Musée de l'Europe et de l'Afrique

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lundi 24 février 2020

Quarantaines

"Angelo demanda une foule de renseignements pour savoir où étaient placées ces barrières et ce qu'elles barraient. Il était indigné de l'inhumanité de ces gens qui refoulaient les femmes et les enfants dans les bois. L'allusion à la quarantaine lui avait fait aussi dresser les oreilles. "Voilà une autre histoire et qui ne me plaît pas du tout, se dit-il, je n'ai pas envie d'être bouclé dans quelque étable pleine de fumier. La peur est capable de tout et elle tue sans pitié, attention! On ne s'en sortira pas ici comme avec le forçat de la barricade de tonneaux. Quel dommage que je n'aie que deux coups de pistolet à tirer, ou plutôt que je n'aie pas de sabre, je leur ferais voir que la générosité est plus terrible que le choléra." Il était très impressionné par les trois visages d'enfants perdus que lui avait montrés son briquet."

(Merci à Claudine Randy)

"- Nous ne comprenons rien à ce qui arrive, monsieur, dit poliment Angelo. -" D'où êtes-vous et où allez-vous" ? - "Nous sommes de Gap, dit la jeune femme et nous rentrons chez nous." (...) On ne rentre pas chez soi, madame, dit le lieutenant. Il est défendu de voyager. Ceux qui sont sur les routes doivent rejoindre une quarantaine. - Il vaudrait mieux nous laisser rentrer chez nous, dit doucement mais avec beaucoup de gentillesse la jeune femme (...) - conduisez les à Vaumeilh, je n'ai pas à savoir ce qu'il vaudrait mieux."

"Ils débouchèrent sur une vaste esplanade éblouissante de blancheur, devant le portail d'un château fort."

Jean Giono, Le Hussard sur le toit

Bonus : Il y a 43 ans, le Pont de Cassandre

cassandra.PNG Cliquer sur ce lien pour voir un bon vieux nanard (oubliez le complot, retenez la quarantaine...)

mercredi 4 décembre 2019

Il y a 20 ans : Eyes Wide Shut

Les yeux grand fermés de la critique

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"- Tu connais quelqu'un ici, demanda Alice ?"

Au risque de se perdre, un couple de New-Yorkais de la Upper Middle Class, à l'existence bien réglée et aux valeurs qui lui donnent sens, formant comme une bulle qui les protège en les enfermant, à l'image de leur appartement, est plongé, le temps d'une soirée, dans un univers qui n'est pas le sien, celui de la jet set. Formant comme un îlot parmi les danseurs, Bill et Alice, séparés, dérivent bientôt dans ce champ de forces, objets de toutes les séductions, tentant d'opposer leur faible inertie et leur volonté anesthésiée, comme dans un rêve éveillé, au Charme qui les emporte, prenant la forme de deux mannequins pour Bill et d'un séducteur hongrois pour Alice.

Adultère à l'étage vite fait pour Madame ? Triplette coquine pour Monsieur ? Vous n'y êtes pas. Car l'hôte des Harford (Sydney Pollack) a des soucis : la dame avec laquelle il s'envoyait en l'air a des vapeurs. (le Nouvel Observateur)

La distance sociale entre Bill et ses hôtes, brouillée par sa qualité de médecin qui lui sert de passe-partout tout au long du film, apparaît sans équivoque lorsqu'il reconnaît, en la personne du pianiste, un ancien condisciple, qu'il salue de façon aussi convenue qu'inconvenante, déplacée en égard au contexte (à grandes tapes dans le dos), abolissant un instant la frontière entre la scène et la salle et les deux mondes qu'elle sépare. Transgression rapidement interrompue par l'arrivée de deux "employés" du maître des lieux, que Bill hésitera un instant à suivre, quelques minutes plus tard, à son tour sollicité pour ses compétences professionnelles et, inséparablement, remis à sa place, avec à peine un supplément d'égards par rapport au pianiste, qui semble bien incarner le double raté du docteur Harford. Supplément qui vaudra à l'un d'être battu et sans doute assassiné et à l'autre de n'être que suivi et intimidé, comme deux trajectoires strictement parallèles conservant leur écart initial.

Kubrick et son scénariste, Frederic Raphael (un exilé comme lui), semblent singulièrement déphasés en ce qui concerne la vie new-yorkaise, et moralisateurs dans leur condamnation dégoûtée de la dépravation des nantis (principalement incarnée par Victor, le personnage joué par Sidney Pollack). (Libération)

Si Alice est à la fois consciente de l'existence de forces qui la gouvernent et attentive, parce que décalée, à l'étrangeté et au danger des mondes qui l'entourent, tel n'est pas le cas de Bill qui, médecin et se vivant totalement comme tel (véritable archétype de feuilleton télévisé, qu'il ausculte une patiente, ranime la victime d'une overdose, réconforte la fille d'un défunt ou mente à sa femme pour cause de secret professionnel), semble traverser les univers sociaux sans les voir. Cantonnée à une existence de femme au foyer, entretenant, matériellement et symboliquement, la cohérence du rêve éveillé dans lequel vit son mari et le fragile équilibre qui les protège, Alice est en proie à une activité onirique intense, pendant de la lucidité particulière que lui confère sa faible implication dans le réel. Et c'est la conscience aiguë des gouffres insondables au-dessus desquels navigue son mari, avec l'assurance d'un bienheureux, qui provoque un fou rire nerveux et libérateur, faisant éclater cette illusion du réel dont il lui demande d'être garante.

