Un passage

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Le Passage International relie trois quartiers très différents de Bruxelles. L’entrée principale ouvre sur la place Rogier et au-delà sur la rue Neuve, tronçon sans surprise de la rue piétonne de l’Atlantique à l’Oural, avec ses commerces franchisés. C’est le premier élément de contraste avec le passage dont la galerie marchande, à l’abandon depuis des années, présente encore des traces d’appropriation toutes personnelles, puisque certaines enseignes ont visiblement été peintes à la main, et souvent « mal peintes » telle celle du café « Chez Hubert ». Par ailleurs, la diversité des commerces sans souci d’harmonisation générale, lors même que le cahier des charges de la tour prévoyait que l’architecte aurait un inquiétant droit de regard sur l’ensemble des aménagements, notamment décoratifs, renvoie à des modes d’appropriation des espaces, fonction des besoins et des pratiques, qui ont été bannis des centres commerciaux, produits de la fonctionnalisation croissante des villes, et de l’uniformisation des commerces à travers le développement de la franchise (qui est aussi le corollaire de la monopolisation du commerce de détail par les grandes enseignes, avec toutes ses conséquences sociales, les relations de voisinage notamment qui se nouent autour de l’épicerie du coin, tout ce qui fait que le commerce n’est pas réductible à la transaction marchande). La place Rogier elle-même témoigne d’autres temps révolus, avec ses grands hôtels du début du siècle, dont l’un issu du courant moderniste, qui donnaient sur la gare du Nord, et font aujourd’hui face au Sheraton. Le New Hôtel Sirus, avec son architecture orientalisante, affiche encore sur sa carte la photo de l’ancienne place de la gare.

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La sortie ouest du passage ouvre sur le Quartier Nord, en proie aujourd’hui à d’ultimes transformations. Longtemps, le Quartier Nord a été réduit à de gigantesques terrains vagues. Dans les années 60 et 70, une catastrophe urbaine difficilement imaginable s’est en effet abattue sur ce quartier, à forte majorité immigrée, avec le fameux plan Manhattan. L’ensemble du quartier a été rasé et devait laisser place à un projet mégalomane, la construction d’un centre d’affaires, inspiré des conceptions urbanistiques de Le Corbusier. On envisageait alors que se croisent les autoroutes Oslo-Madrid et Istanbul-Londres sous une dalle réservée aux piétons reliant des tours.

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Ce projet n’a pas vu le jour, faute d’investisseurs, à l’exception de la construction du World Trade Centre qui abrite aujourd’hui des administrations publiques et les bureaux de l’entreprise de démolition bien nommée : Froidecoeur. Malgré la construction de tours d’habitation, la perte de logements n’a jamais été compensée. Et il a fallu attendre une trentaine d’années pour que ce centre d’affaires voit le jour de part et d’autre du boulevard Jacquemain, rebaptisé Albert II. Encore doit-il son apparition à la régionalisation qui a provoqué le déplacement de fonctions politiques autrefois centrales dans les immeubles acquis ou loués par les nouveaux pouvoirs régionaux. Puis à la liquidation par l’État de son patrimoine immobilier afin de dégager des liquidités dans le cadre du pacte de stabilité et l’installation des ministères dans des bâtiments loués au Quartier Nord, l’État sauvant ainsi le marché immobilier, sans doute à très grands frais dès lors que l’on envisage cette opération sur le long terme. Au nord, l’« avenue de l’héliport » délimite la frontière entre le quartier ancien et la zone qui a fait l’objet des destructions. Et face au panorama des tours, devant le New Hôtel Président, jouent les enfants immigrés dans un terrain vague tout récemment transformé en parc, tandis que les vieux palabrent.

