Musée de l'Europe et de l'Afrique

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dimanche 22 décembre 2019

Il y a... dans les 20 ans... Une interview de Pierre Bourdieu par Isabelle Graw....

Isabelle Graw: On me répète souvent à l'occasion des questions que je pose régulièrement à des hommes et des femmes "savants" de les amener sur le terrain de l'esthétique, parce que c'est souvent là que les sous-entendus d'une théorie, par exemple le conservatisme latent, apparaît. Chez vous, je n'ai rien trouvé qui puisse constituer un tel angle d'attaque. Aussi ai-je décidé d'assumer pleinement ce constat, nouveau pour moi et d'essayer de retourner votre précepte de l'auto-réflexivité contre vous et contre moi.

Si je voulais faire de la réflexivité au sujet de cet interview et de ses propres conditions, il faudrait réfléchir aux relations de pouvoir implicites entre moi, qui pose les questions et veux savoir, et vous qui devez répondre et prodiguer du savoir. Seulement : on peut observer une sorte d'auto-réflexivité incorporée particulièrement dans les textes théoriques américains, qui va désormais de soi. Est-ce que l'auto-réflexivité peut devenir un exercice de style et non une pratique au sens où vous 'entendez, quand elle vous sert à supporter une situation singulière (l'institutionnalisation par exemple) en connaissance de ses conditions, à mieux vous y insérer ?

Pierre Bourdieu: Je n'ai encore jamais détecté de façon claire et précise ce que vous évoquez. Mais si vous le dites comme ça, je reconnais déjà des choses qui me dérangent souvent. Il y a différentes formes de réflexivité. Certaines sont soit d'origine psychanalytique, soit critique. Ce qui est très rare c'est la réflexivité dans la sociologie. Il est à la fois banal et surprenant, qu'il n'y ait là toujours pas même un simulacre de réflexivité. J'en reconnais les signes dont vous parlez - les gens simulent l'auto-réflexivité. Il s'agit à mon avis d'un mécanisme raffiné de défense, une auto-réflexivité qui relève de l'exorcisme. Freud parle sans arrêt de mécanismes de défense. Il y a des mécanismes individuels de défense contre les Infragestellungen et il y a des mécanismes de défense collectifs.

Graw: Par exemple aux Etats Unis c'est devenu une habitude politiquement correcte de se présenter au début d'un exposé comme "homme blanc hétérosexuel" comme si on pouvait se définir et se positionner ainsi en totalité. L'évocation de la race, du genre et de la classe remplit, dans un environnement qui considère les choses de ce point de vue, une fonction politique; mais en se généralisant, elle mène à un auto-habillage formel.

Bourdieu: Je pense qu'il s'agit là d'une fausse auto-analyse qui fait fonction d'exorcisme. Elle donne la possibilité d'être en règle avec une sorte de norme professionnelle qui prescrit la transparence. Après 68, on interrompait souvent les gens et on leur demandait d'où ils parlaient. C'est une forme extrême de dénégation de l'auto-réflexivité.

Graw: Parce qu'elle est purement formelle ?

Bourdieu: Elle est purement formelle et ne veut rien dire. Si nous voulions par exemple analyser ce que nous faisons ici maintenant ensemble, cela relèverait vraiment de la réflexivité. Pour cela, vous devriez en dire beaucoup sur vous-même et moi beaucoup sur moi-même. Par exemple, je vous trouve spontanée et sympathique, ce que je pourrais contextualiser en disant que j'ai lu votre magasine, et que j'ai un a priori favorable pour le style humain...

Graw: ...Habitus (1)...

Bourdieu: Oui, que j'aie un apriori favorable pour cet habitus, que vous êtes. Votre visage lui-même en relève. Et il faudrait se demander : sur quoi est basée cette sympathie , la réponse serait très compliquée. Quelles sont les choses que nous ne POUVONS dire, parce que vous ne posez pas de questions à leur sujet. Et si vous les aviez posées, peut-être n'y aurais-je pas répondu. Je pense que la vie intellectuelle connaitrait une transformation fondamentale, et que peut-être beaucoup de gens ne pourraient plus vivre, si cette forme d'auto-réflexivité se répandait.

Depuis Homo academicus, je me demande souvent comment il a pu se faire que je me sois fait une obligation de travailler sur des gens (philosophes, etc.) dont le métier est d'être réflexifs. Comme se pouvait-il que ce que je disais, et que tout le monde savait, provoquât un tel scandale ? Homo Academicus était une entreprise éditoriale beaucoup plus risquée que si j'avais écrit, mettons sur le prolétariat. Pourquoi ? Parce qu'il y a des mécanismes de défense collectifs. Je vous donne un exemple : la vie scientifique est très dure, la vie artistique aussi. A tout moment se pose la question de la survie, les gens se demandent si ce qu'ils font à un sens,ou si ça a une valeur. Cette vie est tellement dure que pratiquer l'auto-réflexivité serait terrible pour beaucoup de gens. C'est pour cette raison qu'ils accordent aux autres le droit de s'aveugler.

Graw: Pour la sociologie, ce manque de réflexivité se fait sentir. Mais dans d'autres champs, par exemple dans la production artistique, l'auto-réflexivité est devenue une sorte de "doxa", pour reprendre votre terminologie. Une sorte d'auto-réflexivité réflexe s'instaure : beaucoup d'artistes se réfèrent automatiquement à l'histoire des conditions de leur production et les possibilités artistiques qu'elles leur offrent, en thématisant le lieu (la galerie) et son public, tout comme la réception et son contexte social. Pensez vous qu'il puisse y avoir des conditions dans lequelles un point aveugle serait de nouveau nécessaire ?

Par exemple, dans le féminisme, il y a des discussions, on se demande si l'acceptation généralisée de l'anti-essentialisme ne rend pas de nouveau nécessaire un essentialisme stratégique. Une suspension de l'auto-réflexivité ne pourrait-elle pas être justifiée par des conditions dans lesquelles elle devient la doxa ?

Bourdieu:J'ai plutôt l'impression qu'il ne peut jamais y avoir trop d'auto-réflexivité. Il n'y a pas longtemps, j'ai écrit un texte pour un journal allemand. Le thème de cet article était l'opposition entre la réflexivité narcissique et la réflexivité qui est fondée sur une objectivité (objectivation ?). Il y a quelque part une phrase de Marx que j'aime beaucoup, qui compare une certaine forme de réflexivité avec l'onanisme. A travers cette forme onanisée de réflexivité, il s'agit de se faire plaisir. L'autre forme de réflexivité est tournée vers l'extérieur et cherche à rendre raison de sa propre situation ou de celle du groupe, pour changer, pour ne pas être manipulé par la situation, pour devenir sujet de la situation.

Les intellectuels sont très rarement très peu réflexifs - alors même qu'ils devraient être de véritables professionnels de la réflexivité, dès qu'il s'agit de se demander ce que c'est qu'être un intellectuel ou d'interroger le rapport de la théorie au réel. Ils font montre plutôt d'une naïveté extraordinaire - je ne dis pas ça de façon arrogante - et il faut essayer de comprendre pourquoi il en est ainsi. Cette naïveté a des conséquences terribles, parce que les intellectuels sont plus importants qu'ils ne le croient. Je pense par exemple à Louis Althusser. Cet homme était en France extrêment influent et il est étonnant de constater à travers son autobiographie, à quel point il était aveugle sur lui-même.

C'est très grave quand les gens sont à ce point aveugles, non seulement au sujet du monde réel, mais aussi au sujet de leur propre univers. C'est exactement la même chose avec les artistes, qui sont très aveugles au sujet de leurs propres investissements artistiques. Aveugles à ce qu'ils ne peuvent pas dire. Quand ces artistes démystifient l'acte artistique et le commerce de l'art, ils en font un commerce artistique. C'est très grave, car il s'agit de gens qui s'avèrent très influents. Je crois donc qu'il ne peut pas y avoir trop d'auto-réflexivité. Mais je ne parle pas ici de l'auto-réflexivité auto-complaisante, ça c'est tragique. Mais d'une réflexivité qui est efficace et productive, mais pas pour faire du mal, pas pour attaquer. Dans beaucoup de situations, je m'observe fabriquant de l'auto-réflexivité, par exemple lorsque je demande dans un groupe, ce que nous sommes vraiment en train de faire. Une telle question change tout. C'est comme si le groupe était soulagé. Et on va pouvoir parler. Parfois, ça déclenche aussi de l’agressivité.

Graw: Je pense que ça peut aussi être une forme "d'auto réflexivité" de réfléchir aux conditions d'une auto-réflexivité incorporée et de sa fonctionnalisation.

Bourdieu: Vous avez naturellement raison. Je ne crois pas qu'il devrait y avoir une sorte de bureaucratisation de l'auto-réflexivité. Que ça devienne un automatisme auquel on doit se soumettre. Ce serait une catastrophe. Et je pense aussi que l'auto-réflexivité ne peut qu'être un travail collectif. Je ne prêche pas non plus pour que chacun vide son sac et s'auto-réflecte. Les intellectuels ont beaucoup fait cela, Sartre par exemple a dit de lui "je suis un intellectuel bourgeois" mais sans en tirer la moindre conséquence, ce n'étaient que des mots… Le problème consiste à réaliser un état d'esprit réflexif. L'auto-réflexivité devrait être une épée de Damoclès qui pèse sans animosité sur chaque groupe de producteurs culturels. Pas une menace, mais une vigilance pour ce qu'on fait, parce qu'on vise à être un sujet créatif.

Graw: Il devrait donc y avoir un oeil s'auto-observant qui soit installé en permanence.

Bourdieu: Tout à fait. Et ça changerait tout. Tous les jours, je lis des choses et j'ai l'impression d'être un voyeur qui regarde des choses obscènes. Les gens écrivent naïvement sans que cela soit analysé. Et ces gens sont lus par d'autres gens. C'est pareil avec les débats sur la "culture" que nous avons - Bloom aux Etats-Unis, le relativisme, toutes ces choses, les grands philosophes - je me dis, mon dieu, est-ce ces gens se sont demandés seulement une fois ce qu'ils font, quand ils écrivent ces trucs là. Quels sont les intérêts naïfs que je poursuis dans mes écrits ? Ça ferait beaucoup de bien.

Graw: Et pourriez-vous vous imaginer des conditions économiques et politiques dans lesquelles vos concepts, habitus, Champ, reproduction, seraient des clefs d'explication allant de soi ?

Bourdieu: Je peux l'imaginer, mais ce n'est pas très vraisemblable. J'hésite - et je suis auto-réflexif à ce sujet. Ce que je pourrais dire, n'en sortirait-il pas une forme subtile de narcissisme, est ce que je n'épouserais pas le rôle du prophète maudit, un rôle classique des intellectuels et ne s'agirait-il pas de ma part d'une fausse (lucidité ?)