Sa fidèle épouse lui avoue qu'elle se serait bien tapé un officier de marine, et que d'ailleurs le fantasme la hante. Notons au passage la constance des toquades de la belle, qui sélectionne à l'évidence ses amants putatifs au rayon séries télévisées. (le Nouvel Observateur)

A la manière du jeune Marcel et des héros hitchcockiens, c'est à dire de tous les petits-bourgeois qui croient au spectacle d'un monde qui se donnerait d'emblée dans sa vérité objective, mais aussi avec le même moteur - la sexualité - le docteur Harford passe alors progressivement de l'autre côté du miroir. Promenant, comme un sésame, sa carte de médecin, à laquelle il s'identifie tout entier, il commence une errance dans la ville qui le mène, en une nuit, de bas en haut de l'échelle sociale, comme s'il cherchait à se situer dans un monde où il se découvre en porte-à-faux.

Un vrai catalogue de situations de baise, mais sans la baise (Tom Cruise reçoit les avances d'une orpheline, d'une Lolita vendue par papa, d'une jeune prostituée puis de sa copine, sans oublier l'attitude ouvertement provocante d'un employé d'hôtel). Catalogue qui culmine dans la grande scène partouzarde, où il mate (sans toucher) des couples aux visages couverts de masques vénitiens... (le Nouvel Observateur)

Egaré dans un quartier qui n'est pas le sien, il est pris à partie dans la rue par des jeunes pour qui son hexis l'identifie à un homosexuel, comme souvent le bourgeois maniéré perçus par les classes populaires (où la virilité fonctionne comme capital). Il se laisse ensuite entraîner par une prostituée, jouant maladroitement au client, peu enclin à l'amour vénal, dont il ignore tout des codes, emprunté et une fois de plus déplacé, retrouvant des réflexes, quasi-professionnels, de bon samaritain, face à une "lady in distress" à laquelle il apportera un cadeau le lendemain. Ce n'est qu'à ce moment qu'il abusera du charme que lui donne sa condition sociale sur une autre femme (avec la même autorité qu'avec la cafetière, sa secrétaire, ou à la réception de l'hôpital) qui résiste difficilement à son emprise, un peu comme Alice face au Hongrois, pour le ramener finalement à un autre ordre de réalité qu'il connaît bien, la maladie et, du même coup, à ce qui fonde son être social (cette scène est rigoureusement symétrique à celle où il est invité, devant le lit du défunt, à passer du rôle de médecin à celui d'amant, basculement de cadre dont sa femme lui a suggéré la possibilité quelques heures auparavant).

Un homme impuissant, refusant le passage à l'acte, toujours placé en infériorité vis-à-vis de ses partenaires. Le nanisme de Tom Cruise est l'un des effets visuels les plus saisissants du film. Cet écrasement progressif de la figure d'une star de cinéma, la mise en pièces de son machisme n'était donc envisageable qu'avec un comédien qui portait en lui cet amoindrissement. (Le Monde)

Univers suivant, en accord avec le quartier, la boîte aux trois quarts vide où se produit l'ancien condisciple devenu pianiste et qui, comme Bill, doit à sa profession de passer d'un espace social à un autre, mais quant à lui par la porte de service, sans ambiguïté possible sur la position qu'il occupe, celle de la muse vénale de Baudelaire . Structure de position déjà évoquée au sujet de la scène de réception et que l'on retrouve, dramatisée, au cours de la soirée masquée dans laquelle s'introduit Bill, se mêlant à la foule en se pensant invisible, alors que le pianiste, lui, joue les yeux bandés. Car au-delà de la sexualité qui sert, ici encore, d'appât et de moteur à l'action, c'est encore à l'exploration d'un univers social dont il ne fait objectivement pas partie que se livre le docteur, utilisant pour une fois un autre mot de passe que son identité professionnelle, dans un lieu où ce pouvoir n'a pas cours, ce qui lui vaut de sortir du point aveugle qu'il occupait au cours de la réception. Entraîné, exactement de la même façon, par deux femmes qui ne le distinguent pas des invités légitimes, il est interrompu, exactement de la même façon, mais cette fois mis à nu et renvoyé à sa condition, tout son comportement trahissant, à son insu, avec ou sans masque, qu'il n'est pas de cette société et qu'il ne peut pas en être, aussi sûrement que son hexis le désignait à ses agresseurs dans la rue.

Brouter de la chatte à travers un masque rigide est peut-être l'idée qu'il se fait de l'érotisme ou de la décadence, mais c'est aussi navrant que tous ces seins au moule et ces jambes au mètre dont il semble se repaître.(Libération)

Dans le même temps où Bill explore les différents univers qui composent le monde social et particulièrement le monde du pouvoir, Alice vit l'équivalent dans ses rêves où, livrée aux hommes, elle tient plus ou moins le rôle de l'inconnue qui se sacrifie pour Bill lors de la soirée masquée, occupant d'ailleurs, dans le champ du pouvoir, une position proche de celle du pianiste, et donc de Bill, à qui elle essaie à son tour d'ouvrir les yeux, avant qu'il ne soit trop tard. Au terme de ce voyage initiatique qui met en cause inséparablement l'expérience objective et subjective du monde, la révélation du point de vue aveugle qu'occupait Bill dans l'espace social, le porte au bord de la névrose. Et Ziegler a beau jeu de tenter de renvoyer dans l'ordre du simulacre et du fantasme une vérité avec laquelle il est presque impossible de vivre, dévoilée par une trajectoire qui est sans doute à l'origine de la "vocation" du cinéaste. Car s'il est vrai, comme le pense Bourdieu, que Frédéric avec son indétermination sociale est le double de Flaubert (qui convertit un "destin" en "parti" générateur de l'œuvre) alors Kubrick entretient le même rapport avec le Dr Harford (vivant en une nuit toutes les vies comme en rêve, proche en cela de sa femme qui se réfugie dans la fiction et donc du "point de vue de l'auteur"). La réception critique du personnage de Bill évoque d'ailleurs irrésistiblement la réception critique du personnage de Frédéric (et l'interprétation de son "impuissance"). Et le bêtisier de la réception démontre sans doute que la dénégation, au sens freudien et inséparablement au sens social, "les yeux grands fermés", agit comme un mécanisme de protection indispensable à tous ceux qui occupent la position de Bill, petits invités dans le monde du pouvoir et pouvant cultiver l'illusion d'en être, à condition de ne pas voir et de ne pas subir l'oppression qui frappe leurs homologues, moins privilégiés par leur profession, sur le front social.