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A 500 mètres de là, l’Office des étrangers devant lequel s’agglutinent de longues files de candidats réfugiés aux premières heures du matin. Lors de l’annonce de la campagne de régularisation lancée par le gouvernement belge, des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants, de nourrissons attendaient ainsi toute la nuit sous les intempéries l’ouverture des bureaux, à tel point que Médecins Sans Frontières dut intervenir pour la première fois en Belgique. Sur fond de catastrophe humaine et de technocratie triomphante se détachait un panneau publicitaire vantant les mérites d’une chaine de meubles bon marché avec ce slogan : « Dépêchez-vous, avant qu’ils ne soient tous partis ! »…

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La sortie Est ouvre sur le pont de chemin de fer, au-delà duquel s’étend la rue commerciale du Brabant, lieu d’une autre mondialisation, celle du commerce des trabendiste[1], artère qui attire des touristes d’un jour, venus par cars entiers de France et d’Allemagne, se pourvoir en produits alimentaires, meubles, électroménager et bibelots islamiques. Juste en face de cette sortie le restaurant italien « Chez Gino » : avec à l’extérieur sa façade publicitaire annonçant ses moules à 200FB et à l’intérieur un incroyable décor composé de plantes vertes et de chromos. Dont un tableau de Brueghel.

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Le spectacle de la façade peinte de Chez Gino se détachant sur fond de tour Belgacom évoque presque irrésistiblement les tensions inscrites dans La chute d’Icare. A l’arrière plan dans le tableau, les caravelles associées à un mode de représentation qui s’inscrit dans les recherches cartographiques à laquelle la peinture a été étroitement associée[2], représentation de l’espace permettant le développement du commerce transatlantique, l’afflux d’or des Amériques, et la transformation profonde de l’économie de l’Europe avec l’apparition de la finance. A l’arrière plan de la photo, la tour Belgacom, symbole de la « nouvelle économie » basée sur les télécommunications privatisées, un certain type de rationalité centré sur le calcul et l’intellectualisation, la diffusion massive d’une certaine représentation du monde. Au premier plan, les recherches formelles de Brueghel, quasi-anthropologiques, sur l’univers de la pratique, du rite et du mythe, qui nécessitent une rupture avec les codes de la perspective et le point de vue adopté par la peinture italienne dominante.

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Et sur la photo, le même univers de la pratique, associée au « peuple », plus généralement au monde du travail, qui s’oppose au monde de la scholé dont sont issues ces représentations savantes. Dans ses « Méditations Pascaliennes », Pierre Bourdieu propose des pages très éclairantes qui peuvent permettre de saisir ce qui se joue effectivement dans ce tableau et dans d’autres, mais aussi, en repartant du tableau, ce qui se joue dans le monde aujourd’hui. Il y associe l’invention de la perspective, comme « point de vue unique et fixe », « sur lequel on ne prend pas de point de vue », comme « regard souverain, qui voit loin, au sens spatial mais aussi temporel », qui donne « la possibilité de prévoir et d’agir en conséquence, au prix d’un refoulement des appétits à courte vue ou d’un ajournement de leur satisfaction (par un ascétisme propre à procurer un fort sentiment de supériorité sur le commun des mortels condamnés à vivre au jour le jour) », à l’autonomisation des champs scolastiques par rapport au monde de l’économie et l’univers de la pratique. Avec « pour contrepartie un divorce intellectualiste sans équivalent dans aucune des grandes civilisations : divorce entre l’intellect, perçu comme supérieur, et le corps tenu pour inférieur ; entre les sens les plus abstraits, la vue et l’ouïe (…) et les sens les plus « sensibles » ; entre le goût « pur » des arts « purs », c’est-à-dire purifiés par des processus et des procédés sociaux d’abstraction, tels que la perspective ou le système tonal, et le « goût de la langue et du gosier ». On peut penser que cette tension est à l’œuvre dans le tableau, tout comme la destinée posthume de Brueghel l’indique également. Longtemps négligé comme « peintre paysan », et connu par les mauvaises reproductions que l’atelier de ses fils produisit à la chain[3]Lire à ce sujet Pierre Bourdieu « Existe-t-il une littérature belge ? Limites d’un champ et frontières politiques », in Etudes de lettres, revue de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, 1985, 4, 3-6.$$, il est redécouvert au XXe siècle et réintégré dans l’univers de la « peinture pure », à travers des discours qui nient jusqu’à la volonté de représenter. Ce qui n’empêche pas son œuvre de faire l’objet d’une appropriation moins distinguée, présente sous forme de sets de table dans les restaurants. Et il faut peut-être avoir trouvé un jour au vieux marché des Marolles un set de table Brueghel mis sous verre par une main inconnue pour apprécier l’actualité de cette tension omniprésente dans le paysage formel qu’offre la Belgique et que sa position dominée dans le champ des états européens peut expliquer5, qui fait de ce pays, pour un œil exercé, un formidable analyseur de l’inconscient historique de l’Europe.

