Contribution à une sociologie de l'hégémonie du néolibéralisme

Chaque fois qu'un nouvel épisode des crises financières internationales propulse le FMI (Fonds monétaire international) sur le devant de la scène médiatique, les critiques fusent. À droite et plus encore à gauche. Les uns s'interrogent pour savoir si la présence de ce «pompier», tout prêt à intervenir à la moindre alarme, n'incite pas les opérateurs financiers et les gouvernements à un certain laxisme, en leur épargnant la stricte discipline du marché. Les autres, au contraire, accusent les experts du Fonds — mais aussi ceux de la Banque mondiale, qui leur emboîtent le pas - d'imposer aux pays débiteurs des remèdes draconiens qui rendent exsangues leurs économies, pour le seul profit des marchés financiers et sans se soucier du coût social exorbitant de ces restructurations (J. Cava- nagh, 1994; S. George et F. Sabelli, 1994). Les agents de ces institutions récusent totalement ces critiques où ils ne voient que des propos démagogiques et sans fondement. Comme si, disent-ils, on s'avisait de rendre le docteur responsable de l'amertume des « potions » qu'il est obligé de prescrire pour la guérison du malade. L'essentiel de leur défense tient en deux mots : le Washington consensus.

Cette notion est proposée par J. Williamson (1990), pour souligner les points communs à toutes les réformes économiques prescrites jusque-là comme remède aux difficultés monétaires des pays d'Amérique latine : discipline budgétaire et réforme fiscale, réduction des dépenses publiques, libéralisation des échanges et des marchés financiers, privatisation, protection des droits de propriété et, de manière plus générale, dérégulation. La fortune de cette expression est immédiate, mais au prix d'un glissement sémantique. Car ses collègues font aussitôt remarquer à Williamson que cette liste ne reflète pas seulement une base d'accord minimale entre les institutions financières de Washington quant au diagnostic et aux remèdes, mais qu'elle ne fait que concrétiser une universal convergence entre les doctrines et les politiques économiques (J. Williamson, 1994). Le Washington consensus s'appuie, selon eux, sur le consensus unanime des économistes, tant universitaires que praticiens. Ces experts ne feraient donc qu'exercer leur métier, en imposant des « conditions » en contrepartie de leur soutien financier. Car ces remèdes relèvent, sinon du bon sens, du moins du sens commun des économistes.

Cependant, à Washington comme sur les campus, la construction de ce consensus est récente. La grande controverse publique entre keynésiens et monétaristes date de la fin des années 1970 (W. Breit et R. Spencer, 1997). Et la conversion des institutions de Washington est encore plus récente, puisqu'elle coïncide avec la crise de la dette des années 1980 (M. Kahler, 1986; B. Stallings, 1992; S. Haggard et R. Kaufman, 1992). Pourquoi cette conversion presque simultanée? Ces experts de Washington, dont on dénonce souvent l'arrogance et la toute-puissance, ne feraient-ils que suivre les revirements de la doctrine ?

Bryant Garth , Yves Dezalay, Actes de la recherche en sciences sociales , n°120-121, 1998.

En ligne sur persee.fr