Kubrick savait tout de tout, mais rien des humains. (Le Nouvel Observateur)

Cette position est en effet bien souvent celle du critique ou du journaliste. Et la réduction de l'œuvre à "la crise du couple" à travers une analyse purement psychologisante à peine dissimulée sous un vernis psychanalytique, mais aussi à un simple discours, "moralisateur" pour les uns, "humaniste" pour les autres (a-t-on oublié Hitchcock considérant, d'après Truffaut, que "le monde est une porcherie"), permet encore d'éviter de regarder dans le miroir tendu par le réalisateur, en évacuant la dimension sociale, pourtant évidente, à peu près jamais évoquée par les commentateurs, manifestement experts en vie New-Yorkaise et en transgressions sexuelles (et il faudrait ici comparer la réception de Romance et celle de Eyes wide shut pour prendre la mesure du "rêve éveillé" des commentateurs, aux existences qu'on devine bien rangées - et pour cause -, se bluffant eux-mêmes à travers des surenchères dignes d'une cour de récréation, dont on a donné ici un petit aperçu : "Bite, couilles, chatte, voilà, je l'ai dit" pouvait-on lire dans le Monde à la sortie de Romance). Le livre de Daniel Schneiderman, "Le journalisme après Bourdieu" fournit de ce point de vue une multitude d'exemples de cette naïveté, illusion d'en être quand on n'en est pas, qui serait attendrissante si elle ne contribuait pas à entretenir le narcissisme généralisé qui interdit de regarder la réalité en face (éventuellement pour pouvoir la changer) : le journaliste serait celui qui, ayant choisi d'informer, "renonce à signer les traités", et pas du tout l'homologue d'un Dr Harford qui n'incarnerait que l'acteur Tom Cruise formant un couple de niais (?) avec l'actrice Nicole Kidman… Et cette déréalisation permanente du monde est fondée sur un point de vue en quelques sorte "sorti du rang", d'autant plus aveugle qu'il naît d'une expérience au monde social tout à fait particulière, une position dominée dans le champ de pouvoir qui, pour être conservée, doit impérativement s'ignorer en tant que telle au prix du mensonge à soi-même appuyé sur de fortes convictions éthiques qui permettent de se dissimuler et aussi de dissimuler aux autres toute une série de demi-trahisons, imposées par une position en porte-à-faux. Et il ne manque pas de Ziegler pour entretenir ce mal de voir au quotidien, en renvoyant mécaniquement la réalité la plus criante et la plus impensable à l'ordre du "fantasme" et du "simulacre". De ce point de vue, "la guerre économique" elle aussi est "jolie" et l'on se prend à regretter que le Docteur Harford ne se soit pas introduit dans un conseil d'administration plutôt que dans une orgie, même si toute l'œuvre de Kubrick comme dépassement de ce point de vue aveugle (comment ne pas penser à la trajectoire du lieutenant des Sentiers de la gloire, pris entre l'horreur du front et l'arrière des généraux, à la violence de la rue mise en balance avec la violence légale et médicale dans Orange Mécanique, au parcours de Barry Lindon…), fournit les éléments qui permettent de penser la réalité, au terme d'une vie entièrement consacrée à la fiction.

Fidel Castré

1904

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"Le Père de Foucault disait .."Jésus a tellement pris la dernière place que personne n'a pu la lui ravir". Je te joins une icône "écrite " par une petite sœur, ce sont les Béatifiés d'Oran, Mohamed, le chauffeur et ami de l’évêque Claverie est dans le coin en bas à droite, sans auréole....!"

Petite Soeur Christiane-Yvonne de Jésus, la très chère tante du Concierge, qui, il y a bien longtemps, penchée sur son berceau, sans aucune Fée Carabosse en vue...

samedi 6 avril 2019

Le chanteur Graeme Allwright a fêté ses 92 ans

graeme.PNG Cliquer sur l'image pour écouter "Qu'as-tu appris l'école ?"

Graeme Allwright a eu 92 ans le 7 novembre 2018. Né à Wellington en Nouvelle-Zélande, il a arpenté bien des estrades et soutenu bien des causes nobles.

Des célébrités meurent. La presse nous inonde d’éloges posthumes. Et comme les œuvres des défunts me laissent indifférent, je conserve le recul pour songer à cette bizarrerie. Tous ces éloges ! Mais pourquoi des éloges posthumes ? C’est aux vivants que l’on a envie de dire des mots de sympathie, de tendresse, d’amour.

Et voilà comment des éloges posthumes trop appuyés m’ont donné l’envie de dire mon amitié, non devant des cercueils, mais à des vivants âgés qui m’ont marqué mon chemin d’une pierre blanche. Après une série pour dire ma vive sympathie à Gilles Vigneault, voici depuis quelques temps, en bas de mes bafouilles, une nouvelle série pour exprimer cette même sympathie à Graeme Allwright.

Graeme avait chanté toute la nuit – oui, vraiment toute la nuit, ce n’est pas une figure de style ! – lors d’une manif estivale sur le plateau du Larzac. Il avait commencé après les autres chanteurs, vers minuit, et n’a cessé de chanter que vers les huit ou neuf heures du matin. Les paysans du Larzac s’en souviennent encore.