Correspondances

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Mais après l’avoir traversé, et utilisé comme le miroir de Lewis Caroll pour passer d’un univers à l’autre, revenons au Passage International. Surplombant l’allée centrale, bordée d’un cadre doré, une photographie de format publicitaire s’offre à la contemplation du visiteur.

Elle représente un panorama, coucher de soleil sur un improbable Manhattan bruxellois. C’est sans doute la vision des promoteurs, pathétiquement datée, mais qui à l’époque représentait l’image même de la modernité. C’est au nom de cette vision utopique dont il faut faire un effort pour imaginer qu’elle ait pu avoir une efficacité symbolique, directement reliée à l’image de la modernité américaine, promesse de développement économique et de prospérité, que le Quartier Nord a été anéanti. Et c’est face à ce type d’images et de croyances, dissimulant des intérêts économiques à très court terme sous un idéal qui pouvait se faire passer pour l’intérêt général auquel il était profitable de sacrifier les habitants, que ces mêmes habitants, souvent immigrés, se sont trouvés désarmés pour faire valoir un point de vue difficile à constituer politiquement. Et cela malgré l’engagement auprès des habitants du maigre capital symbolique, mesuré aux pouvoirs en présence, d’autorités religieuses et d’un fort courant de résistance à l’architecture industrielle né dans la mouvance de 1968, particulièrement à La Cambre.

Maurice Culot, à l’origine du mouvement anti-industriel dans l’architecture et fondateur de l’Atelier de Recherche et d’Action Urbaine (ARAU) s’exprimant devant les habitants, résume assez bien la logique de l’imposition des formes dominantes : Vous vous dites sans doute : « c’est foutu ! », parce que vous pensez que ceux qui ont fait ce plan sont intelligents. Or les plans ne sont pas si solides (…) On peut arriver à une solution plus intelligente, mais il ne faut pas se laisser impressionner par les maquettes : c’est un tigre en papier, il ne faut pas en avoir peur. On a rencontré les gens qui revoient ces plans : quand on leur demande ce que va coûter, l’un dit 15 milliards, l’autre dit 80 milliards. Est-ce sérieux ça ? (rires). (…) C’est un beau plan, oui, si vous aimez les tours et les dalles. Mais en général, on n’aime pas trop les tours. La vie ne sera pas trop rigolo…[4]

La maquette et l’élévation, représentations typiquement scolastiques, à la manière de la perspective « point de vue sur lequel on ne prend pas de point de vue » sont à la fois des formes consacrées qui emportent la croyance (des décideurs) et un mode d’appropriation de l’espace qui fait fi du monde social, et face auquel le monde social est désarmé, parce qu’il n’a pas de représentations savantes à lui opposer[5] : c’est encore la tension présente dans la chute d’Icare. A ces armes symboliques, il faut ajouter la manipulation des images et du pouvoir d’expertise. C’est la mise en scène d’un habitat dégradé, à l’aide de diapositives, en séance du Conseil Communal alors que les opposants pouvaient faire valoir, chiffres à l’appui, que le parc immobilier était en meilleur état à l’époque que celui des Marolles. Cette stratégie est encore d’application, il suffit de consulter la brochure diffusée en 2001 par la Commune de St Gilles concernant la destruction prévue des îlots faisant face à la gare du Midi, plan que les aménageurs n’hésitent pas à qualifier de « petit Manhattan » (preuve que le travail d’anamnèse ne serait pas inutile afin d’empêcher que l’histoire se reproduise) : en regard des élévations représentant des immeubles de bureaux « inspirés des alentours de la gare de Chicago », on présente des maisons à l’abandon, dont l’état de dégradation est souvent la conséquence d’un pourrissement volontaire organisé par la société mixte régionale en charge du développement du quartier, selon les méthodes des spéculateurs.

