Les yeux grand fermés de la critique

"- Tu connais quelqu'un ici, demanda Alice ?"
Au risque de se perdre, un couple de New-Yorkais de la Upper Middle Class, à l'existence bien réglée et aux valeurs qui lui donnent sens, formant comme une bulle qui les protège en les enfermant, à l'image de leur appartement, est plongé, le temps d'une soirée, dans un univers qui n'est pas le sien, celui de la jet set. Formant comme un îlot parmi les danseurs, Bill et Alice, séparés, dérivent bientôt dans ce champ de forces, objets de toutes les séductions, tentant d'opposer leur faible inertie et leur volonté anesthésiée, comme dans un rêve éveillé, au Charme qui les emporte, prenant la forme de deux mannequins pour Bill et d'un séducteur hongrois pour Alice.
Adultère à l'étage vite fait pour Madame ? Triplette coquine pour Monsieur ? Vous n'y êtes pas. Car l'hôte des Harford (Sydney Pollack) a des soucis : la dame avec laquelle il s'envoyait en l'air a des vapeurs. (le Nouvel Observateur)
La distance sociale entre Bill et ses hôtes, brouillée par sa qualité de médecin qui lui sert de passe-partout tout au long du film, apparaît sans équivoque lorsqu'il reconnaît, en la personne du pianiste, un ancien condisciple, qu'il salue de façon aussi convenue qu'inconvenante, déplacée en égard au contexte (à grandes tapes dans le dos), abolissant un instant la frontière entre la scène et la salle et les deux mondes qu'elle sépare. Transgression rapidement interrompue par l'arrivée de deux "employés" du maître des lieux, que Bill hésitera un instant à suivre, quelques minutes plus tard, à son tour sollicité pour ses compétences professionnelles et, inséparablement, remis à sa place, avec à peine un supplément d'égards par rapport au pianiste, qui semble bien incarner le double raté du docteur Harford. Supplément qui vaudra à l'un d'être battu et sans doute assassiné et à l'autre de n'être que suivi et intimidé, comme deux trajectoires strictement parallèles conservant leur écart initial.
Kubrick et son scénariste, Frederic Raphael (un exilé comme lui), semblent singulièrement déphasés en ce qui concerne la vie new-yorkaise, et moralisateurs dans leur condamnation dégoûtée de la dépravation des nantis (principalement incarnée par Victor, le personnage joué par Sidney Pollack). (Libération)
Si Alice est à la fois consciente de l'existence de forces qui la gouvernent et attentive, parce que décalée, à l'étrangeté et au danger des mondes qui l'entourent, tel n'est pas le cas de Bill qui, médecin et se vivant totalement comme tel (véritable archétype de feuilleton télévisé, qu'il ausculte une patiente, ranime la victime d'une overdose, réconforte la fille d'un défunt ou mente à sa femme pour cause de secret professionnel), semble traverser les univers sociaux sans les voir. Cantonnée à une existence de femme au foyer, entretenant, matériellement et symboliquement, la cohérence du rêve éveillé dans lequel vit son mari et le fragile équilibre qui les protège, Alice est en proie à une activité onirique intense, pendant de la lucidité particulière que lui confère sa faible implication dans le réel. Et c'est la conscience aiguë des gouffres insondables au-dessus desquels navigue son mari, avec l'assurance d'un bienheureux, qui provoque un fou rire nerveux et libérateur, faisant éclater cette illusion du réel dont il lui demande d'être garante.
Sa fidèle épouse lui avoue qu'elle se serait bien tapé un officier de marine, et que d'ailleurs le fantasme la hante. Notons au passage la constance des toquades de la belle, qui sélectionne à l'évidence ses amants putatifs au rayon séries télévisées. (le Nouvel Observateur)
A la manière du jeune Marcel et des héros hitchcockiens, c'est à dire de tous les petits-bourgeois qui croient au spectacle d'un monde qui se donnerait d'emblée dans sa vérité objective, mais aussi avec le même moteur - la sexualité - le docteur Harford passe alors progressivement de l'autre côté du miroir. Promenant, comme un sésame, sa carte de médecin, à laquelle il s'identifie tout entier, il commence une errance dans la ville qui le mène, en une nuit, de bas en haut de l'échelle sociale, comme s'il cherchait à se situer dans un monde où il se découvre en porte-à-faux.
