La lutte actuelle en France contre la réforme du droit du travail ne se joue pas seulement entre le gouvernement et les syndicats – il y a derrière une bataille européenne. Les attaques contre les droits sociaux ne tiennent en effet pas pour peu aux dispositions de la toile d'araignée réglementaire de l’UE connue sous le nom de «gouvernance économique» et inventée pour imposer des politiques d'austérité aux États-membres[1].
Les grèves et les actions à travers toute la France contre la réforme du droit du travail national, appelée loi El Khomri, démontrent l'immense impopularité des mesures proposées par le gouvernement français. Au premier chef d’entre-elles, l’inversion de la hiérarchie des normes, donnant la préférence à des accords locaux sur les salaires et les conditions de travail, lorsque les conditions de ceux-ci sont moins favorables que la norme nationale inscrite dans la législation. Ceci est une tentative délibérée de saper la négociation collective et de faire reculer l'influence des syndicats.
Si, en dernière analyse, le gouvernement français a la responsabilité formelle de l'affaiblissement de la protection du travail, il est indéniable que l'Union européenne joue un rôle important et peut-être décisif dans les attaques contre les droits des travailleurs. L’UE jette son livre de règles à la face des travailleurs français ! Pratiquement toutes les nouvelles règles sur la soi-disant «gouvernance économique» adoptées à la suite de la crise de l'euro ont été appliquées, comme si l’UE faisait un test sur la France. La Commission européenne, avec le soutien du Conseil, a utilisé les règles sur les déficits excessifs des États membres pour faire pression, menaçant de sanctions, si le gouvernement français ne cédait pas en réformant sérieusement sa législation du travail. Autrement dit, la France a dû s’applatir pour assurer une meilleure rentabilité des entreprises par la baisse des salaires.
Comment cela fonctionne-t-il ?
Des sanctions aujourd’hui plus probables
Tout d'abord, les réformes en France sont liées au déficit du pays. Comme la plupart des autres États membres de l'UE, les finances de l’État ne faisaient guère bonne figure dans la foulée de la crise financière de 2008. En 2009, une procédure a été ouverte contre la France pour violation des règles de l'UE qui prévoient que le déficit ne doit pas être supérieur à 3% du PIB. Dans le pire des cas, cette «procédure de déficit excessif» peut entraîner une amende de plusieurs milliards d'euros, et – ce qui pèse lourd dans le cas de la France - une grave perte de crédibilité face à ses partenaires de l'UE.
La «procédure de déficit excessif» a été dotée de dents avec les règles dites du «Six-Pack» en 2011 - un élément clé du paquet sur la gouvernance économique focalisé sur l’austérité - qui a introduit un vote à la majorité inversée au sein du Conseil: si la Commission décide d'infliger une amende à un État membre, comme elle en a menacé la France, il faut une majorité qualifiée des autres États membres pour annuler la sanction. Une bonne façon de faire un peu peur au gouvernement français - et une arme utilisée dans sa tentative de convaincre les parlementaires. La probabilité de sanctions pour non-respect des objectifs de déficit budgétaire est beaucoup plus grande que dans le passé, où l'Allemagne et la France ont échappé à l’humiliation. Coller à des objectifs stricts de la Commission et complaire à celle-ci, c’est ce qui lie clairement la loi El Khomri en France au régime d'austérité qui se répand à partir de Bruxelles.
Permettre l'exigence de "réformes structurelles"
Être «sous procédure» signifie que vous êtes sous surveillance étroite de la Commission, et à intervalles réguliers, le cas du déficit français a été examiné lors des réunions des ministres des États membres, qui ont évalué (dans ce domaine) si la France faisait des efforts suffisants pour remédier au problème. Des recommandations spécifiques ont été faites, mais jusqu'en 2013 le droit du travail fut à peine mentionné. Les recommandations se bornaient à l’évolution du déficit pour évaluer s’il diminuait au rythme requis. Mais en 2013, un ton nouveau a été adopté par les recommandations de la Commission. Il a été demandé à la France d'atteindre ses objectifs de déficit "par des réformes structurelles globales", conformément aux recommandations du Conseil "dans le cadre du semestre européen". Les réformes structurelles ne sont pas une mince affaire. Elles sont définies comme des changements qui affectent "les moteurs fondamentaux de la croissance par la libéralisation des marchés de services, du travail, des biens etc.". La France a commencé a être poussée à ces objectifs par le semestre européen.
