Rimbaud est un mythe au sens de carrefour de l'imaginaire. C'est un point que tout le monde est censé connaître et où chacun vient faire sa propre lessive, comme au lavoir. Il se trouve de plus qu'il est, au moment où je le croise (octobre 1870) dans une forme d'ambiguïté entre ses centres d'intérêts qui sont pré-communards et son besoin de reconnaissance qui le pousse à traiter de thèmes plutôt petit bourgeois. J'ai essayé de cantonner mon identification à Rimbaud (laquelle me semble assez inévitable parce que son écriture même y invite) à cette zone d'ambiguïté. On s'intéresse généralement à lui pour ce qu'on considère comme son ambiguïté sexuelle. Moi c'est son ambiguïté politique qui m'a intéressé, dans laquelle je me retrouve et où j'ai l'impression que le cinéma qui m'importe travaille, entre amours pour les belles formes complexes et engagement au côté d'un peuple qui aime plutôt la simplicité, entre recherche esthétique et nécessité politique. De mon point de vue, Rimbaud fait partie des rares artistes qui a réussi à pousser son œuvre dans les deux directions à la fois. J'avais aussi en tête de faire un film qui réveille la dimension politique de Rimbaud que l'on occulte en général derrière sa recherche formelle. Mais c'était un travail d'exégèse fastidieux qui m'emmenait souvent trop loin de mon cadre et j'ai dû rabattre mes prétentions.

Pourquoi la vallée de la Meuse ?

Tout ce que je connaissais de la Belgique en y arrivant en 2000, c'était Charleroi vu par Rimbaud et les textes terribles de Baudelaire. Dès que l'école que j'étais venu faire à Bruxelles m'a laissé deux jours devant moi, je suis parti à Charleroi avec Rimbaud en poche. J'ai naturellement remonté le trajet de la seconde fugue (plus compliqué à faire aujourd'hui que du temps de Rimbaud puisque il n'y a plus de train passant directement la frontière) et mon premier centre d'intérêt, ça a été les adolescents transfrontaliers français qui viennent faire des formations professionnelles à Dinant. Je voulais faire quelque chose qui se serait appelé « 16 ans et au boulot ». Puis le conflit des Thomé-Genot à Nouzonville a éclaté et je suis descendu faire une émission de radio un peu en urgence. Là je me suis rendu compte que ce qui se passait là faisait suite à ce que j'étais en train de filmer ailleurs : la destruction systématique des restes du monde ouvrier pour son pur et simple recyclage financier, la gentrification des villes, des espaces, des imaginaires. Puis j'ai rencontré des gens qui partageaient la gentillesse, la facilité d'accès que j'avais découvertes en Belgique. Enfin, je trouve que la vallée de la Meuse est un endroit magique, que son enclavement même protège d'une forme de normalisation, même si il l'expose aussi pour le moment à une désertification effroyable.

Le film a été tourné entre mars et octobre 2008. Il ne sort qu'aujourd'hui. Pourquoi ?

D'abord c'est très difficile de travailler sur sa propre contradiction. Par exemple, moi qui aime les films fragiles, les tentatives même inabouties de mélange de styles, parce que cela nous fait avancer politiquement, je suis aussi complètement obsédé par les belles formes bien achevées. Il se trouve qu'en plus je fais du cinéma dans un pays qui n'a ni soleil ni studios, c'est-à-dire pas d'industrie du cinéma et qui porte donc naturellement à travailler artisanalement. J'étais persuadé que le film contenait des enjeux personnels et j'avais eu de mauvaises expériences de collaboration avec des monteurs. J'ai donc décidé de monter seul et fait de mon film une sorte d'atelier qui a duré au moins trois ans, dans lequel j'ai mené à bout deux versions de La seconde fugue qui n'ont à peu près rien à voir avec celle-ci. C'était des films beaucoup plus littéraires, beaucoup plus centrés sur Charleville et ce que j'y ai vécu. Le reste du retard, j'ai la faiblesse de l'imputer à la fois à mon incompétence, à des épreuves personnelles et à la dégradation générale de la société. C'est un film tourné juste avant ce qu'on appelle « la crise » et qui est tombé dedans avec relativement peu de moyens au départ puisque aucun fond français n'a voulu y participer.