Tu sais, les paysans ont l’habitude de bosser sans regarder leur montre. On n’arrête que lorsqu’on a fini le champ, rentré la moisson ou terminé la couvraille. Alors, voir ce gars, un artiste, un chanteur guitariste, bref un branleur aux yeux de gens qui bossent dur, un gars qui ne lâche pas la patate de toute la nuit, ça les a marqués. Les paysans du Larzac n’ont jamais oublié et l’été, au marché paysan de Montredon, ils te parlent encore de cette nuit avec Graeme Allwright.

Ce n’est pas un détail. Voir un gars sortir ses tripes une nuit entière sur une scène bricolée, ça te met le moral au grand beau pour longtemps. Tu te dis que tu vas gagner parce que, si des gens qui viennent du bout du monde sont capables de ça, ta cause en vaut vraiment la peine et ne peut pas sombrer. Tu vas gagner !

Combien de cœurs dans combien de soirées Graeme Allwright a-t-il ainsi revigorés ?

En s’adressant à un accordéoniste amateur-président de la République, Valéry Giscard dit d’Estaing, à Anne (Anne-Aymone Marie Josèphe Christiane Sauvage de Brantes) son épouse, à Valérie-Anne leur fille, Graeme Allwright le néo-zélandais chante en bossa nova brésilienne “Larzac 75”.

A lire et écouter en intégralité sur le blog du Yeti

jeudi 27 décembre 2018

L'Autre des milieux intellectuels, artistiques et culturels

"En France et particulièrement dans ces milieux, on souffre d’une incapacité à s’affronter aux expériences des autres pays, c’est-à-dire qu’on les visite, explore, les échanges artistiques et culturels vont bon train, on est content d’appartenir à ce vaste ensemble Union Européenne (même si bizarrement les échanges avec les pays orientaux de cet ensemble restent relativement modestes par rapport à ceux avec le vaste monde), il ne s’agit pas d’une méconnaissance mais d’un préjugé selon lequel notre pays n’a rien à voir avec les situations grecques, italiennes, espagnoles, pas plus qu’avec les printemps arabes, que notre expérience propre est radicalement hétérogène, franco-française. Autrement dit, nos problèmes n’auraient pas les mêmes causes. Ce que me fait penser que le mauvais nationalisme (l’exception qu’on incarnerait par notre caractère, Histoire, système national) se niche parfois dans les intentions de gauche les plus raffinées."

lesgentils.PNG Si on en juge par ce clip, rien n'est perdu et on le verra sans doute dans les prochaines semaines... (cliquer sur l'image)

Qu’aucune analyse critique ne provienne de ces milieux artistiques et culturels pour faire voir ce que fait réellement l’Union européenne, cela me laisse interloquée. Bien souvent, dès 2012, lorsque j’habitais encore en France, j’ai tenté d’ouvrir ce chapitre avec des amis ayant des responsabilités culturelles, et chaque fois, j’avais l’impression qu’on me regardait comme un suspect. Je ne communiais pas dans les appels à plus d’Europe. J’avais beau dire que c’était là la reconstitution d’un empire, qu’un empire pouvait bien avoir une assemblée parlementaire avec quelques pouvoirs, un empire sait corrompre, régime impérial veut dire corruption, favoritisme, baronnies, mépris des peuples, fabrication de fortunes – je parlais une autre langue. Tout de même, dans ces milieux, on peut reprendre des livres d’Histoire, tenter d’étudier la question sans paraphraser les hommes politiques… Une sorte de fatalisme ? Mais alors, si fatalisme il y a, quelle création reste-t-elle possible ? La création est toujours un geste de soulèvement, un geste critique se soulevant contre les formes convenues. A vrai dire, pas grand chose ne reste possible et de fait presque rien ne se produit sinon à la marge. Ce qui se produit, ce sont des dizaines de romans à chaque rentrée, des centaines de spectacles pour faire fonctionner les programmations… Certes, loin de moi l’idée de dresser un portrait noir et général, ces milieux reposant sur la coexistence de multiples singularités, formes de vie, désirs. Mais ils sont comme étouffés, la réflexion courageuse, profonde, lucide, sur la situation étant évincée, non-dite, malséante. Que faire du drapeau français et de la Marseillaise ? Que faire de ce moment où des citoyens se les réapproprient pour exprimer leur désir de reprendre le pouvoir ou du moins de ne plus le laisser les « riches » (les oligarques) le réduire à une étiquette sur un maillot de coupe du monde de foot ? Que faire du rejet larvé de l’Union européenne parmi les Gilets Jaunes ? Rejet larvé, murmuré plus que crié, car s’exprime le refus de rentrer dans les discours des technocrates, des causes et conséquences, des No Alternative, des embrouilles des chiffres, de cette espèce de cercle infernal dans lequel on rentre si l’on veut changer de monde tout en respectant la dette publique. Ah, les bons comptes…. Cette fameuse dette mériterait un sérieux audit, oui. Que faire enfin de cette figure mythique de la révolution française, de l’apparition de la nation sur la scène politique, comme aspiration à l’indépendance ? Je n’ai pas de réponse toute faite, mais un premier tout petit pas serait dans les milieux artistiques, culturels et intellectuels de se poser ces questions sans se boucher le nez. D’étudier de plus près ce qu’incarne le réfugié[1] pour les populations qui se soulèvent en gilet jaune en agitant le tricolore.