Le tableau pompier qui trônait dans le Passage International, avant d’être recouvert d’affiches par la direction du Théâtre National, constituait ainsi un témoignage historique susceptible de susciter une interrogation sur les représentations actuelles de la modernité qui constituent la doxa politique du moment et sont omniprésentes dans l’espace public. Son déclassement même invitait à réfléchir, comme après un mauvais rêve, sur certaines formes d’idolâtrie et une prétendue rationalité. L’échec économique du projet Manhattan, ses conséquences sociales et humaines, n’ont pas suffit à rendre les décideurs beaucoup plus sages. Au contraire, avec l’affaiblissement des mouvements d’habitants, on peut craindre que dans un contexte de « révolution conservatrice », les pires utopies technocratiques dont se parent les logiques financières soient de nouveau d’actualité. L’exemple de la destruction du Quartier Léopold dans lequel la responsabilité de l’Union Européenne est écrasante, puisqu’elle a laissé les mains entièrement libre à un monopole privé pour lui fournir les surfaces de bureaux dont elle avait besoin, est à ce titre particulièrement significatif : sans compter que le processus décrit dans les films d’André Dartevelle et Gwenaël Breës (respectivement « Bruxelles requiem » et « Façadisme, choucroute et démocratie ») est en cours dans d’autres domaines, comme la culture, l’éducation, la santé… Je ne crois pas exagérer en disant que l’on pouvait penser à tout cela en méditant sur ce tableau pompier.

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A la manière du set de table Brueghel trouvé au Vieux Marché[6], le Passage International comporte une perle : le portrait de la Tour Rogier, maladroitement encadré, et rendu au dessin, au monument d’architecture moderne, à l’œuvre d’art, à l’univers scolastique qui l’a engendré, et cela en son sein même, dans un passage où les formes d’appropriation par les commerçants ont fondamentalement profané l’architecture, sur le modèle de l’encadrement de cette photo qui, en contexte, concentre, capte, comme aucun artiste n’aurait peut-être su le faire, les contradictions du monde social qui sont comme un principe générateur de tout l’espace, et qui s’exposent dans une galerie Ready Made, qui n’attendait que d’être découverte, comme un trésor archéologique.

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L’échec de la tour Rogier mériterait d’être étudié. C’est l’une des rares bâtiment fonctionnalistes de Belgique. Abritant une galerie marchande, un théâtre, des bureaux, des logements, elle avait été symboliquement jumelée avec la ville d’Arlon à son inauguration. Mais loin d’être une ville, elle s’est avérée rapidement invivable et ingérable, les intérêts des copropriétaires s’opposant en tous points. Cette victime du refoulé social constituait aussi un enjeu symbolique dans le champ de l’architecture et le champ politique. Référencée dans le premier guide d’architecture moderne à Bruxelles, elle fut exclue de la deuxième édition sous la pression des associations, notamment de l’ARAU, sous prétexte qu’on ne pouvait accorder le statut d’œuvre d’art à ce qui représentait le premier acte d’une catastrophe urbanistique. Le débat était vif à l’époque avec la poussée du courant anti-industriel dans l’architecture qui avait pris la Cambre en 1969, école historiquement acquise aux théories de Le Corbusier à partir du Congrès d’Architecture Moderne de Bruxelles de 1930 et c’est Jacques Aron, maître d’œuvre du guide qui en fit les frais (professeur à La Cambre qui reste à ce jour le meilleur analyste de l’institution et qui devait écrire par la suite une critique assez pertinente sur la dynamique du champ de l’architecture, l’abandon de la réflexion sur le logement social et les besoins réels, au profit d’une logique de compétition, un enjeu scolastique, focalisé sur l’architecture du signe, et donc du monument, au détriment de l’adéquation avec les pratiques sociale[7]Les « révolutionnaires » de La Cambre et de l’ARAU sont eux-mêmes tombés dans ce travers, en n’accomplissant qu’une demi-révolution. La politique du façadisme qui s’en est suivie rappelle à bien des égards la fin médiocre d’Henry Van de Velde, rectificateur de façades au service de l’urbanisme pendant l’occupation, la question de l’architecture étant réduite à une lutte de signes entre plusieurs fractions de la classe dominante, ce qui permet aujourd’hui aux néo-conservateurs d’accomplir une nouvelle demi-révolution, dans l’autre sens, et ouvre la porte à de nouvelles catastrophes urbaines. La présence sur la place Rogier d’un hôtel signé Antoine Pompe, dont la réhabilitation à La Cambre constitua le coup de force symbolique inaugural du mouvement anti-industriel dans l’architecture suggère qu’une « Manhatt’anamnèse » accomplirait une rupture symbolique susceptible de sortir du cercle de l’éternel retour[8]Et corollaire malicieusement souligné par un jeune artiste plein de promesses, Patrick Brichard : faut-il détruire pour des raisons esthétiques les étages supérieurs d’une autre tour qui abritent… les services de l’urbanisme !?$$ ?

