Tunisie: Justice, année zero
Par Le concierge du Musée le jeudi 15 janvier 2015, 19:54 - Tunisie - Lien permanent
Avec la tenue de l’élection législative en octobre 2014 et l’élection présidentielle le mois suivant, la Tunisie poursuit son apprentissage de la démocratie commencé il y a maintenant quatre ans, avec le départ de l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011. Un apprentissage jalonné par des errements, des instabilités gouvernementales, mais aussi par des réformes encourageantes dont la plus importante est l’adoption d’une nouvelle Constitution le 27 janvier 2014. Entre autres avancées positives, le nouveau texte rééquilibre la répartition des pouvoirs entre le président et un chef du gouvernement qui gagne en prérogatives, consacre la parité hommes-femmes, institue une Cour constitutionnelle, pose le cadre d’un Conseil supérieur de la magistrature indépendant soustrait au contrôle de l’exécutif et garantit les libertés fondamentales. Les bases de la nouvelle démocratie sont ainsi posées. Pour autant, un travail fastidieux reste à accomplir afin que ces dispositions ne restent pas purement «cosmétiques». Paradoxalement, l’insuffisant arsenal constitutionnel et législatif en vigueur sous Ben Ali présentait tout de même de nombreuses garanties, notamment en matière de respect des libertés fondamentales. La pratique était tout autre, montrant si besoin était qu’un texte juridique n’a d’intérêt que s’il se traduit dans les faits. Aujourd’hui encore, c’est au stade de la mise en œuvre que le bât blesse. Les multiples débordements opérés par les forces de sécurité depuis la révolution laissent planer le spectre d’une nouvelle dérive autoritaire et la menace terroriste est toujours agitée comme un chiffon rouge par les dirigeants du pays, comme elle l’a été par Ben Ali après le 11 septembre 2001 avec les conséquences dramatiques que cela a engendrées en matière de violations des droits de l’homme.
Des dizaines de cas de torture
Il ne se passe pas un jour sans que les médias n’évoquent la question terroriste, pas une semaine sans que le ministère de l’Intérieur fasse état d’une nouvelle vague d’arrestations. En revanche, rares sont les journalistes qui dénoncent l’arrière-scène de la lutte antiterroriste: les arrestations arbitraires, les descentes de police ultraviolentes, la torture pendant les interrogatoires. Ces rafles semblent en effet recueillir l’assentiment d’une partie conséquente de la population tunisienne. Sans nier l’existence de la menace terroriste, il est à craindre que les Tunisiens aient la mémoire courte et ne perçoivent pas le danger de signer un blanc-seing à la police pour assurer leur sécurité.
Depuis la reprise des arrestations, menées dans le cadre de la lutte antiterroriste début 2012, des dizaines, voire des centaines de Tunisiens ont déjà été torturés. Mais, comme à l’époque de Ben Ali, la violence policière ne se cantonne pas aux limites de la lutte antiterroriste. L’ACAT a ainsi été informée de plusieurs cas de personnes torturées dans le cadre de la répression d’une manifestation ou après avoir eu une altercation avec un policier ou encore, en prison, après une dispute avec un gardien.
Les causes de ces débordements de violence sont multiples. Il y a tout d’abord l’habitude tenace des agents de police de recourir à la force pour soutirer des aveux, ce qui facilite l’enquête et vient pallier le manque de moyens matériels pour mener les investigations. S’ajoute à cela la prorogation trop systématique, par le procureur, du délai de garde à vue de trois à six jours sans voir le détenu. Pendant ce temps, ce dernier est livré à l’arbitraire de ses interrogateurs dans la mesure où il n’a pas droit à l’assistance d’un avocat, sauf si l’interrogatoire est mené dans le cadre d’une instruction déjà en cours. Par ailleurs, en prison, violences et mauvais traitements sont certes moins fréquents, mais ne sont pas exceptionnels. Ils s’expliquent par le manque de moyens des agents pénitentiaires combiné à la surpopulation carcérale, elle-même conséquence d’un recours excessif à la détention provisoire.
L’impunité, encore et toujours
La cause principale de la persistance du recours à la torture et aux mauvais traitements, tant en prison qu’en garde à vue, reste l’impunité des agents qui y recourent. Des dizaines de plaintes ont été déposées ces dernières années par des victimes torturées avant ou après la révolution, mais aucune n’a donné lieu à une sanction satisfaisante fondée sur une enquête diligente. Certaines des plaintes déposées par les victimes ou leurs avocats auprès des tribunaux ne sont même pas enregistrées. Lorsqu’elles le sont, elles restent souvent sans suite, en dépit des relances des avocats. Lorsqu’une enquête est finalement diligentée, elle l’est la plupart du temps tardivement, ce qui laisse aux traces de coup le temps de s’estomper. De plus, elle est généralement insuffisante et ne se matérialise qu’à travers deux ou trois actes d’enquête, suivis d’un abandon de facto. Quelques rares enquêtes prometteuses sont toujours en cours, mais pèchent par leur longue durée. Selon les magistrats, cette lenteur judiciaire tient à un encombrement du parquet et des bureaux d’instruction qui seraient en sous-effectif par rapport au nombre d’enquêtes à mener, toutes infractions confondues. Pourtant, cette justice est plus prompte à enquêter en matière de trafic de stupéfiants ou encore de terrorisme. Les investigations dans ces domaines ne sont pas toujours plus sérieuses, mais elles sont plus brèves.