Je pense cependant pouvoir dire sans tricher que c'est peu probable car il s'agit d'instruments (...) qui enferment une grande violence. Car on touche à des choses très essentielles qui sont habituellement protégées. Je ne crois donc pas que l'auto-réflexivité peut se répandre comme ça. Évidemment, il y aurait des usages polémiques (...)

Graw: Comment pourrait-on avec vos concepts, faire une connexion entre l'auto-réflexivité dans la pratique artistique et la récession qui est très sensible sur le marché de l'art ? Si je n'avais que le soupçon d'un rapport entre la baisse de la qualité et le reflet des conditions matérielles, comment je m'y prendrais avec vos instruments ?

Bourdieu: D'abord, il faudrait faire un travail historique. L'auto-réflexivité est depuis longtemps présente. Elle est à la base de l'autonomisation du champ artistique. J'ai trouvé des processus similaires dans la littérature, la poésie et aussi la muusique. Je viens de lire un livre sur Schoenberg dont l'auteur, un musicologue français, qui n'est à l'évidence pas un théoricien négligeable. Dans ce livre écrit en 1947, il montre que le processus de retour de la musique sur elle-même a été poussé jusqu'à l'extrême. Onbintroduit un accord particulier et on se demande ce que signifie son introduction. C'est exactement la même chose qui se passe en mathématiques avec l'introduction de l'axiomatique. Dans la poésie et la musique onbcommence à se dire que ce qu'il faut se demander c'est ce qui rend possible qu'on puisse dire ce qu'on dit.

Il faudrait donc faire une étude comparative des différents arts et des différentes sciences. Pour la période actuelle, ce serait compliqué. Je pense qu'il y avait un processus d'auto-réflexivité dans des formes extrêmes dès les années 60-70, et ce n'était pas une période de crise. C'est pourquoi je ne ferai pas vraiment de rapport avec la crise économique; la question est plutôt de savoir si la crise n'amène pas beaucoup plus les gens à se replier sur des choses sûres. Ce qu me frappe par exemple c'est le retour dans la peinture et la littérature à des formes très archaïques. On se trouve dans une période de restauration. On le voit particulièrement bien dans le domaine du roman, où on régresse de plus en plus à un art antérieur à Joyce, Virginia Woolf et le nouveau roman. Ce retour au récit se passe dans un contexte de conservatisme global, qui affecte tous les champs et sur des bases spécifiques qui valent pour chaque champ scpécifique. Et là je pense à des événements comme la révolte des étudiants (en 68 NDT) qui a laissé des traces très profondes dans la tête des professeurs, et cela de Los Angeles à Moscou.

Graw: Une restauration de la peinture, on peut le voir par exemple dans les galeries commerciales de New York (par exemple chey Gay Gorney) qui savent que la peinture constitue une valeur refuge en temps de crise. Mais il y a d'autres galeries à New York qui prennent le prétexte "formel" de la récession pour organiser des "actions" hebdomadaires.

Bourdieu: Le monde de l'art est contaminé par les modèles économiques. ça va jusqu'aux conservateurs des musées qui sont devenus des agents très importants du champ artistique et qui en même temps jouent les entrepreneurs avecces grosses expositions qui sont lancées à grand renfort de publicité. A ce propos, il y a en ce moment une exposition pompier, dont j'ai oublié le nom, tellement ça m'énerve.

Graw: Toulouse Lautrec?

Bourdieu: Oui, c'est typique. Elle a été planifiée comme un événement médiatique.

Graw: Vous caractérisez le champ artistique comme un champ qui ne reconnaît pas forcément les règles du champ économique. Je ne suis pas d'accord avec ça. S'il y a quelque chose de caractéristique du champ artistique, c'est bien l'intensification des mécanismes économiques. L'auto-exploitation est par exemple plus importante, on s'exploite volontiers pour l'art. Le champ artistique est aussi moins protégé, il n'y a pas de sécurité sociale, pas de retraite. . les producteurs sont souvent les consommateurs. On ne peut donc pas dire que le champ artistique soit "anti-économique".

Bourdieu: Ca ne contredit pas ce que je dis. Dans le livre que je viens d'écrire, je décris les conditions, telles que Flaubert les décrit dans "l'Education sentimentale" : la relation de M. Arnoux, qui est un galeriste d'avant-garde, qui publie un petit journal qui s'appelle "l'art industriel", avec ses artistes. Monsieur Arnoux a une petite écurie d'artistes, dont l'un s'appelle Pellerin, et Flaubert donne quelques indications sur les relations que ces gens entretiennent entre eux. Il dit qu'il les aimait beaucoup, et qu'il les exploitait merveilleusement par le biais de l'amour. Je crois que rien ne ressemble plus aux relations de pouvoir dans les champs artistique et littéraire, que les relations entre époux : une relation qui est fondée sur le pouvoir symbolique. Il ne s'agit pas d'exploitation brutale, économique qui repose sur des bases de force physique, mais d'une exploitation qui se fonde sur la complicité et l'amour des exploités. Ou bien de ce au nom de quoi l'exploiteur exploite : l'art, la culture, que sais-je d'autre. Dans le même temps, il s'agit du renversement du monde économique : les gens ne sont pas mécaniquement achetés, mais sont presque possédés au sens magique du terme. Pour comprendre qu'un tel système puisse fonctionner, il faut qu'il y ait une logique renversée et des gens qui ont été préparés à dire qu'ils sont prêts à mourir pour l'art. Çà ne vaut pas pour le monde économique. Dans le monde économique, les gens travaillent pour leur revenu, même s'il y a aussi des formes de mystification.

Graw: De plus en plus. Le travail en dehors du champ artistique se rapproche aussi du travail culturel, qui demande une identification et de la joie - le travail doit être intéressant. Presque tout le monde se représente comme travailleur culturel.

Bourdieu: Oui vous avez raison, le modèle est en train de se généraliser;

Graw: Mais vous m'avez semblé tout à l'heure considérer dans le contexte du monde de l'art que le champ artistique est lui aussi contraint par la Real Politik économique

Bourdieu: Le champ artistique est le lieu où les choses extraordinaires de l'humanité se produisent. La Liberté, la révolte de Baudelaire contre l'académie, (...), des actes très courageux. Je crains seulement qu'avec la nouvelle intrusion de l'économie, la domination soit également introduite. Et je crois que le lieu où ce combat va être mené, c'est la sociologie, même si ça peut paraître étrange. De même que l'avant-garde devait se méfier de ses acquis pour aller plus loin, comme Baudelaire qui remuait des choses essentielles, il en va de même de la sociologie. Bien sûr, il y a des sociologues bureaucratiques, de même que des artistes bourgeois. Mais les gens qui veulent faire leur travail, voient tout de suite comment la domination d'un champ sous la pression économique du champ économique fait disparaître la possibilité même de la vérité.

Graw: Empêcher la domination d'un champ par les contraintes économiques, c'est ce que vous appelez l'autonomie realtive d'un champ ?

Bourdieu: Chaque champ, à commencer par le plus avancé, comme celui des mathématiques possède une autonomie et une indépendance. Les gens ne font que ce qu'ils veulent, ils se fixent des règles qui n'ont rien à voir avec l'extérieur. Mais cette autonomie demeure, même dans les meilleurs cas, toujours relative et menacée par la pression de l'académisme et du marché. Ces pressions peuvent s'imposer dans le champ, renverser les hiérarchies. Tous les jours, il y a des anthropologues qui meurent comme au XIXème siècle mouraient certains peintres. Parce qu'ils empruntaient d'autres chemins, on ne les embauchait plus. Et aujourd'hui, je crois qu'il y a beaucoup de gens, de jeunes gens, des femmes, qui viennent d'ailleurs et qu'on assassine, en les démotivant.

Graw: Est ce que ça n'a pas aussi quelquechose à voir avec la position de ceux-là dans l'espace social, qui se convaiquent de ne rien avoir à faire avec les combats pour produire et les mécanismes de reconnaissance ?

Bourdieu: Les sociologues ne relèvent pas de ces cas là. Ils sont comme les artistes, en dehors, et ils doivent rester en dehors. S'ils devaient subir les pressions du marché, quel employeur les paieraient pour trouver la vérité sur l'employeur ? J'ai fait une étude sur les évèques, et je ne peux pas m'imaginer que les évêques m'auraient donné mission de faire cela. Les groupes dominants n'ont absolument pas envie de connaître la vérité. Cela demande une liberté, qui va avec l'Etat, que nous sociologues soyons payés par l’État. Dans notre cas, cette liberté est utilisée pour comprendre les conditions de production ou de domination. C'est pourquoi nous sommes particulièrement dangereux.

Graw: Mais vous servez aussi, quand vous montrez par exemple que les choses ne vont pas aussi naturellement comme vous vous les représentez. Vous servez aussi un capitalisme raffiné qui est parvenu à utiliser des agents auto-réflexifs,qui se connaissent très bien.

Bourdieu: C'est le problème. Toute pensée critique peut à mon avis être utilisée. C'est inévitable. Plus ou moins. La Distinction est lu dans les écoles de marketing.

Graw:Je ne voulais pas reprendre l'antienne "tout est récupérable" mais plutôt demander ce que signifie l'utilisation possible de vos thèses pour votre propre production.

Bourdieu: Vous posez un des problèmes les plus difficiles, un problème que j'ai sans arrêt. Par exemple, en ce moment je fais une expérience qui est autant scientifique que politique. J'essaie de travailler avec une nouvelle forme d'entretien, qui dure très longtemps et qui est très peu directive et aussi un peu basée sur le modèle de l'analyse psychanalitique, tout en mettant en oeuvre d'autres outils d'interprétation. Et je me demande si à travers cette méthode, je peux répondre à un reproche qui me poursuit depuis longtemps. Ce reproche peut se résumer ainsi : " ce que tu fais, c'est très bien, mais ce ne sera lu que par des privilégiés". Soit.

Nous avons publié une partie de ce travail d'entretiens. les analyses sociologiques qui y sont menées sont très abstraites et très conceptuelles, mais se présentent sous la forme d'histoires, comme de petits romans. Ce sont des gens qui racontent leur vie.

Et tout d'un coup ces histoires peuvent être lues par tout un chacun, par tous ceux qui se reconnaissent dedans. Ca marche très bien. Les lecteurs absorbent les instruments de la sociologie, pour se comprendre eux-mêmes.

Graw: Ca me rappelle la méthode d'un hans Haacke. Il place lui aussi du matériel sociologique dans les galeries, confrontant un public de l'art avec des questions sur sa position dans l'espace social.

Bourdieu: Hans haacke est quelqu'un qui m'a beaucoup apporté. Ou plutôt : j'ai beaucoup appris avec lui. Il a attiré mon attention sur des choses que je sentais confusément, mais que je n'arrivais pas à exprimer; Par exemple, j'avais l'impression que le champ artistique s'autonomisait toujours plus. Et il me disait, attention, il y a des retours en arrière dans le mécénat.