Un théâtre

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Cet écrin magnifique dans lequel se reflétaient de vitrine en vitrine quelques-unes des contradictions fondamentales sur lesquelles est bâti le monde social, abritait un théâtre. Le Théâtre National de la Communauté Française de Belgique. Intitulé surréaliste matérialisé sous forme d’enseigne lumineuse juste au-dessous du tableau pompier figurant le Manhattan bruxellois attendant de rejoindre le set de table Brueghel au marché aux puces. Enseigne qu’il n’est pas malicieux de rapprocher de celle d’une épicerie turque située dans les vestiges du Quartier Nord : où la mention Watan (nation) est encadrée du drapeau turc et du drapeau belge.

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Ce rapprochement avec le Moyen-Orient n’est pas artificiel : là-aussi la mise en place d’États nationaux soumis à l’influence des grandes puissances européennes et aux forces dislocatrices du capitalisme a tragiquement séparé ce qui fut longtemps, plus ou moins heureusement, confondu[9]. Et la dialectique du sauvage et du civilisé, du populaire et du bourgeois, de la théorie et de la pratique a longtemps recoupé celle du Wallon et du Flamand, comme l’indique Pierre Bourdieu : les premiers, « forts de leur participation aux « vertus françaises » (« musicalité », « sensibilité », « délicatesse », « sens de la nuance ») affirment leur supériorité sur les Flamands, « coloristes », « matérialistes », « instinctifs » et se trouvent rejetés au nom d’une semblable opposition, celle de l’âme et du corps, par le monde parisien »[10]. On peut penser que le dégoût qu’inspirait à la direction du théâtre le Passage International était aussi en résonance avec ce sentiment de supériorité canonique de la culture « officielle », opposant le « professionnalisme » à « l’amateurisme », le « chic » au « vulgaire », toujours en danger face à la norme culturelle parisienne. Et on aurait rêvé d’un théâtre vraiment « national » et vraiment « populaire », dont la façade n’aurait pas été exclusivement tournée vers la rue Neuve, mais aussi vers les deux autres entrées du Passage International, vers la pratique, vers le set de table Brueghel et le portrait de la tour Rogier encadré en son sein même. Un théâtre travaillant in situ, c’est à dire sur cette faille, au sens tectonique, où les structures anthropologiques fondamentales affleurent. J’y pensais en relisant par un hasard objectif un texte d’André Breton, qui semble avoir été écrit pour le Passage International, la scène se déroulant dans un petit restaurant dont la description évoque « Chez Gino », un jour d’éclipse de lune :

La servante est assez jolie : poétique plutôt. Le 10 novembre au matin, elle portait, sur un col blanc à pois espacés rouges fort en harmonie avec sa robe noire, une très fine chaîne retenant trois gouttes claires comme de pierres de lune, gouttes rondes sur lesquelles se détachaient à la base un croissant de même substance, pareillement serti. J’appréciai, une fois de plus, infiniment, la coïncidence de ce bijou et de cette éclipse. Comme je cherchais à situer cette jeune femme, en la circonstance si bien inspirée, la voix du plongeur, soudain : « Ici, l’Ondine ! », et la réponse exquise, enfantine, à peine soupirée, parfaite : « Ah oui, on le fait ici, l’On dîne ! ». Est-il plus touchante scène ? Je me le demandais le soir encore en écoutant les artistes du théâtre de l’Atelier massacrer une pièce de John Ford. La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas.[11]

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Art et « espace public »

Soucieux de fournir à son public un cadre plus « harmonieux », aveugle à l’harmonie « érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle », brughelienne (au sens le plus pictural du terme) qui se dégageait du Passage International, la direction du théâtre s’était en effet mise en tête de confier la décoration des lieux à des plasticiens. La conclusion de cette expérience à épisodes mérite d’être relatée. Seul le couloir principal ouvrant sur la place Rogier fît l’objet d’une intervention se limitant à un effet de couleur verte. Dans le même temps, la façade principale de la tour fut recouverte d’un gigantesque adhésif aux couleurs de la FNAC, dans le cadre de la promotion de la rénovation du centre commercial City 2 « une ville dans la ville » comme l’annonçait la publicité omniprésente dans Bruxelles.