Des populations qui se retrouvent sur des ronds-points dans des zones semi urbaines souvent à moitié défigurées (si ce n’est complètement) par l’architecture de centres commerciaux, de pôles commerciaux qui tiennent de lieux de vie – donc d’aucun lieux de vie accueillants. « L’accueil des réfugiés »  : expression technocratique poétique qui se réduit au parcage, à la chasse et à l’humiliation de ces mêmes réfugiés. Mais il a pour envers le non accueil des pauvres, des déclassés ou de ceux qui réalisent qu’ils se déclassent à vitesse grand V, ils ont beau travailler, ils ne peuvent rien faire d’autres, ils sont exilés à l’intérieur de leur propre pays parqués dans des fractions de « territoire » et promis à, horreur pour leur dignité (tout ce qui leur reste) l’assistanat. Comme les réfugiés dans les camps (je force le trait, mais ici je travaille sur des images, des imaginaires).

Un chat a son territoire et il n’aime pas en changer. Mais nous, avons-nous un territoire ? Sommes-nous condamnés à la routine entre boulot, hyper-marché, télé, les yeux rivés sur les factures ? Et à quoi ressemble-t-il, ce territoire qui n’est même plus un terroir et dont on ne peut plus vraiment sortir faute d’argent pour remplir le réservoir de la voiture, faute de trains régionaux maillant convenablement le pays et ses terroirs et à des prix décents ? La figure du gilet jaune, me semble-t-il, surgit comme celle du plébéien, c’est ce qui reste du tamisage urbain, ce qui ne s’intègre pas dans la grande ville, bref l’Autre des milieux intellectuels, artistiques et culturels. C’est celui qui dit-on ne lit pas, ne va jamais au théâtre (mais on s’en imagine, parfois, des choses), c’est celui qui est hanté de xénophobie et d’homophobie, c’est le « sale », qu’importe si beaucoup des Gilets Jaunes contredisent cette image, puisqu’elle coiffe tout un complexe, nécessaire à la distinction culturelle.

Autant les théâtres s’ouvrent régulièrement ici ou là depuis trente ans aux réfugiés à la faveur des événements, autant ils n’ont pas proposé leurs lieux aux Gilets Jaunes. Ils n’ont pas proposé non plus de reprendre la décentralisation culturelle mais sous d’autres formes. Par exemple, des lieux ouverts dans ces dits territoires, et quels seraient-ils si l’on pouvait imaginer autre chose qu’un théâtre qui programme ? Eux, c’est l’insidieux « autre » qu’on se fabrique toujours, même quand on se gargarise d’actions et de paroles pour les plus démunis (comme on dit), mais d’ailleurs, sont-ils assez démunis pour qu’on s’en intéresse ? De sorte que, par une logique infernale, les castors voire certains qui se sont abstenus ont beau détesté Macron, ils sont dans une alliance objective avec la ligne idéologique qui le porte et qui comporte pour première haine, celle de cet autre-là, ce soumis, cet esclave pas cher et obéissant, ce cul-terreux, plus masculin que féminin et à qui on imagine une virilité rustre, etc., ce « raté ».

Extrait de l'article de Mari Mai Corbel paru sous le titre "Les amours jaunes" sur le blog Inferno Magazine

Notes

[1] "un reflet pour beaucoup de ce qu’ils redoutaient de devenir" (lire le texte intégral)

dimanche 1 avril 2018

Poisson d'Abril

poissondabril.jpg Aquarelle de Nadine Abril

Voir son site

vendredi 16 mars 2018

(Se) Peindre Bourdieu peignant Manet ?

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Mercredi 21 mars 2018 à 19:30

Château et Orangerie du Wolvendael 2, rue Rouge 1180 Uccle

Voir le site de l'École d'Art d'Uccle

dimanche 14 août 2016

Il y a 15 ans : ManHaTT’ANamnèse

chutedegino.jpg

Je hais les voyages et les explorateurs.

Ainsi s’ouvraient les Tristes Tropiques de Lévi-Strauss. Quand il s’agit d’interventions artistiques dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’espace public », sans jamais que la notion soit interrogée, comme si elle allait de soi, comme s’il n’appartenait pas aux artistes de critiquer les implications de ce cadre idéologique dans lequel tout est joué d’emblée, alors je me prends à haïr les artistes. Et à revendiquer que la sociologie critique joue le rôle que la psychanalyse a pu jouer pour les surréalistes, instrument de rupture avec le visible au profit de l’invisible. Car loin de ce que certains stigmatisent comme « objectivisme » vulgaire, pour mieux valoriser l’exposition d’états d’âmes modaux, exposition qui a tellement à voir avec un certain art, la sociologie, celle que l’on est désormais obligé de qualifier de « critique », parce que cela ne va plus de soi, avant d’être un « sport de combat » est un formidable instrument d’accouchement de l’artiste comme médium, mais « médium des structures »[1]. Grâce auquel on peut espérer ouvrir un territoire aux pratiques artistiques qui se cherchent et aux artistes prisonniers de cadres hors d’âge qui différent interminablement l’avènement d’un monde nouveau qui, comme au XVIe et au XIXe siècle, est là sous nos yeux, attendant ses peintres, dont le regard est encore voilé par des codes de représentation qui se veulent sans âge.

Pour s’en convaincre, une petite visite du Passage International à Bruxelles, sis dans la Tour Rogier, ainsi que de ses alentours, s’impose. Il y a tout juste quelques mois, on pouvait encore s’aventurer dans ce passage en « Y » reliant trois quartiers de la ville. Mais construite en 1957, la première tour de Bruxelles est aujourd’hui aux mains des démolisseurs et, jour après jour, étage après étage, elle disparaît du paysage urbain. Même si l’avenir du Passage International, construit sur le site de l’ancienne salle des pas perdus de la Gare du Nord, n’est pas encore définitivement fixé.