Haacke est quelqu'un qui a une vision très claire sur ces choses là. Pendant nos entretiens, je lui disais que les intellectuels n'étaient pas en situation de trouver des stratégies symboliques efficaces. Si je pouvais, j'engagerai hans Haacke comme conseiller technique pour mettre au point des prises de position, comme par exemple sur ce qui se passe à l'est d l'Allemagne. Au lieu de faire des déclarations abstraites, on devrait se demander ce qu'on peut dire, ce qui est intelligent, critique et symboliquement efficace. Ces choses ne souffrent pas l'improvisation. Et en ce domaine, les intellectuels sont très mauvais. Il n'y a pas non plus beaucoup d'artistes qui soient à la fois assez intelligents, et pas naïvement critiques, et possèdent les instruments d'expression qui ont une force symbolique. Haacke est quelqu'un qui pour moi présente une forme d'avant-garde de ce que le travail intellectuel pourrait être. Et mon problème, c'est que je me trouve dans un univers scientifique avec des normes scientifiques. Si je les transgresse, on va mettre en cause ma scientificité, et le problème se pose déjà dans mon travail. Une bonne façon de tuer mon travail serait de dire qu'il n'est pas scientifique. Je dois donc m'en tenir aux canons scientifiques et essayer de trouver une force du genre artistique.

Graw: Quand on compare le travail empirique que vous devez faire (entretiens, Questionnaires) avec le travail d'un critique d'art, il ressemble aux nécessités parfois affirmées de la description selon la critique d'art. Avec votre concept de champ artistique vous semblez pourtant rompre avec le concept de contexte, très galvaudé dans l'histoire et la critique d'art, comme par exemple chez Wolfgang Kemp et T.J. Clark.

Bourdieu: Ce point nécessite une longue explication. Il y a deux concepts qui en apparence ressemblent beaucoup aux miens. "Art world" et "contexte". Dans les deux cas il s'agit de concepts non-explicatifs et inconsistants qui se contentent d'exprimer le fait que les artistes sont aussi inclus dans un univers social avec des institutions.

Évidemment c'est toujours mieux que de dire que l'art est la production des artistes. Mais c'est aussi pire parce que des individus sont supposés avoir quelquechose à voir avec l'art. Alors qu'il s'agit d'un champ, un espace de relations objectives qui sont très solides, comme les relations économiques. T.J. Clark - c'est affreux. J'ai vu ce qu'il a écrit sur Manet et cela me scie. Même quand il y a une apparence de sociologie, ce n'est rien d'autre que la mise en relation grossière entre deux substances : d'une part les artistes et d'autre part le monde social. Ce qui manque à ces gens, c'est l'idée qu'il existe un espace, que j'appelle un champ, où il y a des relations de pouvoir, des dominants et des dominés, des structures invisibles et des monopoles - des leiux où le capital symbolique se concentre. Un éditeur ou un directeur de galerie sont, quoiq'on en dise, des capitalistes spécifiques. Et un titre fonctionne comme une ligne de crédit. Si j'invente un logiciel, il faut que je trouve une banque qui finance mes investissements et cette banque doit être persuadée que je fais quelque chose d'intelligent, que j'ai inventé quelque chose de nouveau. Exactement comme un jeune écrivain qui cherche un éditeur. Et comment l'éditeur va-t-il se décider ? il se fonde sur la personnalité. S'il croit en elle, alors il est persuadé. Il donne à l'écrivain un crédit, pas d'argent, mais un un énorme capital culturel. Et celui qui n'existait pas commence à exister. Après vient la critique qui découvre que Suhrkamp a été publié et qui en tire les conséquences. Il ya un livre sur Kafka et son éditeur de Sohn Unselds. C'est un très beau livre. Il dit - si j'ai bien compris - que l'éditeur pour un auteur, c'est Dieu.

Graw: Comme le galeriste pour l'artiste

Bourdieu: Exactement. C'est Dieu. On n'est rien, Monsieur Kafka est totalement inconnu et hop ! on le fait exister avec un pouvoir quasi démiurge. On peut le renvoyer dans le néant et lui dire que son roman n'a pas de succès. Ou lui assurer qu'on continuera malgré tout à la publier.

Graw: Il faut comprendre que cela n'a rien à voir avec la soit disant qualité de ce qu'on fait

Bourdieu: Là il y a des aspects sociaux et l'inconscient. Un vieil éditeur continuera à publier ce qu'il publie depuis trente ans et tuera de jeunes auteurs qu'ilvne voit même pas. Les vieux auteurs tuent les jeunes auteurs et protègent les auteurs qui expriment leurs conceptions, en écrivant des préfaces, les préfaces sont des transferts de capital symbolique. C'est très semblable à la banque : relations d'exploitation, de domination, et de possession qui,bcomme vous le disiez sont pleines de violence, parce qu'il s'agit de violence symbolique. __ Graw:__ Avec ce vocabulaire guerrier, matérialiste, on oublie souvent de demander s'il est possible de réduire la production artistique au combat des auteurs dans un champ artistique.

__ Bourdieu:__ Pas seulement les auteurs, les éditeurs et les critiques en font partie. Ces combats se livrent dans des champs (...). C'est très compliqué et souvent mal compris parce qu'il y a deux dimensions. J'ai beaucoup insisté là-dessus dans mon dernier livre, parce que j'ai toujours eu des difficultés à le rendre clair. Il y a d'abord l'espace réel où les gens se situent les uns par rapport aux autres (il dessine une croix avec des points) et se combattent. Et puis il y a aussi ce que j'appelle l'espace des possibles (dessine une deuxième croix)?. Ce qui est objectivement possible à un moment donné, ce qui a été fait ou est en train de se faire, un imaginaire qui s'est constitué socialement. Par exemple, on dit que des romans comme ceux de Balzac ne pourraient plus être écrits ou que depuis Duchamp, une page est tournée. Pour parler aux autres et se battre contre eux, il faut maitriser la langue artistqiue du moment. Si vous vous situez à la lisière du champ, alors vous êtes comme le Douanier Rousseau, ce que j'appelle un "artiste-objet" : des artistes, objectifs, mais qui ne sont pas des artistes au sens subjectif. Des artistes qui sont produits comme artistes mais qui ne savent pas ce qu'ils font. Un artiste contemporain est forcément post-conceptuel. Même s'il peint de façon néo-réaliste, il doit savoir pourquoi.

Graw: Il doit connaître l'histoire de l'art et ses différentes représentations et (...) et avoir incorporé dans son travail les différentes possibilités et impossibilités artistiques.

Bourdieu: Un artiste créatif voit un possible. Mais il ne produit pas seulement à cause de ça, sinon ce serait un artiste cynique. L'artiste convaincu fait les choses, parce que c'est son affaire. Pour qu'il en ait envie, il doit être produit d'une certaine façon qui lui donne cette envie.

Graw: Ca me rappelle votre concept, le sens du jeu, dont j'ai l'impression qu'il offre une possibilité de faire revenir l'idée de génie par la porte de derrière. Peut-être que celui qui a le sens du jeu aujourd'hui aurait pu, par le passé, être tenu pour un génie. Ce qui m'étonne par dessus-tout, c'est votre enthousiasme pour ceux qui ont le sens du jeu. Vous avez beaucoup de sympathie pour les bons joueurs qui ont trouvé le bon équilibre entre soumission et liberté au bon moment. Mais quelles sont les conditions qui font un bon joueur et comment sait-on qu'on est un bon joueur ?

Bourdieu: Oui, c'est un gros problème. Et le sens du jeu aussi, c'est compliqué. Il y a des gens qui utilisent cette compétence d'une façon cynique, qui se placent semi consciemment aux bons endroits. Je pense que le champ artistique et le champ scientifique sont des univers très compliqués, où les gens font ce qu'il faut presque sans calcul. C'est presque une condition pour que ça marche. Il y a des valeurs comme le sérieux ou l'authenticité qui sont toujours célébrées par les créatifs…

Graw: Ou au contraire, au moins depuis Warhol ou bien maintenat chez jeff Koons c'est l'artistique, le non authentique qui est célébré.

Bourdieu: C'est vrai, célébré comme une forme extrême du génie. Mais dans le même temps, c'est une façon de servir une forme plus élevée d'authenticité. On tient l'authenticité pour naïveetvon la tourne en une authenticité plus authentique qui permet de régénérer le mythe de l'authenticité. on n'en sort pas. Ou bien alors il faut quitter le jeu et dire que les musées, c'est de la merde. Mais il ya déjà de la merde d'artiste en conserve, tous les coups ont été joués. Il est clair qu'il y a une croyance qui est une condition pour participer et appartenir au jeu. Le cynisme tue le jeu. J'ai trouvé un texte de mallarmé à ce sujet, qui m'a donné beaucoup de plaisir. Mallarmé a été utilisé clandestinement, comme Höderlin, pour défendre l'art comme quelque chose de sacré. Ce texte qu'il a publié en Angleterre en français dans un style très obscur, est l'un des plus obscurs de Mallarmé. Il dit dedans qu'il faut écarter le démontage impie de la fiction ce qui veut dire qu'il faut éviter le démontage de soi-même, la fiction, c'est lui. Il ne faut pas démonter le jeu, parce qu'on perdrait le jeu. Et il dit, ce que j'essaie aussi de montrer dans mon livre, qu'il s'agit d'un jeu social. Jesuis très content d'avoir trouvé ça. C'est un peu comme si j'avais trouvé une phrase d'Heidegger qui dirait que le monde social explique le sujet...

Graw: Slavoj Zizek dit que ce sont les cyniques qui fonctionnent le mieux. Et j'ai observé à Cologne des conflits au sein de groupes d'artistes qui se reproduisent presque tous les ans, même une fois que les artistes ont reconnu qu'ils reproduisent toujours la même polarisation entre esthétisme et critique sociale. Tout le monde est d'accord pour dire que ces conflits sont dépassés et réducteurs, mais ça continue.

Bourdieu: Vous avez raison.

Et c'est ce que le concept de champ explique. Il ne s'agit pas seulement d'individus. Il y a des forces supérieures et dans lesquelles on est pris. Des forces qui se situent dans la réalité : les galeries de Cologne qui sont inscrites dans les têtes des gens. Avec le concept de champ, il y a l'idée d'une sorte de machine infernale. Dès qu'on est dans ce jeu, comme dans la tragédie, ont est obligé d'obéir aux règles. Et s'ils transgressent ces règles, alors on les laisse tomber. Très souvent, pour ne pas jouer au plus fin, je suis obligé, avec beaucoup de difficultés, de supporter ces règles. Supposons que vous m'ayez demandé quelle était ma place dans la sociologie française. J'aurais été tout de suite très embarrassé. Et vous vous seriez dit tout de suite que vous ne pouviez imaginer que je le sois vraiment. Vous auriez supposé une stratégie, que je me sers de la sociologie pour dissimuler mes cartes, pour ne pas enchérir, pour anéantir mes ennemis.

