LA PHILOSOPHIE SOCIALE DU NÉO-LIBÉRALISME
Par Le concierge du Musée le jeudi 5 avril 2018, 21:27 - Bibliothèque - Lien permanent
Je voudrais ici développer une thèse - dont l'exposé demanderait beaucoup de temps - selon laquelle ce que l'on appelle le " néo-libéralisme " et que l'on essaie de fonder sur une certaine forme de science économique, est en fait une philosophie sociale. Quelqu'un, avant moi, a parlé d'" enjeu de société " : c'est souvent une expression que l'on emploie à la légère, dans les débats de télévision notamment, mais il est vrai que ce dont il est question ici est un enjeu de société, c'est-à-dire une vision du monde social. Le néo-libéralisme se présente lui-même comme une vision du monde, cohérente, fondée sur un certain nombre de propositions, à prétention scientifique, mais qui peuvent être ramenés à ce que les ethnologues ou les sociologues appellent un " ethos ", à savoir un ensemble de valeurs, pour la plupart implicites, qui sont inscrites dans les manières de vivre les plus ordinaires, les plus banales, les plus quotidiennes. C'est cet " ethos " que je vais m'efforcer ici d'expliciter.
Le premier principe sur lequel repose le modèle néo-libéral est que l'économie est un domaine séparé du social, gouvernée par des lois naturelles et universelles que les gouvernements doivent éviter de contrarier. Deuxième principe : le marché est le moyen optimal d'organiser la production et les échanges de manière efficace et équitable dans les sociétés démocratiques. Troisième principe, qui est plus conjoncturel : la globalisation exige la réduction des dépenses étatiques, spécialement dans le domaine social, les droits sociaux en matière d'emploi et de sécurité sociale étant à la fois coûteux et dysfonctionnels. Contrairement à ce qui est dit souvent, ces principes s'enracinent profondément dans une tradition contingente, pas du tout universelle, liée à l'histoire particulière d'une société particulière, qui est la société américaine.
Par parenthèse, je sais que dire cela expose à l'accusation d'antiaméricanisme. Je m'en explique : les mêmes, souvent, qui accusaient ceux qui critiquaient l'Union soviétique d'" anticommunisme ", s'empressent aujourd'hui de dénoncer toute réserve - même factuelle - comme relevant de l'" antiaméricanisme ", cette épithète étant d'ailleurs utilisé de manière très sélective, à l'exemple du Nouvel Observateur, lieu d'expression des pourfendeurs de l'" antiaméricanisme ", mais qui dénoncent le " communautarisme ", le mouvement gay, le mouvement féministe, le mouvement lesbien, etc. Il est évident qu'il n'y a, dans mon esprit, aucune espèce d'antiaméricanisme, et je pense que beaucoup d'Américains - que je connais et que j'aime - souscriraient à ce que je vais dire du système américain, dont ils sont d'ailleurs les premiers à souffrir. Il y a un " antiaméricanisme " américain. Il faut savoir aussi qu'un certain nombre de mouvements universalistes, anti-impérialistes, sont partis des États-Unis - par exemple celui en faveur de la taxe Tobbin. De même, je pense qu'un certain nombre de mouvements - comme le vôtre - auraient intérêt à s'appuyer sur des mouvements américains pour se donner de la force politique.
La première particularité de la société américaine est que l'État y est réduit au minimum, affaibli systématiquement par la " révolution conservatrice " néo-libérale. Cette société, paradoxalement très avancée économiquement et scientifiquement, est très arriérée socialement et politiquement. Les fondements mêmes de la démocratie américaine sont en question dans son fonctionnement : taux d'abstention très élevés, mode de financement des partis, dépendance à l'égard des médias et de l'argent... Ce modèle de la démocratie avancée est en fait, par certains côtés, très archaïque. L'une des propriétés de l'État, sur laquelle s'accordent tous les sociologues, avec Max Weber ou Norbert Elias, est que celui-ci se définit comme le détenteur du monopole de l'exercice légitime de la violence : or, s'il y a bien un pays où ce monopole étatique de la violence s'affirme peu, c'est bien les États-Unis et leurs 70 millions de porteurs d'armes.
En second lieu, cet État est atrophié, croupion, du point de vue économique : il s'est retiré progressivement de l'économie, et les biens publics comme la santé, le logement, la sécurité, l'éducation ou la culture, se sont convertis peu à peu en biens commerciaux. Les usagers sont devenus des clients. Tout ceci, à partir d'une vision philosophique qui se résume dans l'expression de Self Help, à savoir l'idée que les individus doivent réaliser eux-mêmes leur salut. Il s'agit là de la vieille vision calviniste selon laquelle Dieu aide ceux qui s'aident eux-mêmes, vision qui est devenue constitutive de ce que l'on appelle, en langage commun, " la mentalité " américaine. Ainsi, dans les enquêtes sociologiques, on observe que les gens licenciés de leur entreprise ont tendance - d'une façon surprenante pour un Européen, et spécialement pour un Français - à s'imputer la responsabilité de ce licenciement. Cette exaltation de la responsabilité individuelle - qui est au cour de la vision conservatrice de la société - a été relayée jusque dans nos gouvernements dits socialistes : on a entendu tel premier ministre dénoncer la " vision sociologique ", identifiée à la tendance à imputer la responsabilité de la maladie, de la délinquance, du crime ou de la consommation de drogue, à des facteurs de type " social ".