Mais qu’est-ce que le semestre européen? C’est une procédure impliquant la Commission et le Conseil qui se termine par une série de recommandations de réformes à chaque État membre, sur la base d'une proposition de la Commission. Au début, en 2011, les recommandations étaient non contraignantes, mais en 2013, un nouvel ensemble de règles est entré en vigueur avec le dénommé « two pack », autre élément de la gouvernance économique destiné à faire respecter l'austérité. Une des deux règles du two pack incluait des mesures pour garantir que les déficits soient corrigés, et entre autres choses, instituait un lien entre la procédure de déficit et le semestre européen. Si un État membre était sujet à la procédure de déficit - comme la France - un «Programme de partenariat économique» devrait être adopté comprenant les recommandations du Conseil - typiquement le genre de réformes structurelles ayant un impact évident. Si le programme n’était pas suivi, cela pèserait dans la décision de la Commission d’engager la phase finale de la procédure de déficit : des sanctions sous la forme d'une amende à hauteur de milliards.
Ainsi, lorsque le two pack entra en vigueur au début de 2013, le ton des messages envoyés à la France concernant son déficit changea. Il était désormais demandé à la France de mettre en œuvre des «réformes structurelles globales » de son droit du travail et du système de retraite. Cela aurait une incidence sur la façon dont la France serait traitée selon la procédure de déficit et si elle subirait des sanctions, et pour cette raison, des recommandations on a commencé à passer aux exigences.
En d'autres termes: alors que les recommandations spécifiques à chaque pays précédemment adoptées dans le cadre du semestre européen n’étaient que cela, avec le two pack à partir de 2013, le non-respect pouvait conduire la Commission à engager l’étape suivante menant à des sanctions.
"Taillez dans les salaires tout de suite !"
Il y a plus.
Dans les premiers stades de l’eurocrise, une autre procédure a été introduite qui devait fonctionner en parallèle avec la procédure de déficit : la «Procédure de déséquilibre macroéconomique». Cette procédure permet à la Commission de suivre l'évolution des économies des États membres sur la base d'un ensemble prédéfini d'indicateurs. L'un d'eux - peut-être le plus important – l’indice de développement des coûts de la main-d'œuvre (coûts salariaux unitaires). La logique est la suivante : si les salaires ne sont pas contenus, la compétitivité souffre, et des mesures doivent être prises.
La «Procédure de déséquilibre macroéconomique» est également une arme puissante, car elle peut entraîner une amende si un État membre de la zone euro franchit la ligne rouge à plusieurs reprises et pendant une longue période. Et la France est dans le collimateur de la Commission depuis un certain temps. Les fonctionnaires de la Commission ont étudié le droit du travail français et identifié les facteurs qui contribuent "à limiter la capacité des entreprises à négocier l'ajustement des salaires vers le bas", et le gouvernement français a été averti - tout comme beaucoup d'autres États membres – au sujet de l'évolution des salaires. En 2014, la Commission a déclaré: «la croissance des coûts salariaux unitaires est relativement contenue, mais ne montre aucune amélioration de la compétitivité des coûts. La rentabilité des entreprises privées reste faible, ce qui limite les perspectives de désendettement et la capacité d'investissement. "
Des appels à agir pour améliorer la rentabilité des entreprises privées ont été envoyés à la France de Bruxelles à de nombreuses reprises au cours des deux dernières années, et se font faits plus pressants. Jusqu'à présent, le point culminant a été atteint en février 2015, lorsque la Commission a intensifié la procédure et déclaré la Bulgarie et la France comme les cas les plus urgents. La décision a mis la France juste avant la dernière étape de la procédure de déséquilibre, la «procédure de déséquilibre excessif» redouté qui implique - exactement comme la procédure de déficit - une amende énorme. Si ces amendes s’additionnent – résultant de la procédure de déficit et de la procédure de déséquilibre - elles pourraient atteindre 0,5% du PIB, soit dans le cas de la France, environ 11 milliards d'euros.