Graw: Comment vous situez-vous par rapport à la théorie des systèmes de Niklas Luhmann ?

Bourdieu: Dans le livre "Réponses", j'ai explicité ça. Ca a donné lieu à une confrontation entre champ et système. Je crois qu'il y a des analogies. En même temps il s'agit de théories fondamentalement opposées. La vision de Luhmann est idéaliste et Hegelienne. Il dit que le système, pour exprimer sa propre logique, se développe sans agents, sans conflits, sans rapports de force. Il faudrait en parler plus loguement, mais il s'agit d'un système dangereux, parce qu'il donne l'impresssion d'être proche de la vérité.

Graw: Et votre rapport à la psychanalyse ? Dans vos livres le vocabulaire de la psychanalyse a laissé des traces, mais il semble, comme si vous êtiez sur vos gardes, qu'il y a quelque chose de la sexualité comme explication universelle. Peut-on comparer le concept d'habitus à celui d'ordre symbolique ?

Bourdieu:Je n'ai pas encore réfléchi à ces concepts. Vous avez bien résumé ma position. J'ai un grand intérêt pour la psychanalyse et en même temps un réticence, ce qui s'explique par les effets du champ. Il y a eu en France une phase où tout le monde parlait de façon obsessionnelle de Begehren. J'ai un peu réagi en réaction, parce que les intellectuels m'énervent un peu. Ceci dit, l'enquête dont j'ai déjà parlé est une tentative d'étudier le problème d'une façon plus approfondie, à travers les histoires individuelles des relations parents / enfants, pour rendre raison des structures qui façonnent l'habitus. Je vais vous donner un exemple. Nous menons des entretiens. Dans neuf cas sur dix, la clef des drames que vivent les gens se trouvent dans les relations avec le père et la mère. Je prends un cas extrême mais particulièrement significatif. Le fils d'un travailleur, dont le père est syndicaliste, qui aurait normalement dû aller dans une petite école du coin, a été placé, comme une sorte d'acte de révolte, dans un lycée du centre ville. Là, il se retrouve dans un milieu bourgeois, son niveau scolaire s'effondre, la famille voit ça comme une défaite, toutes les ambitions sont anéanties etc. Et ça va être le traumatisme initial de sa vie, il va en rester marqué. Cet exemple est général. Les parents projettent la prolongation de leur propre trajectoire, qui a été interrompue, dans leurs enfants. Les enfants assument les défaites et les ambitions impossibles des parents.

Graw: Est-il possible de rompre avec son habitus ou de s'en écarter. J'ai l'impression que vous vous moquez de ceux qui transgressent leur habitus et qui par exemple s'intéressent pour le vulagire, notamment quand il s'agit de gens, comme on dit de "bonnes familles". Dans quelle mesure est-on prisonnier de son habitus ? Est ce qu'on ne peut pas être blanc, masculin, hétérosexuel et membre des classes moyennes et s'intéresser quand même pour le rap ? Développer un intérêt culturel qui ne corresponde pas à sa position sociale et qui ne puisse pas être taxé d'exotisme snob ?

Bourdieu: C'est un problème. Un gros problème. Mon premier réflexe socialement fondé à propos d'un phénomène hors classe est le soupçon. Ce sont des gens qui se trompent eux-mêmes et qui, par exemple, utilisent le rap pour en tirer des profits dans leur champ, comme par exemple Schustermann qui se décrit comme un philosophe radical. Ca fait très chic de passer une cassette de rap dans un colloque Nelson Goodman. C'est une action, du type de celles que font les artistes, mais je reste sur mes positions, je me méfie. Je crois qu'il s'agit d'un "radical chic", qui est souvent très dangereux, parce que ça laisse les choses en état. C'est du révolutionnarisme verbal. C'est un peu la même chose avec les gens qui trouvent la langue des noirs du ghetto superbe. Sauf qu'avec cette langue, on ne va pas à Harvard. La fascination fait oublier que cette langue n'a aucune valeur sur la plupart des marchés sociaux. Même si l'intérêt dans le rap est fondé sur une réelle sympathie. Je ne condamne pas les transgressions a priori, mais ce sont des moments où l'auto-réflexivité se révèle très importante.

Graw:J'ai l'impression qu'il y a quelque chose entre les lignes de tous vos textes : vous ne vous considérez pas comme un sociologue classique. Dans votresystème de références imaginaires vous vous comparez plutôt avec les écrivains et les artistes.

Bourdieu:Dans la dernière phase de mon travail, dans laquelle je me situe, ce sont vraiment les écrivains et les artistes qui me sont le plus proche et que j'avais un peu enterré, parce que je me trouve dans un milieu scientifique.

Je suis arrivé à un point où je suis reconnu et cela m'autorise, sans me suicider, de m'attaquer à des problèmes jusqu'ici refoulés. Évidemment, il y a des gens qui vont dire : vous voyez bien, Bourdieu comme on l'a toujours dit n'est pas un vrai savant.

Graw: Pour ces gens, ça va être dur, parce que vous êtes officiellement un savant et membre du Collège de France

Bourdieu: Tout à fait. Maintenant je peux utiliser la force sociale que ma position me donne.

Vous m'avez demandé tout à l'heure si un jour peut venir où tout le monde utilisera le terme d'habitus. Je ne crois pas. Ma seule force sociale vis à vis des intellectuels sur lesquels cette force sociale agit, tient au fait que je suis professeur dans une grande institution, que mes livres sont traduits dans toutes les langues. Si je détruis ça...

Graw: Quelles seraient les conditions dans lesquelles la possibilité de cette destruction apparaîtrait ?

Bourdieu: Si j'allais trop loin dans le sens de la transgression, du "happening". Il m'arrive par exemple de plus en plus souvent de faire des "interventions" dans des groupes ou dans des conférences. Ces interventions ressemblent à des happenings. Je vais alors très loin, bouleverse le jeu et après je suis malade pendant trois jours à cause de la dureté de cette expérience. Récemment, il y avait un colloque - en plein été ce qui ne m'enthousiasmait pas - mais j'y suis allé. Il y avait des gens de la télé et j'ai fait un happening (…), j'ai dit à Christine Ockrent - une présentatrice bourgeoise typique - que lorsque je la voyais à la télé, je ne pouvais rien faire d'autre que d'éteindre. J'avais la moitié de la salle pour moi : les jeunes, les femmes etc., et le reste de la salle était totalement contre moi : ils auraient voulu m'assassiner.

Après on m'a dit bien sûr que j'étais un homme emporté et que ma science était de la passion et on m'a soupçonné de ressentiment. C'est comme ça que vje me détruis.

Graw: Vous vous exposez à la possibilité de paraitre pour emporté?

Bourdieu: Je risque ça, détruire une force sociale qui a du poids. Je crois que ce que je fais est drôlement libérateur. Et je serais content si d'autres qui disposent des compétences professionnelles pour le faire, se chargeaient de l'agit-prop. Nous avons aussi besoin de professionnels de l'action critique et symbolique.

Graw: Pour terminer, je voulais vous poser une question au sujet du projet de journal européen des livres auquel vous avez donné le jour. Qu'est ce qui s'est passé ? Il y a déjà longtemps que je ne l'ai plus lu comme supplément de la FAZ. __ Bourdieu:__ Au début, j'avais dans l'idée que les intellectuels devaient se mobiliser, ce qui est très difficile parce qu'ils poursuivent des intérêts contradictoires. Il était donc utile de les mobiliser autour d'un travail collectif - un journal - pour les rassembler. Mais un travail collectif, ce n'est pas ce qui en est sorti.

En ce moment Liber n'est pas publié en allemand, ce que je regrette profondément. Nous sommes en négociation avec différents soutiens possibles. Je ne veux pas aller trop vite, parce qu'au début, on a voulu aller trop vite et trop fort. L'entreprise était trop énorme et c'est pour ça qu'elle a été interrompue, ce dont je ne suis pas responsable. Je suis responsable de l'utopie initiale, après c'est devenu un peu mégalomane. Maintenant j'avance très doucement, parce que je me dis que nous devrions faire tous ensemble autour d'un journal ce que tous les autres journaux excluraient. Il faut prendre suffisamment le temps de le préparer, afin qu'il puisse durer. Il y a un groupe d'environs 50 amis de Liber en Allemagne qui se compose de sociologues, d'artistes et se réunit à Fribourg et à Berlin, pour publier une édition allemande : modeste, mais bien faite. Ça avance aussi en Italie, en Espagne, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Suède, en Bulgarie et en Hongrie. Ça avance.

Traduit sommairement par le Concierge il y a une vingtaine d'années, traduction toujours pas revue ni corrigée...

dimanche 10 mars 2019

Le Jockey de l'oligarchie ?

jockey.PNG Cliquer sur l'image pour voir François Ruffin in the medias (surtout le début et la fin parce que le milieu c'est narcisso-déliresque, limite "En Marche !"...)

dimanche 3 mars 2019

Exercice illégal de la politique...

"Pour faire comprendre que je ne suis pas dans la spéculation pure, j'évoquerai simplement l'usage que certains hommes politiques font de l'accusation d'irresponsabilité lancée contre les profanes qui veulent se mêler de la politique : supportant mal l'intrusion des profanes dans le cercle sacré des politiques, ils les rappellent à l'ordre comme les clercs rappelaient les laïcs à leur illégitimité. Par exemple, au moment de la Réforme, un des problèmes venait de ce que les femmes voulaient dire la messe ou donner l'extrême-onction. Les clercs défendaient ce que Max Weber appelle leur « monopole de la manipulation légitime des biens de salut » et dénonçaient l'exercice illégal de la religion. Quand on dit à un simple citoyen qu'il est irresponsable politiquement, on l'accuse d'exercice illégal de la politique. Une des vertus de ces irresponsables - dont je suis - est de faire apparaître un présupposé tacite de l'ordre politique, à savoir que les profanes en sont exclus. La candidature de Coluche fut l'un de ces actes irresponsables. Je rappelle que Coluche n'était pas vraiment candidat mais se disait candidat à la candidature pour rappeler que n'importe qui pouvait être candidat. Tout le champ médiatico-politique s'était mobilisé, par-delà toutes les différences, pour condamner cette barbarie radicale qui consistait à mettre en question le présupposé fondamental, à savoir que seuls les politiques peuvent parler politique. Seuls les politiques ont compétence (c'est un mot très important, à la fois technique et juridique) pour parler de politique. Il leur appartient de parler de politique. La politique leur appartient. Voilà une proposition tacite qui est inscrite dans l'existence du champ politique."

Pierre Bourdieu, in Propos sur le champ politique (11 février 1999), Presses universitaires de Lyon, 2000, p.55-56, aussi in, Interventions. Science sociale et action politique, Agone, 2002, p. 163

mardi 12 février 2019

Il y a 17 ans : Pierre Bourdieu sur "les révolutions ratées"

bourdieurevolutionratee.PNG Cliquer sur l'image...