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L’heure n’est-elle pas au mécénat culturel ? Cette campagne de publicité terminée, la FNAC finança la mise en place d’un nouvel adhésif représentant, il est vrai, comble de l’analogie surréaliste… un calendrier lunaire !

L’occultation du monde social, l’alignement, la décoration, bref la volonté de normaliser l’espace en fonction d’une esthétique dominante, résumée dans le triptyque « couleur, espace, lumière », au détriment de tout ce que cet article a essayé de rendre visible, est une vieille tradition de l’art, officiel ou non, à Bruxelles. En fondant l’école de La Cambre, Henri Van de Velde se donnait pour vocation de susciter un art en harmonie avec l’architecture moderne, susceptible de la mettre en valeur. D’une façon générale, l’esthétique si particulière de Bruxelles, née de la confrontation et de la juxtaposition des points de vue et des pratiques, dont le passage International est emblématique, suscite le dégoût de classes sociales dominantes dont l’inconscient paraît travaillé par le rejet du monde parisien dont parle Bourdieu. D’où sans doute la difficulté de préserver Bruxelles des catastrophes urbaines, de préserver une ville qui se dégoûte elle-même ? D’où aussi les tentations autoritaires dignes de Ceausescu qu’illustrent les tables rases du Quartier Nord et du Quartier Léopold. Et il faut citer ici Henri Van de Velde pour comprendre que les artistes n’aient cessé d’être enrôlés dans ces opérations de rectification aux conséquences humaines inqualifiables :

Les façades se peinturlurèrent outrancieusement, les enseignes se drapèrent de vibrations prismatiques et depuis une polychromie désordonnée arlequine la rue. En résumé la manifestation vaut à nos yeux ce que vaut à l’oreille la confusion d’un orchestre qui se met en place et s’accorde. L’apparition du chef rétablit l’ordre. Ainsi, la rue aura bientôt ses ordonnateurs qui seront les artistes ».[12]

L’aboutissement formel le plus accompli de ce point de vue est sans doute le boulevard Albert II, artère centrale du Quartier Nord, où une série de sculptures sont plantées à intervalles réguliers sur un terre-plein central et se reflètent dans les façades de verre : rien ne vient rappeler l’histoire du Quartier. Les entreprises ou les administrations implantées sur le boulevard ont d’ailleurs financé l’aménagement de cet espace, un peu comme on décore son jardin, et ont été gratifiées à ce titre du «prix du mécénat culturel».

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Peu à peu les interventions artistiques dans « l’espace public » de plus en plus privatisé se confondent avec la mise en scène du pouvoir, fournissant des logos qui consacrent l’appropriation de la légitimité culturelle, essentiellement par les entreprises privées. Mais l’histoire n’est pas terminée : les pique-niques des employés au printemps sur la pelouse, côtoyant les demandeurs d’asile, et les géraniums ingénieusement accrochés aux façades de verre tendent à rétablir les signes du pluralisme dans « l’espace public ».

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Car ce qui est en jeu dans cette notion « d’espace public » c’est bien la mise en place d’un cadre politique faussement consensuel, d’où le conflit est exclus, mais dont les principaux architectes seraient les entreprises « citoyennes », de concert avec des pouvoirs politiques de plus en plus coupés des réalités sociales, à l’image de la dalle du Parlement Européen, édifiée sur les ruines du quartier Léopold et de la citadinité. Espace vide, battu par les vents, simple lieu de passage, sans histoire, dépolitisé, où se croisent des individus sans appartenance sociale, flous, comme dans cette brochure présentant les aménagements prévus aux abords de la gare du Midi, attendant d’être agrémentés de quelques sculptures à l’esthétique vide de sens.