Un vrai catalogue de situations de baise, mais sans la baise (Tom Cruise reçoit les avances d'une orpheline, d'une Lolita vendue par papa, d'une jeune prostituée puis de sa copine, sans oublier l'attitude ouvertement provocante d'un employé d'hôtel). Catalogue qui culmine dans la grande scène partouzarde, où il mate (sans toucher) des couples aux visages couverts de masques vénitiens... (le Nouvel Observateur)
Egaré dans un quartier qui n'est pas le sien, il est pris à partie dans la rue par des jeunes pour qui son hexis l'identifie à un homosexuel, comme souvent le bourgeois maniéré perçus par les classes populaires (où la virilité fonctionne comme capital). Il se laisse ensuite entraîner par une prostituée, jouant maladroitement au client, peu enclin à l'amour vénal, dont il ignore tout des codes, emprunté et une fois de plus déplacé, retrouvant des réflexes, quasi-professionnels, de bon samaritain, face à une "lady in distress" à laquelle il apportera un cadeau le lendemain. Ce n'est qu'à ce moment qu'il abusera du charme que lui donne sa condition sociale sur une autre femme (avec la même autorité qu'avec la cafetière, sa secrétaire, ou à la réception de l'hôpital) qui résiste difficilement à son emprise, un peu comme Alice face au Hongrois, pour le ramener finalement à un autre ordre de réalité qu'il connaît bien, la maladie et, du même coup, à ce qui fonde son être social (cette scène est rigoureusement symétrique à celle où il est invité, devant le lit du défunt, à passer du rôle de médecin à celui d'amant, basculement de cadre dont sa femme lui a suggéré la possibilité quelques heures auparavant).
Un homme impuissant, refusant le passage à l'acte, toujours placé en infériorité vis-à-vis de ses partenaires. Le nanisme de Tom Cruise est l'un des effets visuels les plus saisissants du film. Cet écrasement progressif de la figure d'une star de cinéma, la mise en pièces de son machisme n'était donc envisageable qu'avec un comédien qui portait en lui cet amoindrissement. (Le Monde)
Univers suivant, en accord avec le quartier, la boîte aux trois quarts vide où se produit l'ancien condisciple devenu pianiste et qui, comme Bill, doit à sa profession de passer d'un espace social à un autre, mais quant à lui par la porte de service, sans ambiguïté possible sur la position qu'il occupe, celle de la muse vénale de Baudelaire . Structure de position déjà évoquée au sujet de la scène de réception et que l'on retrouve, dramatisée, au cours de la soirée masquée dans laquelle s'introduit Bill, se mêlant à la foule en se pensant invisible, alors que le pianiste, lui, joue les yeux bandés. Car au-delà de la sexualité qui sert, ici encore, d'appât et de moteur à l'action, c'est encore à l'exploration d'un univers social dont il ne fait objectivement pas partie que se livre le docteur, utilisant pour une fois un autre mot de passe que son identité professionnelle, dans un lieu où ce pouvoir n'a pas cours, ce qui lui vaut de sortir du point aveugle qu'il occupait au cours de la réception. Entraîné, exactement de la même façon, par deux femmes qui ne le distinguent pas des invités légitimes, il est interrompu, exactement de la même façon, mais cette fois mis à nu et renvoyé à sa condition, tout son comportement trahissant, à son insu, avec ou sans masque, qu'il n'est pas de cette société et qu'il ne peut pas en être, aussi sûrement que son hexis le désignait à ses agresseurs dans la rue.