Bonus

disxours_palatin.PNG Cliquer sur l'image pour une spéciale dédicace aux Député(e)s de la République en Marche et aux neuneux moustachu(e)s...

dimanche 3 février 2019

Henri Guillemin : le libéralisme

guilleminLiberalisme.PNG Cliquer sur l'image pour voir la vidéo

Il s'agit d'un extrait de ; Henri Guillemin, L'autre avant-guerre.

lundi 28 janvier 2019

Henri Guillemin sur la République, la monarchie et Adolphe Thiers

guilleminThiers.PNG Cliquer sur l'image pour voir le média.

Il s'agit d'un extrait de ; Henri Guillemin, L'autre avant-guerre.

La pensée de Marx est tombée dans l'oreille de Thiers...

"Or, la vaste contradiction de cette Constitution consiste en ceci : les classes dont elle doit perpétuer l'esclavage social, prolétariat, paysans, petits bourgeois sont mis par elle en possession du pouvoir politique par le moyen du suffrage universel. Et à la classe dont elle sanctionne l'ancienne puissance sociale, à la bourgeoisie, elle enlève les garanties politiques de cette puissance. Elle enserre sa domination politique dans des conditions démocratiques qui aident à chaque instant les classes ennemies à remporter la victoire et qui mettent en question les fondements mêmes de la société bourgeoise. Des unes, elle demande qu'elles ne poursuivent pas leur émancipation politique jusqu'à l'émancipation sociale; des autres, qu'elles ne reviennent pas de la restauration sociale à la restauration politique.

Ces contradictions importaient peu aux républicains bourgeois. Au fur et à mesure qu'ils cessaient d'être indispensables, et ils ne furent indispensables que comme champions de l'ancienne société contre le prolétariat révolutionnaire, quelques semaines déjà après leur victoire, ils tombaient du rang de parti à celui de coterie. Quant à la Constitution, ils la traitaient comme une grande intrigue. Ce qu'il fallait constituer en elle, c'était avant tout la domination de la coterie. Dans le président, on voulait prolonger les pouvoirs de Cavaignac, dans l'Assemblée législative, ceux de la Constituante. Ils espéraient réduire le pouvoir politique des masses populaires à une apparence de pouvoir et ils pensaient pouvoir suffisamment jouer avec cette apparence de pouvoir lui-même pour suspendre continuellement au-dessus de la majorité de la bourgeoisie le dilemme des journées de Juin : ou le règne du National ou le règne de l'anarchie."

Karl Marx Les luttes de classe en France 1850

Don de Patrick Taliercio au Musée de l'Europe

PS ; Marx n'imaginait pas, voir le conditionnel (sic!) que c'est la Bourgeoisie qui s'emparerait de sa pensée pour mieux régner. Cela rappelle au Concierge avoir entendu Bourdieu se lamenter que ses travaux servissent essentiellement aux managers japonais à améliorer leurs... techniques de management !

Il y a 5 ans : Ce soir ou jamais Amitié franco-allemande

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vendredi 25 janvier 2019

Il y a 17 ans : la révolution ne sera pas télévisée

chavez.PNG Cliquer sur l'image pour voir le documentaire

Le documentaire Chávez, l"Coup d’État contre Chavez" (Chavez: Inside the Coup ou The Revolution Will Not Be Televised), réalisé par Kim Bartley et Donnacha O’Briain décrit le coup d’État de 2002 contre le président Hugo Chavez. Il a été tourné alors que les deux réalisatrices préparaient un documentaire sur le président Hugo Chávez au Venezuela. Elles se trouvaient à l’intérieur du palais présidentiel quand fut déclenché, le 11 avril 2002, le coup d’État conduit par les propriétaires des chaînes privées, les cadres de la compagnie pétrolière du Venezuela, ainsi qu’une poignée de dirigeants militaires avec le soutien, entre autres, des États-Unis, de l’Espagne, de la Colombie et du Salvador. Le film présente la chronologie du putsch et la mobilisation des millions de Vénézuéliens qui entraîna le retour au pouvoir d’Hugo Chávez 48 h après le début du coup, grâce à la garde présidentielle. Ce documentaire a obtenu, entre autres, deux prix au Grierson Documentary Awards anglais en 2003. Il a été diffusé sur Arte en 2004.

jeudi 17 janvier 2019

Il y a 9 ans : Crise mondiale et mouvements sociaux (video)

ouaga2.PNG Partie 1 : cliquer sur l'image pour accéder au média

ouaga1.PNG Partie 2 : cliquer sur l'image pour accéder au média

Lire : Crises mondiales et mouvements sociaux

samedi 15 décembre 2018

Médias et écologie : une interview avec Gilles Balbastre (2/2)

balbastrebrygo2.PNG Cliquer sur l'image pour voir l'interview

Première partie ici

mercredi 12 décembre 2018

Adam Smith et les Gilets jaunes

(...)

Adam Smith réalise une analyse très fine des classes sociales de son époque et en particulier de la classe capitaliste et de la classe ouvrière. Il décrit la mécanique de la lutte de classes.

Dans ce passage, il explique ce qui fait consensus dans la « bonne » société de son époque (et cela reste valable aujourd’hui) :

« On n’entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et pareils. À la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. ».

Remettons cela dans l’air du temps de ce premier quart du 21e siècle, le patronat se concerte pour éviter qu’on augmente le salaire minimum légal ou les revenus de la majorité des salariés. Les patrons qui voudraient lâcher une augmentation de salaire seraient perçus comme de faux frères, comme des traîtres à leur classe. Les médias dominants ne parlent pas de l’action du patronat pour empêcher l’augmentation des salaires car cela fait partie de l’ordre normal.

"Adam Smith affirme que les maîtres font des complots pour faire baisser les salaires"

Poursuivons l’exposé d’Adam Smith : « Quelquefois, les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. »

Vous avez bien lu, Adam Smith parle de complots entre patrons pour baisser les salaires. C’est bien ce qui se passe aujourd’hui dans le prolongement de la grande offensive du Capital contre le Travail, entamée il y a maintenant près de 30 ans par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Effectivement, les médias dominants et les gouvernants ne soufflent mot de cette action concertée des capitalistes pour baisser les salaires.

Continuons la lecture d’Adam Smith dont les mots pourraient s’appliquer au mouvement des Gilets jaunes : « Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Les prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. »

Certains diront que cette description n’a rien à voir avec les Gilets jaunes parce que ceux-ci agissent contre l’augmentation des taxes. Ceux qui diront cela n’ont pas écouté ce qui ressort des propos tenus par une très grande majorité de Gilets jaunes. Ils rejettent les augmentations de taxes prévues par Macron parce que leurs salaires ou leurs retraites (c’est-à-dire un salaire différé) sont insuffisants et ils souhaitent une augmentation du salaire minimum légal et, en général, des salaires et revenus de substitution pour ceux et celles d’en bas. Macron essaye d’ailleurs de désamorcer le mouvement en annonçant le 10 décembre l’augmentation de 100 euros du salaire d’un travailleur au Smic à partir de janvier 2019 mais sans augmenter d’autant le Salaire minimum légal et sans que cela coûte quoique ce soit aux patrons. Par ailleurs, les gilets jaunes s’opposent aussi à l’injustice fiscale et donc aux cadeaux faits aux riches. Ils souhaitent une baisse des taxes qui pèsent sur la majorité sociale et ils ont raison. Par exemple, il faut baisser la TVA sur les produits de première nécessité, sur l’électricité, le gaz, l’eau, en tout cas en dessous d’un certain niveau de consommation en tenant compte de la composition du ménage et d’autres critères pertinents. A ce niveau Macron tente de convaincre le mouvement en confirmant l’annulation de l’augmentation de la taxe sur les combustibles mais il affirme qu’il ne rétablira pas l’impôt sur la fortune. Personne de sérieux ne peut être dupe.

Poursuivons la lecture d’Adam Smith qui se réfère à l’action des prolétaires de son époque : « Dans le dessein d’amener l’affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées et, quelquefois, ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés et, agissant avec l’extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l’alternative de mourir de faim ou d’arracher à leurs maîtres par la terreur la plus prompte condescendance à leurs demandes. »

Poursuivons : « Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »

Ne dirait-on pas une description de ce qui se passe en France depuis le début du mouvement, et surtout depuis l’acte 2 qui s’est déroulé le 1er décembre 2018. Les porte-parole des patrons et, surtout, le chef de l’État ainsi que le premier ministre n’ont eu cesse de « réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »

Cette énumération est intéressante : « ouvriers, domestiques et journaliers », cela fait penser aux différentes catégories du peuple qui se mobilisent dans le cadre des gilets jaunes. Il serait intéressant d’actualiser cette énumération aujourd’hui car il est clair que différentes catégories agissent ensemble, notamment ceux et celles qui ont un emploi salarié, des sans-emplois, des retraités, des travailleurs indépendants, des petits boulots dans le secteur informel… Cela crée une alliance extrêmement importante.

Extrait de l'article d'Eric Toussaint paru sur le site du CADTM

mardi 11 décembre 2018

Il y a 18 ans: Genova

Il y a 18 ans, la révolte anti-mondialisation était écrasée à Gênes. Le groupe Feldat (rebaptisé ensuite Hydra) y consacrait une chanson qui remue encore dans leurs espoirs et leur chair tous ceux qui y étaient. Gloire à ceux qui ont marché ! (Le Concierge)

genovafeldat.PNG Cliquer sur l'image pour écouter cette poésie bénie

Il y a 19 ans : l'île aux fleurs (Didactique de l'Economie)

ileauxfleurs.PNG Cliquer sur l'image pour voir le film

Il y a 12 ans : La Rage du Peuple

Il y a 12 ans, les mesures néolibérales à "effet retard" n'avaient pas encore touché la frange la plus vulnérable des classes moyennes.

Mais elles touchaient de plein fouet les plus précaires.

Une jeune Rappeuse marseillaise sut traduire en mots ce que "mondialisation économique" voulait concrètement dire, et se faire entendre par une petite fraction de classes moyennes intellectuelles précaires...

larage.PNG Cliquer sur l'image pour écouter ce grand moment de poésie bénie...

vendredi 9 novembre 2018

Henri Guillemin : l'autre avant-guerre

guillemin1.PNG Cliquer sur l'image pour voir la vidéo

mercredi 24 octobre 2018

Devinette : A qui ressemble le plus la marionnette décrite dans ce texte ?