Notes

[1] L’expression est de Pierre Bourdieu « Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire », Seuil, 1992, p. 20.

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vendredi 17 avril 2015

Avant-première : La seconde fugue d'Arthur Rimbaud

Patrick Taliercio, l'auteur des Indésirables de la Rue de la République, sort un long métrage documentaire sur lequel il travaille depuis plusieurs années. Le Musée de l'Europe a complaisamment contribué au dossier de presse...

rimb.jpg Le rêve de Bismarck, inédit de Rimbaud découvert dans le Progrès des Ardennes par Patrick Taliercio

Comment présenterais-tu ton film ?

La seconde fugue d'Arthur Rimbaud est un film populiste, c'est-à-dire qui tente de rendre compte de la façon dont vivent des gens du peuple en France et en Belgique, dans la vallée de la Meuse et à Charleroi, en 2008. Etant donné qu’on ne parle jamais mieux que de son point de vue et sans outrepasser sa propre expérience, Rimbaud n'est ici guère plus qu'un moyen de transport qui me permet de circuler à la frontière de mon monde, que j'estime de plus en plus clos sur lui-même, celui de la classe moyenne cultivée qui fournit la majorité des réalisateurs de ce qu'on appelle encore documentaire d'auteur. Pour moi la question de l'aveuglement volontaire de ma classe face aux réalités rencontrées par ceux qui travaillent est un fait qui caractérise profondément notre société et notre époque. En général, je pense que voir est un processus dialectique qui contient toujours une part d'aveuglement, d'enchantement sans laquelle certaines choses seraient insupportables à regarder. Mon hypothèse est que la poésie peut encore servir à affronter la réalité. Elle confronte au réel dans la mesure même que permet son enchantement.

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mercredi 18 mars 2015

Le corbeau de "Des oiseaux petits et grands" devait être mangé : Œdipe roi à la croisée des chemins pasoliniens

Si les écrits d’Antonio Gramsci, sa conception de l’intellectuel organique visant à renverser le rapport de forces symbolique entre classes en particulier, ont fortement influencé Pasolini, il se maintiendra toujours, comme en témoigne les poèmes du recueil Les Cendres de Gramsci (Le ceneri di Gramsci 1956), dans la tension déjà présente chez le penseur marxiste, entre fusion charnelle et adhésion intellectuelle avec la classe dominée. On pourrait dire en ce sens, qu’il a la même relation ambivalente avec l’idéal gramscien qu’avec celui du néoréalisme. Au bout du compte, nulle posture pédagogique, nulle rationalité surplombante qu’il se sait pourtant incarner (d’où la haine de soi du petit bourgeois) ne doit résister selon lui à la spontanéité et aux traditions populaires. Le corbeau de Des oiseaux petits et grands devait être mangé. Le problème vient avec l’empoisonnement de la source pure de cette tradition lorsque le peuple transformé en masse mange non seulement des intellectuels mais aussi des hamburgers. (...)

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illus. "Artiste se noyant dans le monde social"

(...) Le fait qu’un auteur exprime son point de vue à travers celui d’un personnage pose donc un premier problème: si l’auteur est par définition représentant d’une classe dominante, ses personnages fussent-ils des prolétaires, il ne fait que représenter l’imposition de la bourgeoisie sur le peuple et hâter la disparition du cinéma en tant qu’art populaire. Mais par ailleurs, un film qui se voudrait pure expression populaire tout en étant réalisé par un petit bourgeois mentirait d’une façon ou d’une autre. Ce que Pasolini cherche donc confusément dans ses écrits critiques de 1965 comme dans sa manière d’envisager la réalisation de L’Évangile selon saint Matthieu puis d’Œdipe roi, c’est une honnêteté stylistique qui équilibre son point de vue et celui du peuple auquel il veut rendre grâce.

Article de Patrick Taliercio paru initialement dans SMALAcinéma n°3, Bruxelles, 2014

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mercredi 1 décembre 1999

Eyes wide shut

Les yeux grand fermés de la critique

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"- Tu connais quelqu'un ici, demanda Alice ?"

Au risque de se perdre, un couple de New-Yorkais de la Upper Middle Class, à l'existence bien réglée et aux valeurs qui lui donnent sens, formant comme une bulle qui les protège en les enfermant, à l'image de leur appartement, est plongé, le temps d'une soirée, dans un univers qui n'est pas le sien, celui de la jet set. Formant comme un îlot parmi les danseurs, Bill et Alice, séparés, dérivent bientôt dans ce champ de forces, objets de toutes les séductions, tentant d'opposer leur faible inertie et leur volonté anesthésiée, comme dans un rêve éveillé, au Charme qui les emporte, prenant la forme de deux mannequins pour Bill et d'un séducteur hongrois pour Alice.

Adultère à l'étage vite fait pour Madame ? Triplette coquine pour Monsieur ? Vous n'y êtes pas. Car l'hôte des Harford (Sydney Pollack) a des soucis : la dame avec laquelle il s'envoyait en l'air a des vapeurs. (le Nouvel Observateur)

La distance sociale entre Bill et ses hôtes, brouillée par sa qualité de médecin qui lui sert de passe-partout tout au long du film, apparaît sans équivoque lorsqu'il reconnaît, en la personne du pianiste, un ancien condisciple, qu'il salue de façon aussi convenue qu'inconvenante, déplacée en égard au contexte (à grandes tapes dans le dos), abolissant un instant la frontière entre la scène et la salle et les deux mondes qu'elle sépare. Transgression rapidement interrompue par l'arrivée de deux "employés" du maître des lieux, que Bill hésitera un instant à suivre, quelques minutes plus tard, à son tour sollicité pour ses compétences professionnelles et, inséparablement, remis à sa place, avec à peine un supplément d'égards par rapport au pianiste, qui semble bien incarner le double raté du docteur Harford. Supplément qui vaudra à l'un d'être battu et sans doute assassiné et à l'autre de n'être que suivi et intimidé, comme deux trajectoires strictement parallèles conservant leur écart initial.