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A cet espace public-là, cher à l’Institut Supérieur pour l’Étude du Langage Plastique, qui ne fait finalement aucune place à tout ce qui ne cadre pas dans le tableau pompier de l’esthétique communicationnelle (à commencer par l’immigré, censé s’intégrer dans un tableau légèrement teinté d’orientalisme), on devrait pouvoir opposer une politique d’interventions artistiques qui bouleversent, à la manière d’une gay-pride, le consensus éthico-formel, montre les frontières pour mieux les franchir, plutôt que de les nier sous couvert de transdisciplinarité.

Comme au temps de Manet, l’enjeu est peut-être dans un réalisme qui n’oublie pas que les images font partie intégrante du réel et que la critique des modes de domination passe par la critique des modes de représentation.

Épilogue

unice_affiche_r1_c1.jpg Collections du Musée de l'Europe, affiche de Bendy Glu et PPTL, lire aussi Matraque-Chantilly

En juin 2000, une foule bigarrée se massait devant l’hôtel Sheraton, place Rogier, qui abritait sous forte surveillance policière le sommet de l’UNlCE (la confédération des confédérations patronales européennes) faisant face à la Tour, sentinelle du Quartier Nord, anti-monument Ready Made de la politique de globalisation, synthétiseur formel qui permet d’éprouver physiquement et esthétiquement les contradictions à l’œuvre. A Gênes, un an plus tard, l’anéantissement fascisant des cortèges carnavalesques évoquait irrésistiblement un autre tableau de Brueghel, La Chute des Anges Rebelles. Les anges éradicateurs de la peinture italienne imposent des catégories de représentation droites dans un tableau qui relève d’une autre tradition picturale, où règne le chaos, la confusion du corps et de l’esprit, de l’homme et de l’animal, du pur et de l’impur.

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Une scène des « Versets sataniques » m’évoque la Chute des anges rebelles. Elle se passe dans une étrange clinique où sont internés ces étranges britanniques originaires des confins de l’Empire qui portent en eux l’empreinte de plusieurs mondes et tentent, difficilement, de faire accepter leur différence comme une composante à part entière de la normalité.

They describe us, the other whispered solemnly. That’s all. They have the power of description, and we succumb to thé pictures they construct[13] : toute l’œuvre de Rushdie peut s’interpréter comme un combat pour faire advenir dans la réalité socialement reconnue a city visible but unseen, dans laquelle les contradictions inscrites par l’histoire dans des êtres, caractérisés par un même type de trajectoire, ne seraient plus contradictoires. Ce combat passe par l’invention d’une nouvelle langue et son inscription dans la littérature. Dans cette clinique un peu particulière, les patients se transforment en créatures monstrueuses, à corps d’homme et à tête de tigre par exemple, renvoyés à une étrangeté scientifiquement démontrée qui justifie leur maintien en rétention. On n’est donc en effet pas très loin du tableau de Brueghel où les anges de la peinture italienne tentent de faire régner l’ordre pictural et politique et de plier la complexité du réel que Brueghel s’était évertué à peindre, à la « perspective » rationaliste sur laquelle s’est peu à peu édifié l’Etat moderne, comme monopole du pouvoir symbolique.

Affrontés que nous sommes à une nouvelle phase de rationalisation sous l’égide du calcul économiste, on a simplement voulu suggérer ici que le monde a peut-être aujourd’hui besoin d’artistes, capables de révéler, par exemple, une tour « visible but unseen », plutôt que de la dissimuler sous les enseignes de la culture commerciale, ou la parer des atours de l’esthétique temporairement dominante. Et que la sociologie, qui a fort à voir avec cet invisible que dissimulent les représentations enchantées, celles du théâtre ou de « l’espace public », peut les y aider… Au risque sinon que le prochain tableau de Brueghel qui éclairera notre siècle soit le triomphe de la mort. Mais c’est bien évidemment déjà le cas…

Benoît Eugène (Cahiers internationaux de symbolisme, nº 98-100, Utopies du lieu commun II. Les arts: quelques visions nouvelles de leur intégration dans la cité ?, 2001)

Lire aussi :

La Parabole de Gino sur le site d'archivage d'internet archive.org, les éditions Agone ayant effacé les archives de la revue Agone mises en ligne à titre gratuit sur revues.org dans le but probable de les commercialiser. Lire à ce sujet :

La trahison numérique des Éditions Agone

et

Le conflit sur le livre numérique à Agone... réglé par l’éradication des contradicteurs !