Troisième propriété de l'État américain : le fait qu'il ne soit plus du tout porteur de la vision que l'on pourrait appeler " hégéliano-durkheimienne ", selon laquelle l'État est considéré comme une sorte de " conscience supérieure " aux individus, capable d'intégrer les attentes, les demandes, qui peuvent être contradictoires et conflictuelles, et d'arbitrer au nom de " l'intérêt général ", au nom d'une représentation supposée positive de l'intérêt collectif. Cette vision, qui n'a jamais été très forte dans la tradition américaine, a été assassinée par la " révolution conservatrice " (on parlait de " révolution conservatrice " en Allemagne dans les années trente à propos des mouvements qui ont précédé le nazisme), qui désigne des mouvements qui sont conservateurs en se donnant des airs révolutionnaires. Et il est vrai que le néo-libéralisme avance masqué sous le langage de la " réforme ", de la " révolution ", du " mouvement ", du " changement ", ceux qui s'y opposent étant des " ringards ", des " rétrogrades ", des " passéistes ", etc : s'il est difficile à combattre, c'est qu'il peut mimer la révolution dans ses actions les plus conservatrices. Il peut mimer, par exemple, l'attention au sort individuel des malades, alors qu'il est en train de liquider la protection sociale...
Autre caractéristique : la société américaine incarne la forme extrême, réalisée, de l'esprit du capitalisme. Max Weber fait commencer " L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme ", par un commentaire d'un très beau texte de Benjamin Franklin - dont nos amis libéraux pourraient s'inspirer ! - qui place au centre de l'existence humaine, du projet social, du " projet de société ", comme on dit, l'individu et le bien de l'individu. Ce texte obéit à une sorte de logique de calcul des profits individuels, pas seulement des profits monétaires, on pourrait même parler des profits de bonheur, mais toujours dans une logique individuelle et calculatrice. Et il est de fait qu'aucune autre société contemporaine n'a réalisé à un tel point la mentalité calculatrice. Il existe, par exemple, un livre de sociologie de l'éducation - intitulé " Academic Market Place " - qui est une description de ces conventions qui se tiennent une fois par an, souvent à New York, où les universitaires se vendent en quelque sorte sur un marché, dans lequel il faut se rendre intéressant pour des acheteurs potentiels. Le monde américain a pénétré jusque dans les univers les plus désintéressés - le champ littéraire, scientifique, etc. - qui se sont construits contre la logique de l'argent : on est toujours surpris, quand on va aux États-Unis, de voir la brutalité avec laquelle les gens parlent de leur valeur en dollars - brutalité dans laquelle on peut discerner des vertus, mais qui ne donne pas beaucoup de satisfaction aux attentes humanistes.
Cela m'amène à évoquer le culte de l'individu et de l'individualisme, ce que Dorothy Ross nomme " l'individualisme métaphysique ", qui est au fondement de toute la théorie économique et qui nous rapproche de cette philosophie de l'action qui se désigne comme " individualisme méthodologique ", et qui ne peut reconnaître que des actions sciemment et consciemment calculés par un agent isolé, l'action collective n'étant pas autre chose qu'une agrégation d'actions individuelles : un plus un, plus un, etc. Ce qui est ignoré ici, c'est que les individus peuvent changer par le fait d'échanger, qu'échanger change la nature de l'échange et des choses échangées, que les individus qui vont partager " le pain et le sel " - c'est dit dans toutes les traditions - vont former une communauté qui aura des intérêts transcendants aux intérêts individuels, qu'ils vont pouvoir se révolter en commun, etc.
Un autre topique de la vulgate néo-libérale est que l'ordre social américain est dynamique, par opposition à la rigidité des sociétés européennes, et qu'il associe la productivité à une forte flexibilité. Cette vision d'un monde reposant sur la " souplesse " et sur l'adaptabilité, conduit à voir dans l'insécurité un principe positif d'organisation collective, et à faire de l'insécurité le moteur même de la société. " Vous voulez les faire bosser, rendez-les précaires ! "... "Vous voulez censurer les journalistes, pas la peine d'instaurer une censure, faites des CDD ! ". Il s'agit là d'une philosophie sociale totalement antithétique de ce que l'on appelait, au XIXe siècle, le " solidarisme " - une tradition qui était souvent commune à des sociologues et à des médecins, une philosophie " organiciste ", un peu suspecte d'ailleurs...