Il y a 18 ans... Une incarnation "chic", ou même pas "chic" mais "kitsch", du laisser-faire total du pouvoir économique

Notre devinette n'ayant obtenu aucune réponse l'année dernière, et alors que les réseaux sociaux jusqu'au Média abondent plus que jamais en chasseurs de nazis anachroniques (avec pour dernières cibles Jacques Cotta pour celui cité, Frédéric Lordon pour les autres, c'est dire !) nous republions ce texte enregistré par Pierre Bourdieu en soutien aux mouvements qui se mobilisèrent contre le succès électoral d'Haider en Autriche (on peut dire son nom désormais, cette "marionnette" qui prêchait publiquement l'homophobie étant décédée dans un accident de voiture en sortant du lit de... son amant !). Ayant participé à Wien à un colloque quelques mois plus tard, où Bourdieu essayait vainement de lancer un mouvement social européen (démontrant par le fait son impossibilité), le Concierge peut témoigner que la bourgeoisie progressiste invitante (qui l'était tellement que les autres mouvements militant sous le label "We are the Government" boycottèrent ces rencontres...) en tira la conclusion (verbatim) que "c'était quand même mieux BHL".... Certes, Varoufakis est plus jeune...

Le Concierge

(...)

Que peut être la position d´un intellectuel, d´un chercheur français devant ce qui arrive à l´Autriche, devant ce qui arrive au peuple progressiste de l´Autriche. Je pense que les analogies que l´on fait trop systématiquement dans beaucoup de pays occidentaux à Hitler et au nazisme, c'est une référence qui est à mon avis très suspecte parce qu´elle correspond à des associations non réfléchies, et interdit, me semble-t-il, de faire une analyse. Je risque de paraître naïf, n´étant pas Autrichien, n´étant pas en Autriche, mais je pense que ce que je dis est important, au moins pour permettre aux Autrichiens de se défendre contre certaines définitions, mais je pense cependant que la référence au nazisme est superficielle et interdit de saisir la spécificité de ce qui arrive. Si on voulait une métaphore, je ne nommerais pas du tout la personne, je pense qu´elle ne doit plus être nommée ( et si j´ai une recommendation à faire aux intellectuels et aux journalistes, c'est de ne plus jamais citer le nom de ce personnage). Si ce type de personnage peut arriver au pouvoir ou être proche du pouvoir, c'est parce qu'il y a des précédents qui ne sont pas à chercher dans les années trente, mais qui sont à chercher par exemple du côté des Etats Unis dans un passé beaucoup plus récent, dans la personne de Ronald Reagan qui est un bellâtre de cinéma, un personnage de second ordre, toujours bronzé, toujours bien coiffé, comme d´autres aujourd'hui, toujours sportif, porteur d'idéologie ultra nationaliste, ultra réactionnaire, et prêt à jouer le rôle d´un fantoche au service des pouvoirs les plus conservateurs et des volontés les plus conservatrices des forces économiques. C'est-à-dire que c'est une incarnation "chic", ou même pas "chic" mais "kitsch", du laisser-faire total du pouvoir économique. On pourrait continuer, pour aller très vite, avec Margaret Thatcher, mais aussi Tony Blair qui aujourd'hui même à Lisbonne prend sur l´Europe des positions plus réactionnaires que le président français de droite.

Donc, il y a à chercher du côté de ce qui se passe dans le monde politique international de cette montée du néolibéralisme qui a été favorisé par l´effondrement des régimes soviétiques. Cette montée du néolibéralisme, qui est un simple masque modernisé du conservatisme le plus archaïque, est une forme de révolution conservatrice. Et là, il y a une analogie réelle avec les années trente; c'est une révolution conservatrice mais moderne; c'est une révolution conservatrice avec les médias, le nazisme avait ces mouvements de masse etc. Là, je pense que cette analyse qui est une esquisse très complexe doit conduire à un travail beaucoup plus approfondi pour essayer de comprendre les responsabilités. Si des phénomènes comme ceux-là sont possibles c'est qu'on est arrivé à des sociétés dans lesquelles 50% de la population sont des abstentionnistes des élections. C'est le cas aux Etats Unis où on a une situation de dépolitisation généralisée, les forces économiques sont abandonnées à elles-mêmes, et les médias se mettent au service de ce fantoche, de ce personnage kitsch qui tient les apparences d´un pouvoir politique et qui incarne en quelque sorte cette dépolitisation généralisée à laquelle elles contribuent. Les médias ont une très grande importance et je pense que les consignes de boycotte de tout soutien à l'égard des formes d´extrême droite serait important. Par exemple, Le Pen qui du jour où il a déplu aux médias a fait une crise et a disparu. Comme par hasard, il y a une corrélation très forte entre le taux de l´apparition à la télévision et le taux dans les élections. Ce qui ne veut pas dire qu'il n´y a pas un cœur incompressible de la vraie extrême droite, des fascistes. C'est le cas en Autriche, c'est le cas en France, des gens organisées, très dangereux qui sont un tout petit noyau et qu´il ne faut pas confondre avec ces gens qui peuvent être mobilisés plus largement en faveur de la mystification dans les médias. Il faudrait analyser sans faire du mea culpa collectif, c'est ridicule et ne sert à rien, il faudrait analyser les responsabilités pour essayer d´en tirer des conclusions. Les responsabilités sont les responsabilités des intellectuels. Je pense que les intellectuels se reveillent aujourd'hui. Ils se demandent en quoi ils ont collaboré. Il y a la partie des sociaux-démocrates qui ont imité jusqu'aux apparences physiques des personnages que je ne veux pas nommer; ces socio-démocrates qui ont emprunté le langage de l'extrême droite, qui ont parlé de tolérance-zéro. Nous avons un Président de la République français socialiste qui a parlé de tolérance-zéro. Nous avons un Président du Conseil socialiste qui a dit qu'il fallait renoncer aux misères du monde. Les socio-démocrates, outre qu'ils ont emprunté le vocabulaire du néolibéralisme, c'est-à-dire du néoconservatisme déguisé, ont emprunté, par pure démagogie et sur la base des sondages, un langage des plus dégouttants de l'extrémisme fascistoïde. Mais il faut continuer. Il y a le fait que toute pensée collective critique est ultra difficile. Mais il faudrait continuer. J'ai un peu honte de dire des choses aussi grossières, mais ce n'est pas facile de faire une analyse à distance.

(...)

Pierre Bourdieu

Lire l'intégralité du texte intitulé "Pour une Autriche pionnière d'une Europe sociale" dont nous ne reproduisons que la partie la plus actuelle, en invitant à une devinette, bien évidemment. A qui ressemble le plus la marionnette décrite dans ce texte ?

vendredi 28 septembre 2018

Il y a 18 ans : La nouvelle vulgate planétaire

Des militants qui se pensent encore progressistes ratifient à leur tour la novlangue américaine quand ils fondent leurs analyses sur les termes « exclusion », « minorités », « identité », « multiculturalisme ». Sans oublier « mondialisation »

Dans tous les pays avancés, patrons et hauts fonctionnaires internationaux, intellectuels médiatiques et journalistes de haute volée se sont mis de concert à parler une étrange novlangue dont le vocabulaire, apparemment surgi de nulle part, est dans toutes les bouches : « mondialisation » et « flexibilité » ; « gouvernance » et « employabilité » ; « underclass » et « exclusion » ; « nouvelle économie » et « tolérance zéro » ; « communautarisme », « multiculturalisme » et leurs cousins « postmodernes », « ethnicité », « minorité », « identité », « fragmentation », etc.

La diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire — dont sont remarquablement absents capitalisme, classe, exploitation, domination, inégalité, autant de vocables péremptoirement révoqués sous prétexte d’obsolescence ou d’impertinence présumées — est le produit d’un impérialisme proprement symbolique. Les effets en sont d’autant plus puissants et pernicieux que cet impérialisme est porté non seulement par les partisans de la révolution néolibérale, lesquels, sous couvert de modernisation, entendent refaire le monde en faisant table rase des conquêtes sociales et économiques résultant de cent ans de luttes sociales, et désormais dépeintes comme autant d’archaïsmes et d’obstacles au nouvel ordre naissant, mais aussi par des producteurs culturels (chercheurs, écrivains, artistes) et des militants de gauche qui, pour la grande majorité d’entre eux, se pensent toujours comme progressistes.

Comme les dominations de genre ou d’ethnie, l’impérialisme culturel est une violence symbolique qui s’appuie sur une relation de communication contrainte pour extorquer la soumission et dont la particularité consiste ici en ce qu’elle universalise les particularismes liés à une expérience historique singulière en les faisant méconnaître comme tels et reconnaître comme universels (1).

Ainsi, de même que, au XIXe siècle, nombre de questions dites philosophiques, comme le thème spenglérien de la « décadence », qui étaient débattues dans toute l’Europe trouvaient leur origine dans les particularités et les conflits historiques propres à l’univers singulier des universitaires allemands (2), de même aujourd’hui nombre de topiques directement issus de confrontations intellectuelles liées aux particularités et aux particularismes de la société et des universités américaines se sont imposés, sous des dehors en apparence déshistoricisés, à l’ensemble de la planète.

Import-export culturel

Ces lieux communs, au sens aristotélicien de notions ou de thèses avec lesquelles on argumente mais sur lesquelles on n’argumente pas, doivent l’essentiel de leur force de conviction au prestige retrouvé du lieu dont ils émanent et au fait que, circulant à flux tendu de Berlin à Buenos Aires et de Londres à Lisbonne, ils sont présents partout à la fois et sont partout puissamment relayés par ces instances prétendument neutres de la pensée neutre que sont les grands organismes internationaux — Banque mondiale, Commission européenne, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) —, les « boîtes à idées » conservatrices (Manhattan Institute à New York, Adam Smith Institute à Londres, Deutsche Bank Fundation à Francfort, et de l’exFondation Saint-Simon à Paris), les fondations de philanthropie, les écoles du pouvoir (Science-Po en France, la London School of Economics au Royaume-Uni, la Harvard Kennedy School of Government en Amérique, etc.), et les grands médias, inlassables dispensateurs de cette lingua franca passe-partout, bien faite pour donner aux éditorialistes pressés et aux spécialistes empressés de l’import-export culturel l’illusion de l’ultramodernisme.

Outre l’effet automatique de la circulation internationale des idées, qui tend par la logique propre à occulter les conditions et les significations d’origine (3), le jeu des définitions préalables et des déductions scolastiques substitue l’apparence de la nécessité logique à la contingence des nécessités sociologiques déniées et tend à masquer les racines historiques de tout un ensemble de questions et de notions — l’« efficacité » du marché (libre), le besoin de reconnaissance des « identités » (culturelles), ou encore la réaffirmation-célébration de la « responsabilité » (individuelle) — que l’on décrétera philosophiques, sociologiques, économiques ou politiques, selon le lieu et le moment de réception.