Sur la gentrification de Bruxelles voir :

Art Security Service, un film de Bernard Mulliez

Dans 10 jours ou dans 10 ans, un film de Gwenaël Breës

Notes

[1] Lire Michel Peraldi (dir.) « Cabas et containers. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers », Maisonneuve et Larose, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 2001.

[2] Svetlana Alpers « L’oeil de l’histoire. L’effet cartographique dans la peinture hollandaise au XVIIe siècle » in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1983/49, p.71-101.

[3] Reproductions qui gomment les inventions formelles les plus intéressantes de Brueghel au profit d’un réalisme conventionnel et folkloriste. Il suffit de se pencher sur les maisons peintes par Brueghel dans le dénombrement de Bethleem qui évoquent des schèmes de construction pratique et les représentations de maisons en briques, à angles droits qui les ont remplacées dans les reproductions.

[4] Cité par Albert Martens, Le plan Manhattan ou que crèvent les expulsés ?, dactylographié (souligné par moi).

[5] D’où l’importance d’une sociologie engagée aux côtés des dominés dont le formidable travail d’Albert Martens est particulièrement exemplaire. Dans la commune de St Josse, l’association « Plus tôt, te laat », en collaboration avec le cinéaste Marc Saunders, permet à la population de s’approprier l’outil vidéo. L’une des conséquences de ce travail est que face au projet de démolition de la tour Madou, un habitant a pu produire un court-métrage plein d’humour et dont l’efficacité symbolique fut réelle face à l’exposé Power Point réalisé par le promoteur.

[6] Lui-même menacé à mesure que la rue Haute s’enSablonne, ce qui serait comme la victoire définitive des fils sur le père Brueghel : la folklorisation du Vieux Marché.

[7] Les « révolutionnaires » de La Cambre et de l’ARAU sont eux-mêmes tombés dans ce travers, en n’accomplissant qu’une demi-révolution. La politique du façadisme qui s’en est suivie rappelle à bien des égards la fin médiocre d’Henry Van de Velde, rectificateur de façades au service de l’urbanisme pendant l’occupation, la question de l’architecture étant réduite à une lutte de signes entre plusieurs fractions de la classe dominante, ce qui permet aujourd’hui aux néo-conservateurs d’accomplir une nouvelle demi-révolution, dans l’autre sens, et ouvre la porte à de nouvelles catastrophes urbaines. La présence sur la place Rogier d’un hôtel signé Antoine Pompe, dont la réhabilitation à La Cambre constitua le coup de force symbolique inaugural du mouvement anti-industriel dans l’architecture suggère qu’une « Manhatt’anamnèse » accomplirait une rupture symbolique susceptible de sortir du cercle de l’éternel retour

[8] ). La vacuité des débats qui ont entouré le projet de destruction de la Tour Rogier et la construction prévue sur le même site d’une tour de facture plus contemporaine (temporairement !), exclusivement réservée aux bureaux, dit assez la régression : la Tour Rogier est-elle belle ? Est-ce un monument à préserver ? La nouvelle tour sera-t-elle trop haute alors qu’un nouveau règlement d’urbanisme impose qu’aucune tour ne soit plus visible depuis le balcon de l’hôtel de ville ? Faut-il mesurer la hauteur idéale à l’aide d’un ballon ou grâce à un tir au laser

[9] Lire Georges Corm « L’Europe et l’Orient. De la balkanisation à la libanisation, histoire d’une modernité inaccomplie », Éditions La Découverte, 1989.

[10] Pierre Bourdieu « Existe-t-il une littérature belge ? limites d’un champ et frontières politiques », in Etudes de lettres, revue de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, 1985, 4, 3-6. Nota : il est intéressant de constater que Bourdieu décrit ici la dialectique du bourgeois et du populaire et ne semble pas se rendre compte que "le Wallon" la subit tout autant par rapport à une bourgeoisi qui peut être "flamande" mais n'en est pas moins frnacophone !

[11] André Breton L’Amour fou, Folio, pp. 24-26, souligné par moi.

[12] Henri Van de Velde, « Mémoires ».

[13] Salman Rushdie, The Satanic Verses, Vintage, 1998.