Adam Smith et les Gilets jaunes
Par Le concierge du Musée le mercredi 12 décembre 2018, 14:41 - Bibliothèque - Lien permanent
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Adam Smith réalise une analyse très fine des classes sociales de son époque et en particulier de la classe capitaliste et de la classe ouvrière. Il décrit la mécanique de la lutte de classes.
Dans ce passage, il explique ce qui fait consensus dans la « bonne » société de son époque (et cela reste valable aujourd’hui) :
« On n’entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et pareils. À la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. ».
Remettons cela dans l’air du temps de ce premier quart du 21e siècle, le patronat se concerte pour éviter qu’on augmente le salaire minimum légal ou les revenus de la majorité des salariés. Les patrons qui voudraient lâcher une augmentation de salaire seraient perçus comme de faux frères, comme des traîtres à leur classe. Les médias dominants ne parlent pas de l’action du patronat pour empêcher l’augmentation des salaires car cela fait partie de l’ordre normal.
"Adam Smith affirme que les maîtres font des complots pour faire baisser les salaires"
Poursuivons l’exposé d’Adam Smith : « Quelquefois, les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. »
Vous avez bien lu, Adam Smith parle de complots entre patrons pour baisser les salaires. C’est bien ce qui se passe aujourd’hui dans le prolongement de la grande offensive du Capital contre le Travail, entamée il y a maintenant près de 30 ans par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Effectivement, les médias dominants et les gouvernants ne soufflent mot de cette action concertée des capitalistes pour baisser les salaires.
Continuons la lecture d’Adam Smith dont les mots pourraient s’appliquer au mouvement des Gilets jaunes : « Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Les prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. »
Certains diront que cette description n’a rien à voir avec les Gilets jaunes parce que ceux-ci agissent contre l’augmentation des taxes. Ceux qui diront cela n’ont pas écouté ce qui ressort des propos tenus par une très grande majorité de Gilets jaunes. Ils rejettent les augmentations de taxes prévues par Macron parce que leurs salaires ou leurs retraites (c’est-à-dire un salaire différé) sont insuffisants et ils souhaitent une augmentation du salaire minimum légal et, en général, des salaires et revenus de substitution pour ceux et celles d’en bas. Macron essaye d’ailleurs de désamorcer le mouvement en annonçant le 10 décembre l’augmentation de 100 euros du salaire d’un travailleur au Smic à partir de janvier 2019 mais sans augmenter d’autant le Salaire minimum légal et sans que cela coûte quoique ce soit aux patrons. Par ailleurs, les gilets jaunes s’opposent aussi à l’injustice fiscale et donc aux cadeaux faits aux riches. Ils souhaitent une baisse des taxes qui pèsent sur la majorité sociale et ils ont raison. Par exemple, il faut baisser la TVA sur les produits de première nécessité, sur l’électricité, le gaz, l’eau, en tout cas en dessous d’un certain niveau de consommation en tenant compte de la composition du ménage et d’autres critères pertinents. A ce niveau Macron tente de convaincre le mouvement en confirmant l’annulation de l’augmentation de la taxe sur les combustibles mais il affirme qu’il ne rétablira pas l’impôt sur la fortune. Personne de sérieux ne peut être dupe.
Poursuivons la lecture d’Adam Smith qui se réfère à l’action des prolétaires de son époque : « Dans le dessein d’amener l’affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées et, quelquefois, ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés et, agissant avec l’extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l’alternative de mourir de faim ou d’arracher à leurs maîtres par la terreur la plus prompte condescendance à leurs demandes. »
Poursuivons : « Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »
Ne dirait-on pas une description de ce qui se passe en France depuis le début du mouvement, et surtout depuis l’acte 2 qui s’est déroulé le 1er décembre 2018. Les porte-parole des patrons et, surtout, le chef de l’État ainsi que le premier ministre n’ont eu cesse de « réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. »
Cette énumération est intéressante : « ouvriers, domestiques et journaliers », cela fait penser aux différentes catégories du peuple qui se mobilisent dans le cadre des gilets jaunes. Il serait intéressant d’actualiser cette énumération aujourd’hui car il est clair que différentes catégories agissent ensemble, notamment ceux et celles qui ont un emploi salarié, des sans-emplois, des retraités, des travailleurs indépendants, des petits boulots dans le secteur informel… Cela crée une alliance extrêmement importante.
Extrait de l'article d'Eric Toussaint paru sur le site du CADTM