Ainsi planétarisés, mondialisés, au sens strictement géographique, en même temps que départicularisés, ces lieux communs que le ressassement médiatique transforme en sens commun universel parviennent à faire oublier qu’ils ne font bien souvent qu’exprimer, sous une forme tronquée et méconnaissable, y compris pour ceux qui les propagent, les réalités complexes et contestées d’une société historique particulière, tacitement constituée en modèle et en mesure de toutes choses : la société américaine de l’ère postfordiste et postkeynésienne. Cet unique super-pouvoir, cette Mecque symbolique de la Terre, est caractérisé par le démantèlement délibéré de l’Etat social et l’hypercroissance corrélative de l’Etat pénal, l’écrasement du mouvement syndical et la dictature de la conception de l’entreprise fondée sur la seule « valeur-actionnaire » , et leurs conséquences sociologiques, la généralisation du salariat précaire et de l’insécurité sociale, constituée en moteur privilégié de l’activité économique.

Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du « multiculturalisme » , terme importé en Europe pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu’aux Etats-Unis il renvoie, dans le mouvement même par lequel il les masque, à l’exclusion continuée des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du « rêve américain » de l’« opportunité pour tous » , corrélative de la banqueroute qui affecte le système d’enseignement public au moment où la compétition pour le capital culturel s’intensifie et où les inégalités de classe s’accroissent de manière vertigineuse.

L’adjectif « multiculturel » voile cette crise en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l’exprimant dans un registre ostensiblement « ethnique » , alors que son véritable enjeu n’est pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l’accès aux instruments de (re)production des classes moyenne et supérieure, comme l’Université, dans un contexte de désengagement actif et massif de l’État.

Querelles de campus déguisées en épopées conceptuelles

Le « multiculturalisme » américain n’est ni un concept, ni une théorie, ni un mouvement social ou politique — tout en prétendant être tout cela à la fois. C’est un discours écran dont le statut intellectuel résulte d’un gigantesque effet d’allodoxia national et international (4) qui trompe ceux qui en sont comme ceux qui n’en sont pas. C’est ensuite un discours américain, bien qu’il se pense et se donne comme universel, en cela qu’il exprime les contradictions spécifiques de la situation d’universitaires qui, coupés de tout accès à la sphère publique et soumis à une forte différenciation dans leur milieu professionnel, n’ont d’autre terrain où investir leur libido politique que celui des querelles de campus déguisées en épopées conceptuelles.

C’est dire que le « multiculturalisme » amène partout où il s’exporte ces trois vices de la pensée nationale américaine que sont a) le « groupisme » , qui réifie les divisions sociales canonisées par la bureaucratie étatique en principes de connaissance et de revendication politique ; b) le populisme, qui remplace l’analyse des structures et des mécanismes de domination par la célébration de la culture des dominés et de leur « point de vue » élevé au rang de proto-théorie en acte ; c) le moralisme, qui fait obstacle à l’application d’un sain matérialisme rationnel dans l’analyse du monde social et économique et condamne ici à un débat sans fin ni effets sur la nécessaire « reconnaissance des identités » , alors que, dans la triste réalité de tous les jours, le problème ne se situe nullement à ce niveau (5) : pendant que les philosophes se gargarisent doctement de « reconnaissance culturelle » , des dizaines de milliers d’enfants issus des classes et ethnies dominées sont refoulés hors des écoles primaires par manque de place (ils étaient 25 000 cette année dans la seule ville de Los Angeles), et un jeune sur dix provenant de ménages gagnant moins de 15 000 dollars annuels accède aux campus universitaires, contre 94 % des enfants des familles disposant de plus de 100 000 dollars.

On pourrait faire la même démonstration à propos de la notion fortement polysémique de « mondialisation » , qui a pour effet, sinon pour fonction, d’habiller d’œcuménisme culturel ou de fatalisme économiste les effets de l’impérialisme américain et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle. Au terme d’un retournement symbolique fondé sur la naturalisation des schèmes de la pensée néolibérale dont la domination s’est imposée depuis vingt ans grâce au travail des think tanks conservateurs et de leurs alliés dans les champs politique et journalistique (6), le remodelage des rapports sociaux et des pratiques culturelles conformément au patron nord-américain, qui s’est opéré dans les sociétés avancées à travers la paupérisation de l’Etat, la marchandisation des biens publics et la généralisation de l’insécurité salariale, est accepté avec résignation comme l’aboutissement obligé des évolutions nationales, quand il n’est pas célébré avec un enthousiasme moutonnier. L’analyse empirique de l’évolution des économies avancées sur la longue durée suggère pourtant que la « mondialisation » n’est pas une nouvelle phase du capitalisme mais une « rhétorique » qu’invoquent les gouvernements pour justifier leur soumission volontaire aux marchés financiers. Loin d’être, comme on ne cesse de le répéter, la conséquence fatale de la croissance des échanges extérieurs, la désindustrialisation, la croissance des inégalités et la contraction des politiques sociales résultent de décisions de politique intérieure qui reflètent le basculement des rapports de classe en faveur des propriétaires du capital (7).

Colonisation mentale

En imposant au reste du monde des catégories de perception homologues de ses structures sociales, les Etats-Unis refaçonnent le monde à leur image : la colonisation mentale qui s’opère à travers la diffusion de ces vrais-faux concepts ne peut conduire qu’à une sorte de « Washington consensus » généralisé et même spontané, comme on peut l’observer aujourd’hui en matière d’économie, de philanthropie ou d’enseignement de la gestion (lire « Irrésistibles “business schools” »). En effet, ce discours double qui, fondé dans la croyance, mime la science, surimposant au fantasme social du dominant l’apparence de la raison (notamment économique et politologique), est doté du pouvoir de faire advenir les réalités qu’il prétend décrire, selon le principe de la prophétie autoréalisante : présent dans les esprits des décideurs politiques ou économiques et de leurs publics, il sert d’instrument de construction des politiques publiques et privées, en même temps que d’instrument d’évaluation de ces politiques. Comme toutes les mythologies de l’âge de la science, la nouvelle vulgate planétaire s’appuie sur une série d’oppositions et d’équivalences, qui se soutiennent et se répondent, pour dépeindre les transformations contemporaines des sociétés avancées : désengagement économique de l’Etat et renforcement de ses composantes policières et pénales, dérégulation des flux financiers et désencadrement du marché de l’emploi, réduction des protections sociales et célébration moralisatrice de la « responsabilité individuelle » :

L’impérialisme de la raison néolibérale trouve son accomplissement intellectuel dans deux nouvelles figures exemplaires du producteur culturel. D’abord l’expert, qui prépare, dans l’ombre des coulisses ministérielles ou patronales ou dans le secret des think tanks, des documents à forte teneur technique, couchés autant que possible en langage économique et mathématique. Ensuite, le conseiller en communication du prince, transfuge du monde universitaire passé au service des dominants, dont la mission est de mettre en forme académique les projets politiques de la nouvelle noblesse d’Etat et d’entreprise et dont le modèle planétaire est sans conteste possible le sociologue britannique Anthony Giddens, professeur à l’université de Cambridge récemment placé à la tête de la London School of Economics et père de la « théorie de la structuration », synthèse scolastique de diverses traditions sociologiques et philosophiques.

Et l’on peut voir l’incarnation par excellence de la ruse de la raison impérialiste dans le fait que c’est la Grande-Bretagne, placée, pour des raisons historiques, culturelles et linguistiques, en position intermédiaire, neutre (au sens étymologique), entre les Etats-Unis et l’Europe continentale, qui a fourni au monde ce cheval de Troie à deux têtes, l’une politique et l’autre intellectuelle, en la personne duale de Tony Blair et d’Anthony Giddens, « théoricien » autoproclamé de la « troisième voie » , qui, selon ses propres paroles, qu’il faut citer à la lettre, « adopte une attitude positive à l’égard de la mondialisation » ; « essaie (sic) de réagir aux formes nouvelles d’inégalités » mais en avertissant d’emblée que « les pauvres d’aujourd’hui ne sont pas semblables aux pauvres de jadis (de même que les riches ne sont plus pareils à ce qu’ils étaient autrefois) » ; « accepte l’idée que les systèmes de protection sociale existants, et la structure d’ensemble de l’Etat, sont la source de problèmes, et pas seulement la solution pour les résoudre » ; « souligne le fait que les politiques économiques et sociales sont liées » pour mieux affirmer que « les dépenses sociales doivent être évaluées en termes de leurs conséquences pour l’économie dans son ensemble » ; enfin se « préoccupe des mécanismes d’exclusion » qu’il découvre « au bas de la société, mais aussi en haut (sic) » , convaincu que « redéfinir l’inégalité par rapport à l’exclusion à ces deux niveaux » est « conforme à une conception dynamique de l’inégalité (8) ». Les maîtres de l’économie peuvent dormir tranquilles : ils ont trouvé leur Pangloss.

Pierre Bourdieu

(1) Précisons d’entrée que les Etats-Unis n’ont pas le monopole de la prétention à l’universel. Nombre d’autres pays — France, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Japon, Russie — ont exercé ou s’efforcent encore d’exercer, dans leurs sphère d’influence propre, des formes d’impérialisme culturel en tout points comparables. Avec cette différence toutefois que, pour la première fois de l’histoire, un seul pays se trouve en position d’imposer son point de vue sur le monde au monde entier.

(2) Cf. Fritz Ringer, The Decline of the Mandarins, Cambridge University Press, Cambridge, 1969.

(3) Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Romanistische Zeitschrift fur Literaturgeschichte, 14-1/2, Heidelberg, 1990, p. 1-10.

(4) Allodoxia : le fait de prendre une chose pour une autre.

(5) Pas plus que la mondialisation des échanges matériels et symboliques, la diversité des cultures, ne date de notre siècle puisqu’elle est coextensive de l’histoire humaine, comme l’avaient déjà signalé Emile Durkheim et Marcel Mauss dans leur « Note sur la notion de civilisation » (Année sociologique, no 12, 1913, p. 46-50, vol. III, Editions de Minuit, Paris, 1968).

(6) Lire Keith Dixon, Les Evangélistes du marché, Raisons d’agir Editions, Paris, 1998.

(7) Sur la « mondialisation » comme « projet américain » visant à imposer la conception de la « valeur-actionnaire » de l’entreprise, cf. Neil Fligstein, « Rhétorique et réalités de la “mondialisation” » , Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, no 119, septembre 1997, p. 3647.

(8) Ces extraits sont issus du catalogue de définitions scolaires de ses théories et vues politiques qu’Anthony Giddens propose à la rubrique « FAQs (Frequently Asked Questions) » de son site Internet : www.lse.ac.uk/Giddens/

Il y a 23 ans : le sort des étrangers comme schibboleth

La question du statut que la France accorde aux étrangers n'est pas un « détail ». C'est un faux problème qui, malheureusement, s'est peu à peu imposé comme une question centrale, terriblement mal posée, dans la lutte politique.