Brouter de la chatte à travers un masque rigide est peut-être l'idée qu'il se fait de l'érotisme ou de la décadence, mais c'est aussi navrant que tous ces seins au moule et ces jambes au mètre dont il semble se repaître.(Libération)
Dans le même temps où Bill explore les différents univers qui composent le monde social et particulièrement le monde du pouvoir, Alice vit l'équivalent dans ses rêves où, livrée aux hommes, elle tient plus ou moins le rôle de l'inconnue qui se sacrifie pour Bill lors de la soirée masquée, occupant d'ailleurs, dans le champ du pouvoir, une position proche de celle du pianiste, et donc de Bill, à qui elle essaie à son tour d'ouvrir les yeux, avant qu'il ne soit trop tard. Au terme de ce voyage initiatique qui met en cause inséparablement l'expérience objective et subjective du monde, la révélation du point de vue aveugle qu'occupait Bill dans l'espace social, le porte au bord de la névrose. Et Ziegler a beau jeu de tenter de renvoyer dans l'ordre du simulacre et du fantasme une vérité avec laquelle il est presque impossible de vivre, dévoilée par une trajectoire qui est sans doute à l'origine de la "vocation" du cinéaste. Car s'il est vrai, comme le pense Bourdieu, que Frédéric avec son indétermination sociale est le double de Flaubert (qui convertit un "destin" en "parti" générateur de l'œuvre) alors Kubrick entretient le même rapport avec le Dr Harford (vivant en une nuit toutes les vies comme en rêve, proche en cela de sa femme qui se réfugie dans la fiction et donc du "point de vue de l'auteur"). La réception critique du personnage de Bill évoque d'ailleurs irrésistiblement la réception critique du personnage de Frédéric (et l'interprétation de son "impuissance"). Et le bêtisier de la réception démontre sans doute que la dénégation, au sens freudien et inséparablement au sens social, "les yeux grands fermés", agit comme un mécanisme de protection indispensable à tous ceux qui occupent la position de Bill, petits invités dans le monde du pouvoir et pouvant cultiver l'illusion d'en être, à condition de ne pas voir et de ne pas subir l'oppression qui frappe leurs homologues, moins privilégiés par leur profession, sur le front social.
Kubrick savait tout de tout, mais rien des humains. (Le Nouvel Observateur)
Cette position est en effet bien souvent celle du critique ou du journaliste. Et la réduction de l'œuvre à "la crise du couple" à travers une analyse purement psychologisante à peine dissimulée sous un vernis psychanalytique, mais aussi à un simple discours, "moralisateur" pour les uns, "humaniste" pour les autres (a-t-on oublié Hitchcock considérant, d'après Truffaut, que "le monde est une porcherie"), permet encore d'éviter de regarder dans le miroir tendu par le réalisateur, en évacuant la dimension sociale, pourtant évidente, à peu près jamais évoquée par les commentateurs, manifestement experts en vie New-Yorkaise et en transgressions sexuelles (et il faudrait ici comparer la réception de Romance et celle de Eyes wide shut pour prendre la mesure du "rêve éveillé" des commentateurs, aux existences qu'on devine bien rangées - et pour cause -, se bluffant eux-mêmes à travers des surenchères dignes d'une cour de récréation, dont on a donné ici un petit aperçu : "Bite, couilles, chatte, voilà, je l'ai dit" pouvait-on lire dans le Monde à la sortie de Romance). Le livre de Daniel Schneiderman, "Le journalisme après Bourdieu" fournit de ce point de vue une multitude d'exemples de cette naïveté, illusion d'en être quand on n'en est pas, qui serait attendrissante si elle ne contribuait pas à entretenir le narcissisme généralisé qui interdit de regarder la réalité en face (éventuellement pour pouvoir la changer) : le journaliste serait celui qui, ayant choisi d'informer, "renonce à signer les traités", et pas du tout l'homologue d'un Dr Harford qui n'incarnerait que l'acteur Tom Cruise formant un couple de niais (?) avec l'actrice Nicole Kidman… Et cette déréalisation permanente du monde est fondée sur un point de vue en quelques sorte "sorti du rang", d'autant plus aveugle qu'il naît d'une expérience au monde social tout à fait particulière, une position dominée dans le champ de pouvoir qui, pour être conservée, doit impérativement s'ignorer en tant que telle au prix du mensonge à soi-même appuyé sur de fortes convictions éthiques qui permettent de se dissimuler et aussi de dissimuler aux autres toute une série de demi-trahisons, imposées par une position en porte-à-faux. Et il ne manque pas de Ziegler pour entretenir ce mal de voir au quotidien, en renvoyant mécaniquement la réalité la plus criante et la plus impensable à l'ordre du "fantasme" et du "simulacre". De ce point de vue, "la guerre économique" elle aussi est "jolie" et l'on se prend à regretter que le Docteur Harford ne se soit pas introduit dans un conseil d'administration plutôt que dans une orgie, même si toute l'œuvre de Kubrick comme dépassement de ce point de vue aveugle (comment ne pas penser à la trajectoire du lieutenant des Sentiers de la gloire, pris entre l'horreur du front et l'arrière des généraux, à la violence de la rue mise en balance avec la violence légale et médicale dans Orange Mécanique, au parcours de Barry Lindon…), fournit les éléments qui permettent de penser la réalité, au terme d'une vie entièrement consacrée à la fiction.
Fidel Castré