Pourquoi Charleville n'apparaît finalement pas ?

Les défauts d'écriture du film viennent du fait que la ville de Charleville-Mézières a répondu à une demande d'aide financière par une proposition de résidence dans la maison de Rimbaud (c'est la seule aide que le film ait reçu en France) qui a en quelque sorte précipité et immobilisé le tournage pendant deux mois. Il se trouve qu'en plus j'ai eu le bonheur et le malheur de mettre la main à Charleville sur un inédit de Rimbaud qui attendait là sous les yeux mêmes de tout un petit milieu de rimbaldiens locaux dont cette découverte a prouvé qu'ils n'avaient aucune espèce de compétence. Je ne suis pas un garçon foncièrement mauvais mais comme mon film portait aussi sur Rimbaud comme objet social, j'ai cru bon de vouloir montrer à quel point Charleville était à la fois Nazareth et Rome pour la rimbaldie. Cela n'a pas toujours été bien pris par les papes, ni par l'âne et le bœuf. Bref, j'ai perdu beaucoup de temps à tenter de montrer cette ville dans ses bons aspects (elle en a) et ses mauvais et, au montage j'ai été confronté aux difficultés de ce que Verlaine appelle « la pointe assassine .» Je crois que mon film contient au final une part de satire sociale au sens où pouvait la pratiquer Rimbaud mais elle vient en cours de route et pas au début. Sans quoi tout le film aurait dû être sur ce registre. Et donc Charleville qui est toujours aujourd'hui une petite ville de province bourgeoise et idiote aux portes d'une vallée ouvrière qu'elle ignore, n'est dans le film qu'au même état fossile où l'avait naguère montré Richard Dindo. De mon point de vue, Charleville est le dernier endroit au monde où l'on peut s’imaginer faire un film sur Rimbaud mais c'est un point de vue fascinant sur ce qu'est le rimbaldisme, la source provinciale minuscule d'une légitimité de portée mondiale, une sorte de fontaine de jouvence avec de doctes puisatiers et des mondes d'agenouillement. Un peu comme Lourdes donc, mais autour de la mémoire d'un poète communard. Le caractère grotesque de ce paradoxe me fait penser que notre époque est très proche de celle de Rimbaud ou de Flaubert. Le Second Empire était aussi un monde de bourgeois replets à plat ventre devant des images de rebelles auxquels ils suçaient le sang jusque dans leur tombe.

On te reprochera probablement un jour ou l'autre d'avoir détourné Rimbaud...

Oui. Certains m'ont dit que j'étais totalement fou de m'être attaqué à un si grand poète. D'autres m'ont dit que mon approche manquait de transcendance... D'autres auraient voulu que je fasse dire ou chanter les textes par des acteurs ou chanteurs reconnus... Pour moi plus le poète est grand mieux il résiste aux différents usages qu'on en fait. Celui qu'on peut faire de Rimbaud n'est déposé nulle part sinon dans le coffre-fort des règles de bienséance de cette société qui semble avoir décrété il y a longtemps que la poésie devait s'écouter la bouche en cul de poule dans de pompeux musées vides. Je préfère un usage qui se rapproche plus de la fonction première (et d'ailleurs déjà mourante à son époque) de la poésie telle que l'a connue Rimbaud, un texte versifié, réglé comme un texte d'église mais laïc, allant vers la liberté, contenant des images, parlant au corps et à la mémoire, donc une forme d'éducation populaire, entre le savant et l'inculte, comme le fut aussi le cinéma à certaines périodes. Je ne pense pas qu'il faille apporter la culture au peuple. Dans ce qu'il a de toujours libre le grand nombre n'attend personne pour produire la culture de demain. Par contre, déshabiller la bourgeoisie et son personnel du paravent que lui fournit la culture d'hier me semble assez opportun par les temps qui courent.

-Mars 2015-

Avant-Premières les 7, 8 et 9 mai à Bruxelles. Plus d'infos ici.

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