Convaincu qu'il était capital de contraindre les différents candidats républicains à s'exprimer clairement sur cette question, le Groupe d'examen des programmes électoraux sur les étrangers en France (GEPEF) a fait une expérience dont les résultats méritent d'être connus. À l'interrogation à laquelle il a tenté de les soumettre, les candidats se sont dérobés — à l'exception de Robert Hue, et de Dominique Voynet qui en avait fait un des thèmes centraux de sa campagne, avec l'abrogation des lois Pasqua, la régularisation du statut des personnes non expulsables, le souci d'assurer le droit des minorités : Édouard Balladur a envoyé une lettre énonçant des généralités sans rapport avec nos vingt-six questions. Jacques Chirac n'a pas répondu à notre demande d'entretien. Lionel Jospin a mandaté Martine Aubry et Jean Christophe Cambadélis, malheureusement aussi peu éclairés qu'éclairants sur les positions de leur favori.

Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour découvrir dans leurs silences et dans leur discours qu'ils n'ont pas grand chose à opposer au discours xénophobe qui, depuis des années, travaille à transformer en haine les malheurs de la société, chômage, délinquance, drogue, etc. Peut-être par manque de convictions, peut-être par crainte de perdre des voix en les exprimant, ils en sont venus à ne plus parler sur ce faux problème toujours présent et toujours absent que par stéréotypes convenus et sous-entendus dus plus ou moins honteux, évoquant par exemple la « sécurité », la nécessité de « réduire au maximum les entrées » ou de contrôler l'« immigration clandestine » (non sans rappeler à l'occasion, pour faire progressiste, « le rôle des trafiquants et des patrons » qui l'exploitent).

Or, tous les calculs électoralistes, que la logique d'un univers politico-médiatique fasciné par les sondages ne fait qu'encourager, reposent sur une série de présupposés sans fondement : sans autre fondement en tout cas que la logique la plus primitive de la participation magique, de la contamination par contact et de l'association verbale. Un exemple entre mille : comment peut-on parler d'« immigrés » à propos de gens qui n'ont « émigré » de nulle part et dont on dit par ailleurs qu'ils sont « de seconde génération »? De même, une des fonctions majeures de l'adjectif « clandestin », que les belles âmes soucieuses de respectabilité progressiste associent au terme d'« immigrés », n'est-elle pas de créer une identification verbale et mentale entre le passage clandestin des frontières par les hommes et le passage nécessairement frauduleux, donc clandestin, d'objets interdits (de part et d'autre de la frontière) comme les drogues ou les armes ? Confusion criminelle qui autorise à penser les hommes concernés comme des criminels.

Ces croyances, les hommes politiques finissent par croire qu'elles sont universellement partagées par leurs électeurs. Leur démagogie électoraliste repose, en effet, sur le postulat que l'« opinion publique » est hostile à l'« immigration », aux étrangers, à toute espèce d'ouverture des frontières. Les verdicts des « sondeurs », ces modernes astrologues, et les injonctions des conseillers qui leur tiennent lieu de compétence et de conviction, les somment de s'employer à « conquérir les voix de Le Pen ». Or, pour s'en tenir à un seul argument, mais assez robuste, le score même qu'a obtenu Le Pen, après presque deux ans de lois Pasqua, de discours et de pratiques sécuritaires, porte à conclure que plus on réduit les droits des étrangers, plus les bataillons des électeurs du Front national s'accroissent (ce constat est évidemment un peu simplificateur, mais pas plus que la thèse souvent avancée que toute mesure visant à améliorer le statut juridique des étrangers présents sur le territoire français aurait pour effet de faire monter le score de Le Pen). Ce qui est sûr, en tout cas, c'est qu'avant d'imputer à la seule xénophobie le vote en faveur du Front national, il faudrait s'interroger sur quelques autres facteurs, comme par exemple les affaires de corruption qui ont frappé l'univers médiatico-politique.

Tout cela étant dit, reste qu'il faudrait repenser la question du statut de l'étranger dans les démocraties modernes, c'est-à-dire la question des frontières qui peuvent être encore légitimement imposées aux déplacements des personnes dans des univers qui, comme le nôtre, tirent tant de profits de tous ordres de la circulation des personnes et des biens. Il faudrait au moins, à court terme, évaluer, fût-ce dans la logique de l'intérêt bien compris, les coûts pour le pays de la politique sécuritaire associée au nom de M. Pasqua : coûts entraînés par la discrimination dans et par les contrôles policiers, qui est bien faite pour créer ou renforcer la « fracture sociale », et par les atteintes, qui se généralisent, aux droits fondamentaux, coûts pour le prestige de la France et sa tradition particulière de défenseur des droits de l'homme, etc.

La question du statut accordé aux étrangers est bien le critère décisif, le schibboleth qui permet de juger de la capacité des candidats à prendre parti, dans tous leurs choix, contre la France étriquée, régressive, sécuritaire, protectionniste, conservatrice, xénophobe, et pour la France ouverte, progressiste, internationaliste, universaliste. C'est pourquoi le choix des électeurs-citoyens devrait se porter sur le candidat qui se sera engagé, de la manière la plus claire, à opérer la rupture la plus radicale et la plus totale avec la politique actuelle de la France en matière d'« accueil » des étrangers. Ce devrait être Lionel Jospin... Mais le voudra-t-il ?

Pierre Bourdieu

Paris, mai 1995

dimanche 16 septembre 2018

Il y a 4 ans : Franck Lepage sur l'avenir du système scolaire

Face à l'effarante bêtise qui a envahi nos ordinateurs connectés sous prétexte de "médias indépendants", il est bon de de se remémorer commment on se présentait encore certains problèmes dans le "off" devenu tellement "in"... il y a encore quelques années !!!

lepagesystemescolaire.PNG Le "débat" entre traditionnalistes et pédagogistes qui sature les médias "in" et "off" est bien fait pour cacher la "3ème voie" en embuscade... Cliquer sur l'image pour revoir cet extrait....

jeudi 10 mai 2018

Il y a 7 ans... "Nous ne revendiquons rien". Occuper Wall Street : un mouvement tombé amoureux de lui-même

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Extrait

La grande épopée fut pourtant de courte durée. Les campeurs ont été évacués deux mois après leur installation. Hormis quelques groupes résiduels ici et là, animés par des militants chevronnés, le mouvement OWS s’est désagrégé. La tempête médiatique qui s’était engouffrée dans les tentes de Zuccotti Park est repartie souffler ailleurs. Faisons une pause et comparons le bilan d’OWS avec celui de son vilain jumeau, le Tea Party, et du renouveau de la droite ultraréactionnaire dont celui-ci est le fer de lance. Grâce à ces bénévoles de la surenchère, le Parti républicain est redevenu majoritaire à la Chambre des représentants ; dans les législatures d’Etat, il a pris six cents sièges aux démocrates. Le Tea Party a même réussi à propulser l’un des siens, M. Paul Ryan, à la candidature pour la vice-présidence des États-Unis.

La question à laquelle les thuriféraires d’OWS consacrent des cogitations passionnées est la suivante : quelle est la formule magique qui a permis au mouvement de rencontrer un tel succès ? Or c’est la question diamétralement inverse qu’ils devraient se poser : pourquoi un tel échec ? Comment les efforts les plus louables en sont-ils venus à s’embourber dans le marécage de la glose académique et des postures antihiérarchiques ?

Les choses avaient pourtant commencé très fort. Dès les premiers jours d’occupation de Zuccotti Park, la cause d’OWS était devenue incroyablement populaire. De fait, comme le souligne Todd Gitlin, jamais depuis les années 1930 un thème progressiste n’avait autant fédéré la société américaine que la détestation de Wall Street. Les témoignages de sympathie pleuvaient par milliers, les chèques de soutien aussi, les gens faisaient la queue pour donner des livres et de la nourriture aux campeurs. Des célébrités vinrent se montrer à Zuccotti et les médias commencèrent à couvrir l’occupation avec une attention qu’ils n’accordent pas souvent aux mouvements sociaux estampillés de gauche.

Mais les commentateurs ont interprété à tort le soutien à la cause d’OWS comme un soutien à ses modalités d’action. Les tentes plantées dans le parc, la préparation de la tambouille pour des légions de campeurs, la recherche sans fin du consensus, les affrontements avec la police… voilà, aux yeux des exégètes, ce qui a fait la force et la singularité d’OWS ; voilà ce que le public a soif de connaître.

Ce qui se tramait à Wall Street, pendant ce temps-là, a suscité un intérêt moins vif. Dans Occupying Wall Street, un recueil de textes rédigés par des écrivains ayant participé au mouvement, la question des prêts bancaires usuraires n’apparaît qu’à titre de citation dans la bouche d’un policier. Et n’espérez pas découvrir comment les militants de Zuccotti comptaient contrarier le pouvoir des banques. Non parce que ce serait mission impossible, mais parce que la manière dont la campagne d’OWS est présentée dans ces ouvrages donne l’impression qu’elle n’avait rien d’autre à proposer que la construction de « communautés » dans l’espace public et l’exemple donné au genre humain par le noble refus d’élire des porte-parole.

Culte de la participation

Malheureusement, un tel programme ne suffit pas. Bâtir une culture de lutte démocratique est certes utile pour les cercles militants, mais ce n’est qu’un point de départ. OWS n’est jamais allé plus loin ; il n’a pas déclenché une grève, ni bloqué un centre de recrutement, ni même occupé le bureau d’un doyen d’université. Pour ses militants, la culture horizontale représente le stade suprême de la lutte : « Le processus est le message », entonnaient en chœur les protestataires.

On pourra objecter que la question de présenter ou non des revendications fut âprement débattue par les militants lorsqu’ils occupaient effectivement quelque chose. Mais, pour qui feuillette tous ces ouvrages un an plus tard, ce débat paraît d’un autre monde. Presque aucun ne s’est hasardé à reconnaître que le refus de formuler des propositions a constitué une grave erreur tactique. Au contraire, Occupying Wall Street, le compte rendu quasi officiel de l’aventure, assimile toute velléité programmatique à un fétiche conçu pour maintenir le peuple dans l’aliénation de la hiérarchie et de la servilité. Hedges ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que « seules les élites dominantes et leurs relais médiatiques » exhortaient OWS à faire connaître ses demandes. Présenter des revendications serait admettre la légitimité de son adversaire, à savoir l’Etat américain et ses amis les banquiers. En somme, un mouvement de protestation qui ne formule aucune exigence serait le chef-d’œuvre ultime de la vertu démocratique…

D’où la contradiction fondamentale de cette campagne. De toute évidence, protester contre Wall Street en 2011 impliquait de protester aussi contre les tripatouillages financiers qui nous avaient précipités dans la grande récession ; contre le pouvoir politique qui avait sauvé les banques ; contre la pratique délirante des primes et des bonus qui avait métamorphosé les forces productives en tiroir-caisse pour les 1 % les plus riches. Toutes ces calamités tirent leur origine de la dérégulation et des baisses d’impôts — autrement dit, d’une philosophie de l’émancipation individuelle qui, au moins dans sa rhétorique, n’est pas contraire aux pratiques libertaires d’OWS.

Thomas Frank, janvier 2013

Lire l'intégralité de l'article dans Le Monde Diplomatique

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