Kubrick et son scénariste, Frederic Raphael (un exilé comme lui), semblent singulièrement déphasés en ce qui concerne la vie new-yorkaise, et moralisateurs dans leur condamnation dégoûtée de la dépravation des nantis (principalement incarnée par Victor, le personnage joué par Sidney Pollack). (Libération)

Si Alice est à la fois consciente de l'existence de forces qui la gouvernent et attentive, parce que décalée, à l'étrangeté et au danger des mondes qui l'entourent, tel n'est pas le cas de Bill qui, médecin et se vivant totalement comme tel (véritable archétype de feuilleton télévisé, qu'il ausculte une patiente, ranime la victime d'une overdose, réconforte la fille d'un défunt ou mente à sa femme pour cause de secret professionnel), semble traverser les univers sociaux sans les voir. Cantonnée à une existence de femme au foyer, entretenant, matériellement et symboliquement, la cohérence du rêve éveillé dans lequel vit son mari et le fragile équilibre qui les protège, Alice est en proie à une activité onirique intense, pendant de la lucidité particulière que lui confère sa faible implication dans le réel. Et c'est la conscience aiguë des gouffres insondables au-dessus desquels navigue son mari, avec l'assurance d'un bienheureux, qui provoque un fou rire nerveux et libérateur, faisant éclater cette illusion du réel dont il lui demande d'être garante.

Sa fidèle épouse lui avoue qu'elle se serait bien tapé un officier de marine, et que d'ailleurs le fantasme la hante. Notons au passage la constance des toquades de la belle, qui sélectionne à l'évidence ses amants putatifs au rayon séries télévisées. (le Nouvel Observateur)

A la manière du jeune Marcel et des héros hitchcockiens, c'est à dire de tous les petits-bourgeois qui croient au spectacle d'un monde qui se donnerait d'emblée dans sa vérité objective, mais aussi avec le même moteur - la sexualité - le docteur Harford passe alors progressivement de l'autre côté du miroir. Promenant, comme un sésame, sa carte de médecin, à laquelle il s'identifie tout entier, il commence une errance dans la ville qui le mène, en une nuit, de bas en haut de l'échelle sociale, comme s'il cherchait à se situer dans un monde où il se découvre en porte-à-faux.

Un vrai catalogue de situations de baise, mais sans la baise (Tom Cruise reçoit les avances d'une orpheline, d'une Lolita vendue par papa, d'une jeune prostituée puis de sa copine, sans oublier l'attitude ouvertement provocante d'un employé d'hôtel). Catalogue qui culmine dans la grande scène partouzarde, où il mate (sans toucher) des couples aux visages couverts de masques vénitiens... (le Nouvel Observateur)

Egaré dans un quartier qui n'est pas le sien, il est pris à partie dans la rue par des jeunes pour qui son hexis l'identifie à un homosexuel, comme souvent le bourgeois maniéré perçus par les classes populaires (où la virilité fonctionne comme capital). Il se laisse ensuite entraîner par une prostituée, jouant maladroitement au client, peu enclin à l'amour vénal, dont il ignore tout des codes, emprunté et une fois de plus déplacé, retrouvant des réflexes, quasi-professionnels, de bon samaritain, face à une "lady in distress" à laquelle il apportera un cadeau le lendemain. Ce n'est qu'à ce moment qu'il abusera du charme que lui donne sa condition sociale sur une autre femme (avec la même autorité qu'avec la cafetière, sa secrétaire, ou à la réception de l'hôpital) qui résiste difficilement à son emprise, un peu comme Alice face au Hongrois, pour le ramener finalement à un autre ordre de réalité qu'il connaît bien, la maladie et, du même coup, à ce qui fonde son être social (cette scène est rigoureusement symétrique à celle où il est invité, devant le lit du défunt, à passer du rôle de médecin à celui d'amant, basculement de cadre dont sa femme lui a suggéré la possibilité quelques heures auparavant).

Un homme impuissant, refusant le passage à l'acte, toujours placé en infériorité vis-à-vis de ses partenaires. Le nanisme de Tom Cruise est l'un des effets visuels les plus saisissants du film. Cet écrasement progressif de la figure d'une star de cinéma, la mise en pièces de son machisme n'était donc envisageable qu'avec un comédien qui portait en lui cet amoindrissement. (Le Monde)

Univers suivant, en accord avec le quartier, la boîte aux trois quarts vide où se produit l'ancien condisciple devenu pianiste et qui, comme Bill, doit à sa profession de passer d'un espace social à un autre, mais quant à lui par la porte de service, sans ambiguïté possible sur la position qu'il occupe, celle de la muse vénale de Baudelaire . Structure de position déjà évoquée au sujet de la scène de réception et que l'on retrouve, dramatisée, au cours de la soirée masquée dans laquelle s'introduit Bill, se mêlant à la foule en se pensant invisible, alors que le pianiste, lui, joue les yeux bandés. Car au-delà de la sexualité qui sert, ici encore, d'appât et de moteur à l'action, c'est encore à l'exploration d'un univers social dont il ne fait objectivement pas partie que se livre le docteur, utilisant pour une fois un autre mot de passe que son identité professionnelle, dans un lieu où ce pouvoir n'a pas cours, ce qui lui vaut de sortir du point aveugle qu'il occupait au cours de la réception. Entraîné, exactement de la même façon, par deux femmes qui ne le distinguent pas des invités légitimes, il est interrompu, exactement de la même façon, mais cette fois mis à nu et renvoyé à sa condition, tout son comportement trahissant, à son insu, avec ou sans masque, qu'il n'est pas de cette société et qu'il ne peut pas en être, aussi sûrement que son hexis le désignait à ses agresseurs dans la rue.