Ce que j'essaie de dire ici est que cette philosophie individualiste, cette exaltation de la mobilité conduit à de nouveaux types de contrats de travail, tout à fait antinomiques avec tout ce que les sociétés européennes ont conquis et construit dans leur histoire. La force de ce néo-libéralisme est d'instituer l'insécurité, d'installer les gens, jusqu'à des niveaux élevés de la hiérarchie, dans l'instabilité, en faisant de cette insécurité permanente le moteur des ambitions, des aspirations, etc. Dans le même temps, ces contrats de travail sont particularisés - il n'y a plus que des cas particuliers - et ils instituent une diversité qui a pour effet, étant donné la force des mécanismes sociaux, de s'instituer aussi dans les structures mentales. On individualise les individus en les désocialisant, en les arrachant au lien social fondamental qui s'instaure dans le travail. Il ne faut pas sous-estimer cet adversaire, capable d'installer l'insécurité jusqu'au cour même des structures, c'est-à-dire jusqu'aux lieux qui étaient perçus comme des constantes, comme des invariants, et dont la fonction est de rassurer. Par parenthèse, travaillant en Algérie, j'avais été frappé par ceci que les sous-prolétaires - occupant des emplois instables, travaillant un jour, et l'autre pas... - me disaient, avec une fréquence statistique frappante, qu'ils se perdaient : dans la rue, dans le temps...
Cette philosophie néo-libérale est aussi un " néo-darwinisme ", au sens où, seuls, les plus forts survivraient. Elle exclut toute solidarité à l'égard des " canards boiteux ", qu'il s'agisse des entreprises ou des individus.
Évidemment, cette présentation peut être jugée simplificatrice - la société américaine est pleine de contradictions, de complexités, etc. Mais il faut bien voir que l'importation, le transfert de ce modèle - dans le domaine de la santé, comme dans beaucoup d'autres - a d'immenses conséquences, dans la mesure où ce qui est dynamité, c'est un système de valeurs, un " ethos " hérité de toute une tradition. D'autant que ce modèle s'impose à travers des mécanismes de " persuasion clandestine " - je préfère dire de " violence symbolique ", c'est-à-dire de formes de dominations qui s'exercent avec la collaboration inconsciente des dominés, complices d'une certaine façon des mécanismes dont ils sont victimes. Et qu'il sape, en quelque sorte, les fondements de la civilisation européenne. En 1995, lorsque j'avais pris la parole à la gare de Lyon, j'avais dit quelque chose comme : " Ce qui est en jeu, c'est une civilisation "... À la réflexion, je m'étais dit : " Là, tu as employé un grand mot, tu as exagéré. " Mais, plus j'y pense, plus je crois avoir eu raison, au sens où il s'agit bien d'une culture, d'une tradition culturelle, collectivement produite et collectivement transmise, qui s'est inventée très lentement, et notamment au XIXe siècle.
Dans ses écrits politiques, Marcel Mauss raconte ses rencontres, de Londres à Francfort, et il explique comment a été inventé la solidarité en cas d'" accident du travail ", la notion d'" assurance maladie ", les mutuelles... Les Américains inventent peut-être des molécules ; nous, nous avons inventé des formes sociales et des champs de " sociation ", ce qui suppose une lutte contre les rapports sociaux établis dans les institutions et dans les têtes... Ce qui suppose aussi des dizaines et des dizaines d'inventions, inspirées toutes par une même vision du monde, orientée par la recherche du bonheur collectif.
Aujourd'hui, dire cela peut paraître naïf, ou ringard. Mais il faut bien voir que, derrière cette philosophie néo-libérale, il y a des forces sociales : économiques, quand elles passent par les grands organismes du commerce international ; juridico-politiques, quand elles passent par Bruxelles. Or, s'il y a quelque chose qui nous différencie du système américain dans le domaine de la santé, c'est bien cette vision " solidariste " qui est au principe d'une institution telle que la mutuelle. Or, les mutuelles sont-elles encore des mutuelles, et pourquoi ne comprend-on même plus la philosophie des mutuelles, si ce n'est parce qu'elle a été rongée par la philosophie néo-libérale, qui dit : " Il faut faire des profits, il faut réinvestir "... Le temps n'est-il pas venu, pourtant, de reprendre le meilleur de ce qui a été inventé autrefois, pour le faire revivre en l'inventant à nouveau ?
Pierre Bourdieu
(texte paru dans l'Humanité du du 4/11/1999)
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Il y a 20 ans : Discours aux cheminots grévistes, Paris, Gare de Lyon, 12 décembre 1995