour dîner avec Jean Lambert[14]. Il rôdait autour quand je parlais avec Jeanne Navet : curiosité d’un caractère assez particulier. (…) Ou bien prend-il soin (comme je fais souvent moi-même) de poser des cloisons étanches entre ceux qui l’approchent ? Ce qui lui donne toute licence de se montrer à chacun sous un jour différent.[15] »

Force est de reconnaître que la domination participe de la féminisation des corps que l’on retrouve clairement illustrée dans le discours colonial et qu’il importe d’analyser autrement aujourd’hui[16]. Parce qu’elle se fondait sur une supériorité technique et intellectuelle, la colonisation put incarner la toute puissance masculine. On comprend que les femmes ayant intériorisé ces différents modes de domination et de soumission conjugués aient beaucoup de difficultés à saisir la violence symbolique dont elles sont victimes.

L’intériorisation du statut du dominé est sans conteste le produit d’une violence qui, elle, est réelle, même si elle participe d’un ordre symbolique difficile à mettre en question. C’est tout le piège de l’ambiguïté dans laquelle se trouvent englués tant les femmes que les colonisés. Car l’inversion de l’ordre symbolique va nécessairement avec le renversement du monde et de ses valeurs dont le dominé est partie prenante. Aussi bien Taos que Jeanne restent victimes d’un idéal qui les fait souffrir, voire les détruit, car cet idéal fait corps n’est rien d’autre qu’une projection d’elles-mêmes.

Tassadit Yacine, « Servir les hommes ou L’art de la domination déniée », revue Agone, 37 | 2007.

Tassadit Yacine est directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, chercheuse au Laboratoire d’anthropologie sociale, directrice de la revue Awal, Cahiers d’études berbères de la Maison des sciences de l’homme. Elle est notamment l’auteur de Si tu m’aimes, guéris-moi. Études d’ethnologie des affects en Kabylie (MSH, 2006). Elle a participé à des ouvrages collectifs sur et autour de Pierre Bourdieu.

Notes

[1] Texte recueilli à Metchik (Kabylie) en 1981.

[2] Cité in Tassadit Yacine-Titouh, L’Izli ou l’Amour chanté en kabyle, Éditions de la MSH, 1988.

[3] Comme, dans un autre conte, dont les protagonistes sont Chacal et son cousin Renard. Sur les conseils de Chacal, le roi de la jungle, pris d’un rhume de cerveau, devait égorger Renard et manger sa cervelle. Renard, à son tour, enseigna au roi qu’une cervelle de Renard sans sang de Chacal était un très mauvais remède. Il est bien connu (chez les Kabyles en tout cas) qu’il n’y a de rivalité que s’il y a une égalité statutaire. On ne se bat pas avec un esclave ou un être de condition inférieure, quel qu’il soit.

[4] Dans Regard blessé de Rabah Belamri (Gallimard, 1987), on retrouve ce trait chez un cheikh éphébophile. De nombreuses anecdotes rapportent cette tendance « courante » dans les milieux où s’exerce la transmission des savoirs, comme chez les tanneurs de Marrakech (Tassadit Yacine, Chacal ou la Ruse des dominés. Aux origines du malaise des intellectuels algériens, La Découverte, 2001, p. 46).

[5] « courante » dans les milieux où s’exerce la transmission des savoirs, comme chez les tanneurs de Marrakech (Tassadit Yacine, Chacal ou la Ruse des dominés. Aux origines du malaise des intellectuels algériens, La Découverte, 2001, p. 46).

[6] « Tue-le, et moi je l’enterrerai ou je le dépècerai » était une formule largement consacrée par les parents, exprimant ainsi leur adhésion aux modes d’inculcation du savoir fondés sur des châtiments corporels. L’apprentissage doit passer par une trace sur le corps.

[7] Luise Bruit Zaidman, Le Commerce des dieux : Eusebia. Essai sur la piété en Grèce ancienne, La Découverte, 2001.

[8] Cette enquête non publiée regroupe des entretiens et des analyses de discours.

[9] Pour se rendre disponible (et donc être à disposition), il arrive que les femmes rompent avec leurs amitiés et/ou leurs amours.

[10] Françoise Héritier, « Entretien », Raisons politiques, novembre2005, n° 20, p. 121.

[11] Journal de Jean Amrouche, inédit.

[12] Mouloud Mammeri, in Domenico Canciani, Le parole negate dei figli di Amazigh, op. cit., p 200-201 (souligné par moi)

[13] C’est moi qui souligne.

[14] Futur gendre de Gide (1914-1999).

[15] Journal de Jean Amrouche, inédit.

[16] Lire Tassadit Yacine, Chacal ou la Ruse des dominés, op. cit.