La police et la garde nationale tunisiennes ont une lourde part de responsabilité dans les entraves à la lutte contre l’impunité. Dans plusieurs cas de torture documentés par l’ACAT, les policiers mis en cause par les victimes ont refusé de se rendre aux convocations du juge, malgré l’obligation qui leur en est donnée par la loi. Plusieurs victimes ont aussi fait état de tentatives de tractation initiées par leurs tortionnaires afin qu’elles retirent leur plainte. D’autres ont fait l’objet de menaces ou de harcèlement policier. L’ACAT défend plusieurs victimes de torture qui ont, à plusieurs reprises, été arrêtées pour diverses infractions de droit commun après avoir porté plainte. De la même façon, les personnes qui ont subi des sévices dans le cadre de la lutte antiterroriste au cours de la première décennie sont aujourd’hui particulièrement susceptibles d’être à nouveau arrêtées, voire torturées, sur le même fondement si elles revendiquent leur droit à obtenir justice. L’ACAT assiste ainsi deux jeunes salafistes, torturés entre 2005 et 2011: l’un refuse de porter plainte tant que sa sécurité n’est pas garantie ; l’autre, qui a déposé plainte avec l’aide de l’ACAT en 2013, souhaite aujourd’hui abandonner tant le harcèlement policier qu’il subit est intense.
Au final, peu d’enquêtes ont, jusqu’à présent, donné lieu à un procès contre des tortionnaires. Dans les rares procès arrivés à leur terme, les agents condamnés n’ont écopé que d’une peine légère eu égard à la gravité du crime. Cela s’explique par le fait que, dans la plupart des cas, les juges ont retenu la qualification de violence plutôt que la qualification de torture. De plus, les juges manifestent une certaine clémence vis-à-vis des agents publics auteurs de violences: quand ils sont condamnés, ils écopent d’une peine légère au regard de ce qui leur est reproché. Les jugements apparaissent comme des transactions maladroites qui laissent tant les victimes que les accusés mécontents.
Espoirs et déceptions de la justice transitionnelle
Face à tous ces obstacles empêchant l’accès des victimes à la justice, tous les regards se tournent vers l’Instance vérité et dignité (IVD), créée par la loi sur la justice transitionnelle adoptée le 15 décembre 2013. Composée de 15 membres, l’IVD est chargée, notamment, d’enquêter sur la fraude électorale, la corruption et les graves atteintes aux droits de l’homme (torture, disparition forcée, homicide volontaire, violence sexuelle et peine de mort prononcée à l’issue d’un procès inéquitable) perpétrées par ou avec la complicité d’agents de l’État à partir de l’arrivée au pouvoir d’Habib Bourguiba en 1955 jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi en décembre 2013. Après enquête, elle est censée transférer les dossiers à des chambres spécialisées, créées au sein des tribunaux de première instance, composées de magistrats qui n’auront pas pris part à des procès politiques à l’époque de Ben Ali. L’IVD a été mise en place en mai 2014 et les chambres spécialisées ont été créées quatre mois plus tard. On ne peut cependant qu’être circonspect face à l’ampleur de la tâche. La loi n’accorde à l’IVD que cinq ans, à compter de sa création, pour faire la vérité sur les violations commises pendant près de 60 ans, réhabiliter les victimes, collecter et protéger les archives et suggérer des réformes en vue de prévenir la répétition de la répression. La tâche est donc titanesque et peu réaliste. Or, face à l’inertie actuelle de la justice régulière, les victimes tunisiennes attendent beaucoup de l’IVD. Elles en attendent certainement trop et les membres de l’instance redoutent la frustration potentiellement dramatique que leur travail risque d’engendrer.
Les résultats des dernières élections législatives et présidentielles ne seront certainement pas sans incidence sur le processus de lutte contre l’impunité. Jusqu’à présent, Ennahda ne s’est pas montré très actif pour garantir l’accès des victimes à la justice. Hormis l’adoption de la loi sur la justice transitionnelle, c’est le statu quo qui a dominé dans la mesure où Ennahda a trouvé bien commode de s’appuyer sur le système mis en place par Ben Ali. Quant à Nidaa Tounes, qui vient de gagner les élections législatives, emportant de ce fait le premier ministère, son dirigeant s’est clairement montré hostile à l’IVD.
L’absence de justice nuit et continuera de nuire à la cohésion sociale tunisienne. La menace sécuritaire, agitée par les gouvernements successifs, ne suffira pas à garantir l’unité nationale. L’histoire se répète et les leçons de la révolution ne semblent pas avoir été retenues. Espérons qu’il n’en coûtera pas de nouveaux martyrs pour que la Tunisie réalise qu’il n’y a pas de démocratie sans justice.
Extrait du courrier de l'Association des Chrétiens pour l'Abolition de la torture de janvier 2015 consultable en ligne