Le compte-à-rebours final
Une telle perspective est certainement terrifiante pour le gouvernement français, et en 2015, il lui fallait avoir quelque chose de substantiel à donner en pâture pour tenter d’apaiser la Commission européenne et ses partenaires au sein du Conseil. En mars, la France recevait un délai de deux ans pour mettre la maison en ordre, et s'il y avait encore un doute sur la façon d'y arriver, le message de juillet fut clair. La Recommandation spécifique n ° 6 à la France dans le cadre du semestre européen comprend un appel à «réformer le droit du travail pour fournir plus d'incitation pour les employeurs à l’embauche de contrats à durée indéterminée. Faciliter les dérogations au niveau des entreprises et des branches par rapport aux dispositions légales générales, notamment en ce qui concerne l'aménagement du temps de travail». En d'autres termes, les dispositions mêmes aujourd’hui au centre du conflit avec la loi El Khomri.
La recommandation a été copiée-collée à partir d'une proposition de la Commission (recommandation de recommandation de la Commission au Conseil pour être précis - NDT) qui avait touché une corde sensible chez les groupes de pression des entreprises. Dans le «Baromètre de la réforme» annuelle de BusinessEurope, une procédure mise en place pour influencer le semestre européen, l'association patronale française MEDEF était enthousiaste à propos de cette évolution, qualifiée d’ «extrêmement importante» dans son « Baromètre de la réforme 2016 ».
Fin de partie
Qui exactement a concrétisé ce qui depuis l'été 2015 est l'objet d'un débat intense ? Mediapart suggère que le gouvernement allemand aurait pu jouer un grand rôle dans la conception des réformes françaises, tandis que d'autres croient savoir que la lettre est entièrement faite maison. Dans tous les cas, on ne peut nier que les réformes ont été poussées fortement par l'Union européenne, plus précisément par la Commission et le Conseil. Et la pression doit son efficacité à la toile d’araignée des règles relatives aux politiques économiques des États membres dites parfois de «gouvernance économique» qui a été tissée fil par fil depuis 2010. Le renforcement de la procédure de déficit, le semestre européen, le two pack, et la procédure de déséquilibre macroéconomique ont tous été utilisés dans le but pour lesquels ils ont été conçus : exercer une pression maximale sur les États membres pour qu’ils adoptent des politiques d'austérité.
Il existe d'autres exemples similaires en Europe à l'heure actuelle. En Italie et en Belgique aussi, on constate l’usage des nouveaux outils dont dispose l'Union européenne depuis 2010. Mais la France est spécifique par sa taille et sa puissance dans l'UE. La lutte en cours en France peut être considérée comme un test majeur pour la gouvernance économique européenne. Si un grand et puissant État membre de l'UE peut être poussé à détruire fondamentalement son droit du travail, la possibilité de nouvelles mesures plus brutales à l’avenir est d’autant plus probable. Même si les travailleurs français ne le savent pas, ils mènent une bataille européenne.
Corporate Europe Observatory
Sommairement traduit de l'anglais bruxellois par Benoît EUGENE
Titre original : How the EU pushed France to reforms of labour law
Dernière minute (07/07/2016)
La Commission européenne déclare officiellement l’Espagne et le Portugal en déficit budgétaire excessif
Les deux pays ont affiché en 2014 et 2015 des déficits publics supérieurs à la limite autorisée de 3 % de leur PIB et ne les ont pas réduits au rythme nécessaire, selon la Commission. Ils risquent de se voir infliger des amendes avant la fin du mois de juillet.