Brouter de la chatte à travers un masque rigide est peut-être l'idée qu'il se fait de l'érotisme ou de la décadence, mais c'est aussi navrant que tous ces seins au moule et ces jambes au mètre dont il semble se repaître.(Libération)

Dans le même temps où Bill explore les différents univers qui composent le monde social et particulièrement le monde du pouvoir, Alice vit l'équivalent dans ses rêves où, livrée aux hommes, elle tient plus ou moins le rôle de l'inconnue qui se sacrifie pour Bill lors de la soirée masquée, occupant d'ailleurs, dans le champ du pouvoir, une position proche de celle du pianiste, et donc de Bill, à qui elle essaie à son tour d'ouvrir les yeux, avant qu'il ne soit trop tard. Au terme de ce voyage initiatique qui met en cause inséparablement l'expérience objective et subjective du monde, la révélation du point de vue aveugle qu'occupait Bill dans l'espace social, le porte au bord de la névrose. Et Ziegler a beau jeu de tenter de renvoyer dans l'ordre du simulacre et du fantasme une vérité avec laquelle il est presque impossible de vivre, dévoilée par une trajectoire qui est sans doute à l'origine de la "vocation" du cinéaste. Car s'il est vrai, comme le pense Bourdieu, que Frédéric avec son indétermination sociale est le double de Flaubert (qui convertit un "destin" en "parti" générateur de l'œuvre) alors Kubrick entretient le même rapport avec le Dr Harford (vivant en une nuit toutes les vies comme en rêve, proche en cela de sa femme qui se réfugie dans la fiction et donc du "point de vue de l'auteur"). La réception critique du personnage de Bill évoque d'ailleurs irrésistiblement la réception critique du personnage de Frédéric (et l'interprétation de son "impuissance"). Et le bêtisier de la réception démontre sans doute que la dénégation, au sens freudien et inséparablement au sens social, "les yeux grands fermés", agit comme un mécanisme de protection indispensable à tous ceux qui occupent la position de Bill, petits invités dans le monde du pouvoir et pouvant cultiver l'illusion d'en être, à condition de ne pas voir et de ne pas subir l'oppression qui frappe leurs homologues, moins privilégiés par leur profession, sur le front social.

Kubrick savait tout de tout, mais rien des humains. (Le Nouvel Observateur)

Cette position est en effet bien souvent celle du critique ou du journaliste. Et la réduction de l'œuvre à "la crise du couple" à travers une analyse purement psychologisante à peine dissimulée sous un vernis psychanalytique, mais aussi à un simple discours, "moralisateur" pour les uns, "humaniste" pour les autres (a-t-on oublié Hitchcock considérant, d'après Truffaut, que "le monde est une porcherie"), permet encore d'éviter de regarder dans le miroir tendu par le réalisateur, en évacuant la dimension sociale, pourtant évidente, à peu près jamais évoquée par les commentateurs, manifestement experts en vie New-Yorkaise et en transgressions sexuelles (et il faudrait ici comparer la réception de Romance et celle de Eyes wide shut pour prendre la mesure du "rêve éveillé" des commentateurs, aux existences qu'on devine bien rangées - et pour cause -, se bluffant eux-mêmes à travers des surenchères dignes d'une cour de récréation, dont on a donné ici un petit aperçu : "Bite, couilles, chatte, voilà, je l'ai dit" pouvait-on lire dans le Monde à la sortie de Romance). Le livre de Daniel Schneiderman, "Le journalisme après Bourdieu" fournit de ce point de vue une multitude d'exemples de cette naïveté, illusion d'en être quand on n'en est pas, qui serait attendrissante si elle ne contribuait pas à entretenir le narcissisme généralisé qui interdit de regarder la réalité en face (éventuellement pour pouvoir la changer) : le journaliste serait celui qui, ayant choisi d'informer, "renonce à signer les traités", et pas du tout l'homologue d'un Dr Harford qui n'incarnerait que l'acteur Tom Cruise formant un couple de niais (?) avec l'actrice Nicole Kidman… Et cette déréalisation permanente du monde est fondée sur un point de vue en quelques sorte "sorti du rang", d'autant plus aveugle qu'il naît d'une expérience au monde social tout à fait particulière, une position dominée dans le champ de pouvoir qui, pour être conservée, doit impérativement s'ignorer en tant que telle au prix du mensonge à soi-même appuyé sur de fortes convictions éthiques qui permettent de se dissimuler et aussi de dissimuler aux autres toute une série de demi-trahisons, imposées par une position en porte-à-faux. Et il ne manque pas de Ziegler pour entretenir ce mal de voir au quotidien, en renvoyant mécaniquement la réalité la plus criante et la plus impensable à l'ordre du "fantasme" et du "simulacre". De ce point de vue, "la guerre économique" elle aussi est "jolie" et l'on se prend à regretter que le Docteur Harford ne se soit pas introduit dans un conseil d'administration plutôt que dans une orgie, même si toute l'œuvre de Kubrick comme dépassement de ce point de vue aveugle (comment ne pas penser à la trajectoire du lieutenant des Sentiers de la gloire, pris entre l'horreur du front et l'arrière des généraux, à la violence de la rue mise en balance avec la violence légale et médicale dans Orange Mécanique, au parcours de Barry Lindon…), fournit les éléments qui permettent de penser la réalité, au terme d'une vie entièrement consacrée à la fiction.

Bendy Glu